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revêtir, je vous en fais d’avance toutes mes excuses. Mais je n’avais pas le choix : ou bien il me fallait parler en allemand et alors je risquais de ne pas être compris d’un grand nombre d’auditeurs ou bien je me trouvais dans la nécessité de vous parler en une langue étrangère d’une façon imparfaite, tout en vous remerciant de la bonté que vous avez eue de venir écouter mon mauvais français. Pardonnez donc les imperfections de mon langage au titre de ma bonne volonté et, croyez-moi bien, ce n’est pas la confiance en moi-même mais bien la confiance en votre générosité qui m’a donné le courage de vous parler en une langue qui n’est pas la mienne.

Je passe directement au sujet de ma conférence  : l’unité spirituelle du monde.

Mais ce sujet n’est-il pas absurde ? Ne parlé-je pas d’un fantôme ? Cette unité existe-t-elle ? A-t-elle jamais existé ? Sera-t-elle jamais réalisable ? Hélas, je l’avoue, elle n’est guère visible au moment actuel, cette unité morale de notre monde ; tout au contraire, bien rarement on a vu des époques où l’atmosphère du monde, et particulièrement celle de notre vieille Europe, a été à ce point. empoisonnée par la désunion, la division et l’angoisse. C’est avec inquiétude qu’on déplie son journal du matin et c’est avec un soupir de soulagement qu’on le referme quand on n’y trouve aucune nouvelle épouvantable et, maintes fois, avant de s’endormir, on croit entendre au-dessus de son lit le bourdonnement menaçant des ailes noires de la guerre imminente qui nous guette.

La méfiance vis-à-vis du voisin est aujourd’hui devenue peu à peu, au sein de plusieurs peuples et précisément au sein des plus cultivés, un véritable phénomène pathologique. Partout on voit les frontières se fermer anxieusement, peureusement ; jour et nuit en Europe les fabriques travaillent pour confectionner les plus grandioses, les plus géniaux instruments de destruction. Au XXe siècle ap. J.-C., après vingt siècles des plus magnifiques réalisations dans tous les domaines de la culture, voilà qu’une grande partie de la puissance humaine d’invention s’applique uniquement à trouver des moyens permettant, le moment venu, d’assassiner le plus grand