Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLIX

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Plon-Nourrit et Cie (p. 220-223).

1453 ET 1905


24 mai 1905.

De temps immémorial, les écoliers apprennent qu’en l’an 1453 prit fin le moyen âge et s’inaugura la période moderne. Ce changement considérable serait intervenu, semble-t-il, à l’occasion de la prise de Constantinople par les Turcs. Nos petits-enfants — si la manie subsiste encore de découper l’histoire en tranches bien proprettes comme un plum-pudding — seront sans doute élevés à envisager la prise de Port-Arthur par les Japonais comme marquant le début d’une ère nouvelle, à laquelle les professeurs d’alors appliqueront, à leur tour, ce qualificatif de moderne qui, n’ayant en soi aucune signification déterminée, a chance de plaire successivement à chaque génération. Et dans cette seconde erreur il y aura, comme dans la précédente, une large part de vérité.

Certes, aux approches du seizième siècle de même qu’au seuil du vingtième, le monde a subi une de ces transformations profondes dont la vision, par la suite, s’impose de plus en plus nette à l’historien et dont le rappel lui sert de point de repère à travers le dédale de son labeur. Mais les causes en sont faciles à discerner. La coïncidence de la découverte de l’Amérique et de la découverte de l’imprimerie, bientôt suivies de l’établissement de la Réforme, voilà qui explique de manière suffisante l’effritement des sociétés moyenâgeuses, la naissance d’aspirations plus vastes et plus hasardées, le façonnement d’une mentalité plus curieuse, plus agitée, moins stable et surtout moins docile aux jougs traditionnels. Christophe Colomb brisa la barrière matérielle par laquelle la force d’expansion du monde civilisé était tenue en échec ; Gutenberg brisa la barrière intellectuelle derrière laquelle se trouvait comprimé l’élan de l’esprit humain vers la lumière ; Luther brisa la barrière morale au delà de laquelle les consciences inquiètes n’osaient aller chercher le secours direct de Dieu. Quoi d’étonnant à ce que le triple effort de ces hommes ait bouleversé l’univers ?

De nos jours, de semblables révolutions ne sont plus l’œuvre de quelques-uns ; c’est la foule qui les exécute et, par là même, il devient malaisé de percevoir le moment exact où elles s’accomplissent. Regardons pourtant à vingt-cinq ans en arrière. Combien différent était alors le spectacle offert à nos yeux ! Non seulement il n’existe plus aujourd’hui de terres inconnues, mais il n’y a plus de terres libres ; tout est occupé et tout l’est de façon identique, dans le même esprit, dans le même but, par les mêmes procédés. Une guerre n’est rien d’imprévu ; on s’était toujours battu. Mais quand on voit des représentants des États-Unis négocier à Rome un concordat pour les Philippines et l’empereur du Japon se permettre de donner aux autres États des leçons de droit international ; quand on apprend qu’un accident de chemin de fer s’est produit à Boulouwayo et qu’un duel de journalistes a eu lieu à Dawson City, il faut bien reconnaître que la face des choses a changé : un fait immense est survenu, l’unification. Nous sommes tous, désormais, les serviteurs d’une civilisation qui n’est pas sans gloire ni sans mérites mais que domine — et qu’écrasera peut-être — la pesée d’airain de l’uniformité.

Tels sont les événements auxquels la prise de Port-Arthur — comme naguère celle de Constantinople — risque de servir d’écran. Évidemment, le parallèle séduit. Les Japonais ne viennent-ils pas d’instaurer une question d’Extrême-Orient dont on n’avait vécu jusqu’ici que la préface, et qui troublera le repos de l’Europe aussi douloureusement que l’avait troublé la question d’Orient créée par les Turcs ?

Mais vraiment, cette question d’Orient — maintenant que nous la pouvons juger un peu à vol d’oiseau et en saisir l’ensemble — fut-elle si terrible ? Qui oserait nier que la peur absurde, incompréhensible qu’en eurent les chancelleries n’ait engendré infiniment plus de dommages que n’en comportait l’obligation de limiter et de tenir en échec la puissance ottomane ? Une parole grandiloquente dite par Napoléon à Alexandre : « Constantinople, c’est l’empire du monde » — une comparaison devenue le lieu commun de tous les gratte-papier : « Les Balkans sont la poudrière de l’Europe, » voilà de quels documents s’arme l’opinion. Ajoutez-y un autre élément, le ressouvenir atavique du frisson que fit longtemps courir à travers la chrétienté le renom sanguinaire des fils de l’Islam — et vous aurez toute la question d’Orient avec ses souris prises pour des montagnes, ses reculs maladroits, ses inquiétudes sans cause et ses précautions saugrenues.

Prenons garde de ne pas appliquer le même traitement à ce que nous appelons la question d’Extrême-Orient. Port-Arthur ne sera jamais une clef d’empire et la dynamite universelle ne se trouve pas concentrée en Mandchourie. Que savons-nous surtout des Japonais ? Les Turcs furent autrement redoutables lorsque, après Mohacz, leurs frontières s’étendirent le long du Dniester et s’approchèrent de Presbourg. Pourtant ils n’ont rien fondé, rien métamorphosé, rien amalgamé. C’est qu’ils n’étaient organisés que pour la guerre et ne voyaient dans la paix que la digestion du butin. La formule japonaise diffère-t-elle donc essentiellement de la leur ? Ce n’est pas probable. On l’a rajeunie ; son mode est up to date et l’est avec une perfection qui nous remplit de stupeur et d’une juste admiration. Mais, au fond… que valent ces hommes et par quel mystère nous auraient-ils rejoints ? Il n’est pas d’exemple que des nations aient pu brûler ainsi les étapes. Les individus y réussissent volontiers, quoi qu’en pense Paul Bourget mais les peuples n’y sauraient parvenir. Du vide social doit se cacher sous l’armure japonaise. Nous pouvons l’affirmer comme nous pouvions affirmer hier que des aspirations élevées et un patriotisme désintéressé chauffaient sous la banquise du mercantilisme transatlantique. Cela non plus n’arrive pas ; une nation ne s’édifie point sur l’unique souci de l’argent.

L’avenir seul pourra donner leur véritable signification aux événements dont nous venons d’être les témoins ; il en découvrira la portée réelle et les conséquences plus ou moins lointaines. Mais d’ores et déjà, il nous faut nous prémunir contre une hypnotisation possible par le péril jaune. Après tout, si les forces jaunes se sont révélées, les forces blanches se sont accrues. L’énergie américaine et l’audace australienne leur constituent, en Asie même, de redoutables avant-gardes nées d’hier.

Que les fumées sanglantes de Port-Arthur et de Moukden ne dissimulent donc pas à nos yeux ce qui se passe dans le reste du monde et ne nous fassent point perdre de vue les transformations générales qui sont en train d’y modifier profondément nos conditions d’existence. Rappelons-nous que, durant trois siècles, le fantôme de Constantinople pesa sur le jugement de nos pères — et le faussa.