Page:Zola - Travail.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

passant levant l’Abîme, regardant de ses yeux clairs les bâtiments fumeux et retentissants de l’usine, où il avait fondé la fortune des Qurignon.

Et il passait maintenant devant la Crêcherie, il en regardait les bâtiments neufs et si gais au soleil, des mêmes yeux clairs, qui semblaient vides. Pourquoi donc s’était-il fait rouler jusque-là faisant le tour, comme pour un examen complet  ? Que pensait-il, que jugeait-il, quelle comparaison voulait-il établir  ? Peut-être n’était-ce que le hasard d’une promenade, le caprice d’un pauvre vieil homme retombé en enfance. Et, tandis que le domestique avait ralenti l’allure, M. Jérôme levait sa face large, aux grands traits réguliers, encadrée de longs cheveux blancs, l’air grave et impassible, examinant tout, ne laissant passer ni une façade, ni une cheminée sans lui donner un regard, comme s’il avait voulu se rendre compte de cette ville nouvelle qui poussait ainsi, à côté de la maison que lui-même avait créée autrefois.

Mais un incident se produisit, Luc sentit croître son émotion. Un autre vieil homme, infirme également, et se traînant encore sur ses jambes enflées, venait sur la route, à la rencontre de la petite voiture. C’était le père Lunot, gros, les chairs molles et blêmes, que les Bonnaire avaient gardé avec eux, et qui, les jours de soleil, faisait devant l’usine de courtes promenades. D’abord, les yeux affaiblis, il ne dut pas reconnaître M. Jérôme. Puis, il eut un sursaut, il s’effaça, se colla contre le mur, comme si la route n’était pas assez large pour deux  ; et, levant son chapeau de paille, il se courba, il salua profondément. C’était à l’ancêtre des Qurignon, au patron fondateur, que le premier des Ragu, salarié et père de salariés, rendait hommage. Des années, et, derrière lui, des siècles de travail, de souffrance, de misère, se courbaient, dans ce salut tremblant. Au passage du maître, même foudroyé, l’ancien esclave, qui avait dans le sang la