Palmira/I

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Maradan (1p. 1-15).


CHAPITRE PREMIER.




Au fond d’une province d’Angleterre, sur les frontières d’Écosse, se trouve un village, dont la situation triste et romantique peut convenir à l’ame tendre et malheureuse qui cherche un asile contre la perversité des hommes. Des rochers escarpés semblent l’isoler du reste du monde. Un bois de sapins adoucit un peu l’aridité d’un tel aspect aux habitans d’Heurtal. Parmi leurs humbles chaumières, on distingue pourtant deux maisons de quelque apparence. Dans l’une demeurait le ministre du lieu et sa famille ; l’autre était occupée par trois femmes et deux vieux domestiques. La plus âgée des trois femmes, que l’on appelait madame Harville, touchait à sa trente-quatrième année ; et si une maladie funeste n’eût empreint sur ses traits une langueur mortelle, nulle beauté au printemps de sa vie n’aurait effacé l’éclat de sa céleste figure. Ses deux nièces, miss Palmira et Simplicia, répandaient quelques fleurs dans cette solitude. Les rustiques villageois d’Heurtal les considéraient comme des êtres au-dessus de l’humanité. Elles y étaient fixées depuis plus de dix ans. Un soir, célèbre dans les annales du pays, madame Harville et ses nièces étaient arrivées dans une berline, à la Maison Blanche, nom par lequel on désignait celle où elles établirent leur demeure.

Quelques mois auparavant, un homme d’affaires était venu l’acheter, la disposer, et la rendre habitable. Il repartit bientôt. Nulle visite d’étrangers ne se fit remarquer pendant ce long intervalle de temps ; ainsi, sans aucune affectation de mystère, il était impossible d’affirmer ce qu’elles étaient, d’où elles venaient, si elles portaient leur véritable nom ; mais leur manière d’exister était si pure, tellement au-dessus de tout soupçon calomnieux, que l’on respectait ce que l’on ne pouvait comprendre.

Madame Harville, malgré la délicatesse de sa santé, s’occupait constamment de l’éducation de ses nièces.

Quoiqu’elle eût été leur seule institutrice, elle leur avait donné tous les talens imaginables. Miss Palmira dessinait avec une perfection rare, étonnait sur le piano ; et quand elle accompagnait sa sœur chantant quelques morceaux italiens, il était impossible d’entendre rien de plus mélodieux. Elles parlaient également bien trois ou quatre langues ; et en les voyant danser, on eût présumé qu’elles étaient élevées à Saint-James, et non dans une semblable solitude. Elles y étaient également chéries.

L’aimable urbanité de Simplicia lui donnait cependant quelques graces de plus sur la belle Palmira, dont le caractère fier désolait souvent sa tante ; mais regardant les habitans d’Heurtal comme trop au-dessous d’elle pour daigner leur faire sentir sa supériorité, et naturellement bienfaisante comme sa sœur, elle occupait le même rang dans l’affection de ceux qui l’avaient connue jusqu’alors. Ainsi que Simplicia, elle n’en faisait pas son bonheur ; des idées exaltées contrariaient sa paisible existence. On leur avait donné trop d’instruction peut-être pour le genre de vie auquel elles semblaient destinées. Palmira était parfois sombre, mécontente ; et, sans oser le dire positivement à sa tante, on pouvait deviner qu’elle lui reprochait de les ensevelir dans un désert. Alors madame Harville levait les yeux vers le ciel : Chère et injuste enfant ! s’écriait-elle ; et, en voyant ruisseler ses larmes, Palmira émue, repentante, se jetait dans ses bras, ou elle se sentait pressée avec une tendresse si vraie, si passionnée, que son cœur et son esprit devenaient calmes et satisfaits, au moins pour quelques instans.

Quant à Simplicia, l’unique idée qui pût obscurcir sa gaieté provenait de ses craintes sur la santé de madame Harville, qu’elle aimait avec une sensibilité au-dessus de son âge. Elle se plaisait à l’appeler sa mère, et Palmira répétait aussi ce doux nom. Je n’ai pas ce bonheur, répondait alors madame Harville. Elle leur avait toujours dit qu’elles étaient filles de son frère, mort ruiné ; mais qu’il lui avait cependant laissé un précieux héritage en lui léguant Simplicia et Palmira : mots touchans que les deux jeunes miss savaient apprécier.

L’hiver approchait. Cette saison s’annonçait par des journées déjà froides et pluvieuses. Les deux sœurs furent obligées de renoncer aux lectures qu’elles se plaisaient à faire sous l’ombrage d’un antique sapin, et à leurs courses favorites auxquelles se joignaient Poly, fille du ministre, et quelques lestes paysannes du village. Le but de ces courses était de parvenir le plus vîte, le plus légèrement, à la cime des monts, et de les redescendre avec plus de rapidité. Le prix de la nouvelle atalante était une couronne de chêne et de roses. Simplicia sur-tout était si fière et si heureuse quand elle l’avait méritée, que, plus d’une fois, Palmira ralentissait ses pas pour laisser couronner sa sœur. Sans attacher beaucoup d’intérêt à ces jeux, elle les regretta cependant cette année plus que les autres. La vie sédentaire à laquelle elle se trouva réduite par la rigueur de la saison lui devint insupportable. Vainement sa tante et Simplicia redoublaient de soins et d’attentions ; elles ne pouvaient en obtenir un sourire.

Un soir, prétextant un grand mal de tête, elle se retira dans sa chambre avant l’heure ordinaire. Sa sœur alla la rejoindre assez promptement, et la trouva tellement absorbée dans ses rêveries, qu’elle n’en fut point apperçue. Palmira, répète deux fois l’affectueuse voix de Simplicia ; et, à la dernière interpellation, elle lui répondit enfin. Hé bien, que desirez-vous ? — M’informer d’une santé si chère. Hé ! Palmira ! ajouta-t-elle, en jetant ses bras autour de son cou, d’où vient cette tristesse ? Elle perce le cœur de notre aimable tante. Qui peut donc la provoquer ? Celle qui est véritablement plus que notre mère est si tendre pour vous. Notre intérieur jouit d’une paix profonde. Le digne Horton, sa respectable épouse, la bonne Poly, nous visitent fréquemment. Au sein d’une si douce société, j’attends patiemment le retour du printemps ; car il renaîtra, et puisse aussi, ma chère Palmira, votre satisfaction reparaître avec lui, pour le bonheur de vos amis ! — Heureuse, très-heureuse Simplicia, que nulle réflexion ne vienne altérer la vôtre ! — Ah ! une seule, la santé de ma tante. — Et, si cet état devenait plus fâcheux, reprit Palmira, avec le ton de l’effroi, si cet ange gardien nous était enlevé, que devenir ? Avez-vous l’idée d’un parent, d’un ami, pour nous servir d’appui ? Il faudra vivre et mourir dans cette effroyable solitude, sans jamais pénétrer l’obscurité qui nous enveloppe. Votre extrême jeunesse vous a-t-elle donc empêchée de penser que nous ne sommes pas là où nous devrions être ? L’esprit si orné de notre aimable tante, ses manières si élégantes, font naturellement présumer qu’elle est d’une classe infiniment supérieure à tout ce qui nous entoure. Enfin nous ne sommes pas nées à Heurtal ; et cependant avons-nous jamais entendu dire qu’il existât ailleurs, pour nous, une famille, des protecteurs ? Sur la surface entière du globe, nous ne trouverions pas un asile.

Quelle horrible réflexion ! répliqua Simplicia en pleurant ; mais notre amie peut nous être conservée ; espérons-le du moins ; et une voix secrète me dit que, du fond de sa tombe, elle nous protégerait encore. — Charmante fille ! tout vous porte à la consolation, et moi, au découragement. J’ai essayé quelquefois d’interroger ma tante ; mais elle me répond d’une manière si grave, si mesurée, que je n’ose continuer. Enfin ma sœur, ne vous rappelez-vous pas votre première enfance, qui ne s’est pas écoulée à Heurtal ? Je croyais me souvenir, répondit Simplicia, d’une grande maison, où j’étais avec une gouvernante française ; deux femmes noires me servaient ; une dame jeune, charmante, dans un très-beau carrosse, venait me visiter, et me caressait tendrement. Dernièrement je parlais de cela avec madame Harville ; elle m’a répondu, en affectant de sourire : Vos rêves sont fort agréables ; mais, de grace, ne les débitez pas comme des réalités.

Mes souvenirs sont moins brillans que les vôtres, dit en soupirant Palmira ; mais on ne pourrait me persuader qu’ils soient chimériques. Je n’ai point oublié la modeste chaumière où je fus nourrie, où je demeurai long-temps après ; la vaste et riante prairie où elle était située : j’y rencontrais souvent ma tante, que je n’appelais pas alors ainsi. Un jour, entre autres, je pouvais avoir cinq ans, un taureau furieux allait s’élancer sur moi, madame Harville me saisit précipitamment, et, me passant par-dessus une haie qui nous séparait du jardin, elle m’y dépose, et reste seule exposée au danger dont elle venait de me délivrer. Quelques paysans arrivèrent, et mirent en fuite le terrible animal. Cet événement annonçait trop de dévouement de la part de ma tante, pour que je l’oubliasse jamais, quand même je ne l’eusse pas revue ; mais, peu de temps après, un homme âgé, qui souvent avait apporté de l’argent à ma nourrice, et des vêtemens pour moi, vint me chercher, et me conduisit dans une auberge, où je trouvai madame Harville et vous, Simplicia. Elle nous fit embrasser, et me dit de vous appeler ma sœur. Que conjecturer de ces souvenirs ? Qu’augurer sur-tout de l’avenir ? — Rapportons-nous-en à la tendresse et à la prudence de madame Harville, interrompit Simplicia, et, par d’inutiles inquiétudes, ne troublons pas notre paisible existence. Bon soir, ma chère Palmira : aussitôt Simplicia se retira. Les craintes de sa sœur l’avaient un peu alarmée ; néanmoins elle s’endormit profondément, et se réveilla aussi calme, aussi gaie que de coutume.