Pages d’histoire contemporaine/Chapitre L

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Plon-Nourrit et Cie (p. 224-227).

LE COMITÉ DES MISSIONS


7 juillet 1905.

Il n’est pas un Français — parmi ceux que la passion antireligieuse n’a pas réduits au niveau des inintelligents et des ignorants — qui ne se préoccupe de ce que vont devenir nos missions. Cette préoccupation s’avive et se fait intense pour quiconque sait exactement ce que signifie ce terme : nos missions — et jusqu’où il s’étend. Désormais le prodigieux inventaire de l’œuvre accomplie par les missionnaires français existe : nous l’avons à portée. Le P. Piolet l’a dressé avec le concours d’une pléiade de collaborateurs distingués. On aurait pu le distribuer aux députés ; ceux qui lisent en eussent tiré profit. Je concède volontiers que les dimensions en sont un peu décourageantes au premier abord : six volumes de forte épaisseur, quand même de copieuses et superbes illustrations les parsèment, c’est beaucoup ; à aucun moment pourtant, le lecteur n’est porté à se plaindre qu’on abuse de lui, tant est captivant le récit de ces cent années d’un zèle fécond et infatigable.

Car il s’agit, entendez-le bien, du seul dix-neuvième siècle, et voilà l’étonnant de la chose. Les grandes mémoires du P. Gerbillon, de Mgr Pigneau de Béhaine ou de Mgr de La Motte-Lambert se tiennent en marge des chapitres consacrés aux missions d’Amérique et d’Extrême-Orient ; on ne prononce ces noms illustres qu’occasionnellement, de même que le temps où les Lazaristes évangélisaient Madagascar et où l’Église française de Perse comptait trois cent mille fidèles demeure en dehors du cadre dans lequel s’enferment les narrateurs. Ceux-ci prennent nos missions au point où elles en étaient vers 1800, c’est-à-dire presque retombées dans le néant, à la suite des tragiques événements qui venaient de secouer la France et toute l’Europe avec elle. Constantinople alors était moralement évacuée ; un insuccès d’aspect définitif avait eu raison des efforts tentés dans l’Inde et en Chine ; l’Amérique française était perdue ; surtout l’instrument nécessaire d’une propagande effective semblait brisé : la Congrégation, comme dirait M. Brisson, se trouvait dispersée.

Elle allait se reformer, plus française encore qu’auparavant et appuyée par le prestige de nos armes ; la différence, aujourd’hui, c’est que le rameau français est seul atteint et qu’il existe des rameaux étrangers intacts ; bientôt ils pourraient être l’arbre entier…

Cette renaissance fut vraiment universelle, — elle engloba l’Océanie, l’Asie et l’Afrique ; mais ses débuts furent modestes et lents ; depuis quarante ans seulement, surtout depuis vingt-cinq ans, ils s’étaient singulièrement accélérés. Ainsi — autre cause d’étonnement — c’est la troisième République qui, plus et mieux que les précédents régimes, a vu se développer les fondations congréganistes lointaines si utiles à son influence — et c’est elle qui, au moment d’engranger cette magnifique récolte, a jeté dessus une torche incendiaire, s’imaginant par ce beau geste concourir à l’émancipation de l’univers. Ô profondeur humiliante de l’humaine sottise ! Mieux inspirée, elle avait d’abord encouragé de telles fondations et s’y était appliquée d’une manière habile et discrète, sans gêner ses protégée par de maladroites exigences et sans faire de leurs succès un imprudent étalage. Aussi quelle floraison merveilleuse ! À partir de 1880 (en France, par une curieuse coïncidence, c’est l’époque des fameux Décrets) pas une année ne se passe qui ne soit marquée par quelque multiplication opportune des établissements français. À cette date, les sœurs de la Présentation de Tours s’installent à Mossoul, où elles groupent actuellement huit cents élèves. En 1882, les Assomptionnistes ouvrent une école à Stamboul ; en 1884 se fonde sur les bords de la Maritza l’important collège de Saint Augustin dont les diplômes sont officiellement admis en France et en Bulgarie. De 1886 à 1892 se créent en Asie Mineure les missions de Brousse, de Sultan-Tchaïr, d’Ismidt, d’Eski-Chehir, de Koniah. En Palestine la poussée n’est pas moins extraordinaire ; successivement les Pères blancs, les Dominicains, les Pères de l’Assomption, les sœurs de charité, les Trappistes, les Bénédictins, les Lazaristes y viennent rejoindre les sœurs de Saint-Joseph et les frères de la Doctrine chrétienne. Et c’est ainsi sur toute la moitié du globe, depuis les rives du Bosphore jusqu’à l’île de Pâques et depuis Aden jusqu’au Congo. Les hommes qui ont conduit cette pacifique conquête ce sont Mgr Massaïa en Abyssinie, Mgr Puginier au Tonkin, Mgr Favier, à Pékin, Mgr Lavigerie dans l’Afrique du Nord, Mgr Augouard au Congo et dans l’Oubanghi. Que d’autres il faudrait citer encore, et Mgr Bonjean, le grand évêque de Ceylan, et l’admirable P. Bataillon, l’apôtre des îles Wallis, et le P. Chanel dont le sang féconda le sol des îles Foutouna… Français passionnés, ardents propagateurs de notre langage et de notre civilisation !

Tout cela ne peut même se résumer ici. Mais le rappel de ces quelques noms et de ces quelques faits doit suffire à dresser devant les consciences françaises la notion du devoir qui s’impose. Serions-nous donc assez veules pour laisser périr une œuvre pareille parce qu’il a plu à d’ignorants électeurs de maintenir trop longtemps au pouvoir une pléiade de rêveurs impratiques ou de politiciens sans vergogne ? Certes, il s’agit d’un labeur considérable ; il faut que l’initiative privée, dans un pays encore timide à y recourir, se substitue résolument à l’action gouvernementale ; il faut qu’au moment où la séparation des Églises et de l’État va leur créer à l’intérieur des obligations nouvelles, les Français trouvent encore le moyen de rétablir hors de chez eux et d’y faire vivre les noviciats supprimés et indispensables à l’entretien d’une activité efficace. Si l’on examine de sang-froid la situation, sans rien se dissimuler des difficultés qui barrent la route, l’idée surgit d’une assemblée dont l’indépendance devrait égaler la compétence et qui commencerait par établir les plans et devis de l’entreprise. On abandonnerait sans hésitation les missions ne présentant au point de vue purement national qu’une valeur douteuse, celles par exemple qui travaillent dans des régions où la langue française n’a aucune chance de s’implanter ou qui négligent le côté scolaire de leur tâche ; on réviserait sévèrement l’organisation des autres, de façon à réduire les dépenses au strict nécessaire ; on fixerait avec soin les positions qu’il paraît sage d’évacuer et celles qu’il convient au contraire de renforcer vigoureusement.

Si un semblable comité, dans lequel on parviendrait assurément à faire voisiner M. Doumer avec le P. Charmetant et M. Étienne avec M. de Mun, — si, dis-je, un semblable comité présentait à la nation le tableau précis et complet des sacrifices à s’imposer et des résultats à espérer, les Français trouveraient dans le sentiment d’une nécessité patriotique la force d’exécuter ce qui leur serait demandé… Et un jour viendrait sans doute où le Parlement renouvelé, moins sectaire et plus éclairé, tiendrait à honneur de subventionner largement l’entreprise volontaire par laquelle la France aurait été préservée d’une honteuse et irrémédiable capitulation.