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L’ÎLE AU MASSACRE

tue légèrement, s’agenouilla près de lui. Elle murmura.

— Cerf-Agile.

Celui-ci redressa le buste et s’appuya sur le coude.

— Tu avais raison, Rose-des-Bois, ils s’aiment.

Elle eut un sourire satisfait en voyant sa souffrance.

Cerf-Agile avait parlé à Pâle-Aurore et comme l’avait prédit sa sœur elle avait répondu qu’elle aimait Jean-Baptiste. Il avait supplié, puis devant la douce résistance de la jeune fille il avait laissé éclater sa colère. Le dépit lui avait fait dire des paroles qu’il regrettait quand Rose-des-Bois était entrée. Mais sa douleur avait été si forte en écoutant Pâle-Aurore qu’il n’avait pu s’empêcher de lui dire :

— Toi aussi, tu te laisseras prendre au charme de ces Blancs ?… Et vous nous délaissez, nous, vos compagnons d’enfance, vos frères de race et de sang ? N’avons-nous pas partagé vos peines et pourvu à vos besoins ? Ne méritons-nous pas aussi d’être aimés ? Ne sommes-nous pas plus agiles qu’eux, plus durs qu’eux à la fatigue, plus habiles qu’ils ne le sont quand il s’agit d’abattre le gibier rapide ou de manœuvrer la pirogue au milieu des récifs ? Parce qu’ils ont le teint pâle et que leurs habits sont de soie, d’or et de satin ; parce qu’ils portent en leurs mains des armes dont les coups sont plus sûrs et plus meurtriers que les flèches de nos carquois ou le plomb des vieux fusils qu’ils veulent bien nous abandonner, devez-vous pour cela vous détacher de nous pour les aimer ?

Elle avait répondu doucement :

— Les élans du cœur ne se contrôlent pas…

Son mépris alors avait éclaté.

— Oui, leur parole est douce et leurs flatteries sont caressantes. Les mots d’amour qu’il vous murmurent à l’oreille dans cette langue harmonieuse qu’ils s’empressent de vous apprendre sont comme un chant du ciel. Vous ne pouvez pas les écouter sans vous laisser captiver comme des oiseaux. Un jour, ils partiront en vous abandonnant sans se soucier de votre sort.

— Comme tes paroles sont acerbes, avait-elle remarqué étonnée. Jamais tu ne m’as parlé d’eux ainsi…

— C’est que sans doute jamais je n’ai senti aussi profondément la différence qui existe entre eux et nous, eux qui sont presque des génies, nous qui ne sommes que des enfants de la nature, sans culture et sans grâce.

— Cerf-Agile ! n’ont-ils pas toujours été bons pour toi ? T’ont-ils fait sentir… ont-ils seulement fait allusion à une différence d’intelligence entre eux et toi ? Le père missionnaire a toujours suivi avec intérêt tes progrès et les nôtres. Notre généreux protecteur t’a toujours montré la satisfaction que lui donnait ton application. Ses fils eux-mêmes n’ont jamais cessé de t’encourager.

— Et l’un d’eux de te voler à moi.

— Leur cousin, continua-t-elle sans prendre garde à cette interruption, a été pour toi un ami, un grand ami que tu as aimé, un frère.

Il n’avait pu s’empêcher de tressaillir en entendant Pâle-Aurore lui rappeler la Jemmeraye. La jeune fille avait remarqué le mouvement de l’Indien qui avait porté la main sur son cœur. Elle avait eu conscience que ce souvenir le ramènerait à de meilleurs sentiments. Elle lui avait rappelé l’agonie du disparu et la transfusion du sang qui l’avait ramené pour quelques instants à la vie.

— Et n’as-tu pas prié avec ferveur sur sa tombe après avoir vu son courage devant la mort ? S’il y a une différence entre eux et nous, n’est-ce pas plutôt dans cette belle religion chrétienne qui nous enseigne l’amour pour un Dieu juste et miséricordieux, l’amour de nos semblables, l’amour de nos souffrances, l’esprit de sacrifices et de résignation dans nos douleurs ; n’est-ce pas en elle qui nous apprend à pardonner et qui nous fait espérer le bonheur après notre mort, plutôt que dans nos corps qu’il y a une différence ? Par elle, nous devenons leurs égaux, et par elle nous atteindrons la félicité éternelle dans l’autre monde.

— La religion de nos pères, répondit-il sombrement, pour nous moins promettre est aussi consolante que la leur… Elle me suffisait…

Ce visage qu’elle avait connu si bon, si calme se transformait, se ravageait, éclairé par une lueur mauvaise qui brillait dans les yeux. Elle recula désemparée devant le flot de haine qui faisait frémir les narines de son compagnon d’enfance. Elle l’écouta avec horreur achever sa pensée.