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DE DORIAN GRAY

Oui, un jour viendrait où sa face serait ridée et plissée, ses yeux creusés et sans couleur, la grâce de sa figure brisée et déformée. L’écarlate de ses lèvres passerait, comme se ternirait l’or de sa chevelure. La vie qui devait façonner son âme abîmerait son corps ; il deviendrait horrible, hideux, baroque…

Comme il pensait à tout cela, une sensation aiguë de douleur le traversa comme une dague, et fit frissonner chacune des délicates fibres de son être…

L’améthyste de ses yeux se fonça ; un brouillard de larmes les obscurcit… Il sentit qu’une main de glace se posait sur son cœur…

— Aimez-vous cela, cria enfin Hallward, quelque peu étonné du silence de l’adolescent, qu’il ne comprenait pas…

— Naturellement, il l’aime, dit lord Henry. Pourquoi ne l’aimerait-il pas. C’est une des plus nobles choses de l’art contemporain. Je vous donnerai ce que vous voudrez pour cela. Il faut que je l’aie !…

— Ce n’est pas ma propriété, Harry.

— À qui est-ce donc alors ?

— À Dorian, pardieu ! répondit le peintre.

— Il est bien heureux…

— Quelle chose profondément triste, murmurait Dorian, les yeux encore fixés sur son portrait. Oh ! oui, profondément triste !… Je deviendrai vieux, horrible, affreux !… Mais cette peinture restera toujours jeune. Elle ne sera jamais plus vieille que ce jour même de juin… Ah ! si cela pouvait changer ; si c’était moi qui toujours devais rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !… Pour cela, pour cela je donnerais tout !… Il n’est rien dans le monde que je ne donnerais… Mon âme, même !…