Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tement, rendu prudent par ces premiers succès, qui payaient à peine des années d’effort, il s’était fait sévère, avait congédié quelques ouvriers entachés d’anarchisme, ne voulant pas que la déplorable affaire de Salvat, autrefois embauché chez lui, jetât un soupçon défavorable sur sa maison. Et, s’il avait gardé Toussaint et son fils Charles, le premier beau-frère de l’accusé, le second soupçonné d’être sympathique à celui-ci, c’était que tous deux travaillaient là depuis vingt ans. Il fallait bien vivre. Toussaint, qui s’était remis péniblement au travail, après son accident, se proposait, s’il était appelé comme témoin à décharge, de ne donner sur son beau-frère que les quelques renseignements privés, tout ce qu’il savait du mariage avec sa sœur.

Un soir que Thomas revenait de l’usine, où il retournait de temps à autre, pour expérimenter son moteur, il conta qu’il avait vu madame Grandidier, la triste jeune femme, devenue folle à la suite d’une fièvre puerpérale, causée par la perte d’un enfant, et que son mari, obstinément, tendrement, gardait près de lui, dans le grand pavillon qu’il occupait à côté de l’usine. Jamais il n’avait voulu la mettre dans une maison de santé, malgré les crises affreuses parfois, malgré sa douloureuse vie quotidienne avec cette grande enfant si triste et si douce. Les persiennes restaient toujours closes, et c’était une extraordinaire surprise qu’une des fenêtres fût ouverte et que la recluse s’en approchât, dans le clair soleil de cette précoce journée de printemps. Elle n’y demeura qu’un instant, vision blanche et rapide, toute blonde et jolie, souriante. Déjà une servante refermait la fenêtre, le pavillon retombait à son silence de mort. On disait, dans l’usine, qu’il n’y avait pas eu de crise depuis près d’un mois, et que de là venait l’air de force et de contentement du patron, la main ferme, un peu rude, dont il assurait la prospérité croissante de sa maison.