Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/229

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sérieux, se plaisantant elle-même d’avoir cru à ces bêtises-là pendant quelques mois. Madeleine, lorsqu’elle logeait rue de l’Est, l’avait vue une nuit se traîner sur un trottoir, ivre morte, entre deux étudiants qui la battaient, et cette créature sale était demeurée dans sa mémoire comme le souvenir le plus écœurant de sa vie d’autrefois.

Aujourd’hui, Vert-de-Gris paraissait tombée aux dernières hontes. Elle devait avoir trente et quelques années, mais on lui en eût donné aisément cinquante. Elle portait une misérable robe en lambeaux, dont la jupe déchiquetée et trop courte, montrait ses pieds chaussés de vieux souliers d’homme ; un châle de tartan était noué autour de son corps, et ses bras sortaient de ce châle, demi-nus, violets de froid. Son visage, entouré d’un mouchoir attaché sous le menton, avait une expression d’ignoble hébétement ; la boisson en avait fait un masque crapuleux, aux lèvres décolorées et pendantes, aux yeux clignotants et rougis. Elle balbutiait d’une voix rauque, avec des hoquets, accompagnant ses paroles de gestes vagues qui gardaient un reste des grâces ordurières de ses anciennes danses échevelées. Mais ce qui rendait surtout lamentable et immonde cette créature dissoute par la débauche, c’était son air d’égarement, le frisson continuel qui la secouait ; l’absinthe avait rongé sa chair et son esprit, elle agissait et parlait dans une sorte de stupeur que traversaient des ricanements nerveux, des exaltations soudaines. Madeleine se rappela ce que lui avait dit son mari sur cette femme qui courait les routes comme une échappée de Charenton. Elle la crut tout à fait folle, elle n’en fut que plus dégoûtée.

— Oui, je vous reconnais, répéta-t-elle d’un ton rude. Que me voulez-vous ?

Louise la regardait toujours de ses yeux troubles. Elle eut un rire idiot.

— Tu ne me tutoies plus, tu fais la fière… Est-ce parce que je n’ai pas une robe de soie comme toi ?… Mais tu sais bien, ma fille, qu’il y a des hauts et des bas dans la vie.