Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/44

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mondes, le scandale financier, l’aventure politique, le roman paru, la pièce jouée, les histoires qui ne peuvent se dire qu’à l’oreille, et qu’on raconte tout haut. Et, sous la légèreté de l’esprit qui se dépense, sous les rires qui sonnent souvent faux, chacun garde sa tourmente, sa débâcle intérieure, une détresse parfois qui va jusqu’à l’agonie.

Bravement, avec sa tranquille impudence habituelle, le baron parla le premier de l’article de la Voix du Peuple.

— Dites donc, vous avez lu l’article de Sanier, ce matin. C’est un de ses bons, il a de la verve, mais quel fou dangereux !

Cela mit tout le monde à l’aise, car cet article aurait sûrement pesé sur le déjeuner, si personne n’en avait soufflé mot.

— Encore le Panama qui recommence ! cria Dutheil. Ah ! non, nous en avons assez !

— L’affaire des Chemins de fer africains, reprit le baron, mais elle est claire comme de l’eau de roche ! Tous ceux que Sanier menace peuvent dormir bien tranquilles… Non, voyez-vous, c’est un coup pour jeter Barroux à bas de son ministère. Il y aura pour sûr tantôt une demande d’interpellation, vous allez voir le beau tapage.

— Cette presse de diffamation et de scandale, dit posément Amadieu, est un dissolvant qui achèvera la France. Il faudrait des lois.

Le général eut un geste de colère.

— Des lois, à quoi bon ? puisqu’on n’a pas le courage de les appliquer !

Il y eut un silence. D’un pas discret, le maître d’hôtel présentait des rougets grillés. Le service silencieux, dans la douceur tiède et embaumée de la pièce, ne laissait pas même entendre un bruit de vaisselle. Et, sans qu’on sût comment, la conversation avait brusquement changé, une voix demanda :