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LES EXEMPLES

enfants. Dès qu’un auteur dramatique se dégage des draperies de convention et pousse un cri de vérité humaine, un frémissement passionne la salle. Le trait restera éternel, on l’applaudira toujours, en dehors des modes littéraires.

La représentation de Louis XI à la Porte-Saint-Martin a été caractéristique. Rien n’est long et pénible comme les trois premiers actes. Casimir Delavigne les a employés à peindre un Louis XI légendaire, une figure sombre dans laquelle la cruauté domine, malgré les touches familières et comiques. Je ne parle pas de la fable romanesque, de ce Nemours dont le père a été assassiné sur l’ordre de Louis XI et qui revient à la cour comme ambassadeur de Charles le Téméraire, avec des pensées de vengeance. Cette fable, compliquée des tendresses de Nemours et de Marie de Commines, n’a d’autre intérêt que de ménager une belle scène au quatrième acte. Les personnages entrent, disent ce qu’ils ont à dire, puis s'en vont. On ne peut guère détacher que la scène où Louis XI vient assister aux danses des paysans et la scène dans laquelle Nemours, accomplissant sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin relève.

Mais, je l’ai dit, le quatrième acte garde encore aujourd’hui une belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux de François de Paule, le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes ; et ensuite Nemours apparaissant un poignard à la main, tenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance : ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de l’au-delà. Même les vers prennent plus de concision et de force, s’élèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté. Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte, l’épisode emprunté à Shakespeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal.


III


Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du Chandelier, qui me paraissent soulever d’intéressantes réflexions, au point de vue de la philosophie théâtrale.

L’Ambigu, éprouvé par une longue suite de désastres, a eu l’excellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle, dont le succès est toujours certain. La fortune de ce drame est d’être une pièce typique, contenant la formule la plus complète d’une forme dramatique particulière. En littérature, aussi bien au théâtre que dans le roman, l’œuvre qui reste est l’œuvre intense que l’écrivain a poussée le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un patron, la manifestation absolue d’un certain art à une certaine époque.

Que l’on songe au mélodrame de 1830, et aussitôt l’idée de la Tour de Nesle vient à l’esprit. Elle est encore à cette heure le modèle indiscuté d’une forme dramatique qui s’est imposée pendant de longues années ; et même aujourd’hui que cette forme est usée, la pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le répète, la fortune des œuvres typiques.

La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire qu’elle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans l’analyse des sentiments et des passions. Le théâtre de Victor Hugo laisse encore des coins aux développements analytiques des personnages. Mais le théâtre de MM. Dumas et Gaillardet coupe carrément toutes ces choses inutiles et s’en tient d’une façon stricte aux faits, à l’intrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains.

En somme, cette formule peut se réduire à ceci : poser en principe que seul le mouvement existe ; faire ensuite des personnages de simples pièces d’échec, impersonnelles et taillées sur un patron convenu, dont l’auteur usera à son gré ; combiner alors l’armée de ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand effet possible ; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du résultat final, qui est d’étourdir le public par une série de coups de théâtre, sans lui laisser le temps de protester.

On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les décharges successives d’une machine électrique. Une fois engagé dans l’engrenage de cet art purement mécanique, s’il a livré le bout du doigt au prologue, il faut qu’il laisse le corps entier au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les situations stupéfiantes de fausseté et de drôlerie, rien n’importe plus. On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point qu’on ne peut s’en arracher, même lorsqu’on en sent toute l’imbécillité.

Mais qu’arrive-t-il quand on a terminé la lecture d’une telle œuvre ? On jette le roman, dégoûté et furieux contre soi-même. Quoi ! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité malsaine ! On s’essuie la face comme un joueur qui s’échappe d’un tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public qui sort, par exemple, d’une représentation de la Tour de Nesle. Sans doute, la soirée a été remplie, et tout ce monde s’est passionné. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la répugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de cartes trop prolongée. Rien n’a parlé à l’intelligence, aucun document nouveau n’a été fourni sur la nature et sur l’humanité.

J’ai appelé cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus exactement. Tout y est ramené à la confection d’une machine, dont les pièces s’emboîtent d’une façon mathématique. Le chef-d’œuvre du genre sera le drame où les personnages, réduits à l’état de rouages, n’auront plus en eux aucune humanité et garderont le seul mouvement qui conviendra à la poussée de l’ensemble. Ils ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront