Page:Zola - Travail.djvu/538

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savoir de quelle façon vivre, au milieu de cette fortune colossale. Il faut bien que je la place, n’est-ce pas  ? que je la gère, que je la surveille, pour éviter d’être volé par trop. Oh  ! c’est un travail dont vous n’avez pas la moindre idée, et qui me rend malheureux, oh  ! malheureux à en mourir, plus malheureux que les pauvres sans feu et sans pain.  »

Sa voix s’était mise à trembler d’une indicible douleur, de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il faisait pitié, et Luc, qui souffrait de lui comme d’une anomalie dans sa Cité travailleuse, fut pourtant remué jusqu’au fond du cœur.

«  Bah  ! vous pouvez bien vous reposer un jour, reprit-il. Je suis de l’avis de votre femme, je ne sortirais pas à votre place, je regarderais fleurir les roses de mon jardin.  »

Méfiant, Boisgelin l’examina de nouveau. Puis, comme cédant à un besoin de confidence, vis-à-vis d’un intime auquel il osait se confier  :

«  Non, non, il est indispensable que je sorte… Ce qui me gêne plus encore que la surveillance de mes ouvriers et la bonne administration de ma fortune, c’est de ne pas savoir où mettre mon argent. Pensez donc, des milliards et des milliards  ! Ça finit par encombrer, il n’y a pas de salles assez grandes. Alors, j’ai l’idée d’aller voir, de chercher si je ne trouverai pas un trou assez profond… Seulement, ne dites rien, personne ne doit s’en douter.  »

Et, comme Luc glacé, terrifié, regardait à son tour Suzanne toute pâle, et qui contenait ses larmes, Boisgelin profita de leur Immobilité, pour passer entre eux et s’échapper. D’un pas encore rapide, il gagna l’avenue ensoleillée, il disparut. Luc voulait courir, le ramener de force.

«  Je vous assure, mon amie, vous avez tort de le laisser ainsi errer à sa guise, en liberté. Je ne puis le rencontrer de la sorte, rôdant partout, autour des écoles,