Palmira/II

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Maradan (1p. 16-36).


CHAPITRE II.




Le dimanche qui suivit cet entretien, le froid excessif empêcha madame Harville d’aller, selon sa coutume, passer la journée chez le ministre Horton ; elle exigea que ses nièces s’y rendissent sans elle. Après avoir achevé le modeste repas du presbytère, Simplicia apprenait à Poly la romance du vieux Robin-Gray ; Palmira regardait à travers les vitres le chemin sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre de madame Horton. Tout-à-coup elle apperçoit une chaise de poste, dans laquelle était un seul voyageur. Ceci faisait événement à Heurtal. Une chaise de poste ! s’écrie Palmira. On accourt. Elle prend le chemin de la Maison Blanche ! s’écrie Simplicia ; et, sans bien savoir pourquoi, le cœur des deux sœurs palpite avec une égale violence ; elles voudraient retourner de suite chez elles, sur-tout lorsqu’elles voient la chaise de poste entrant dans leur cour. M. Horton les engagea d’attendre que madame Harville les envoyât chercher. Elles cédèrent en mourant d’impatience. Que de conjectures l’on forma pendant trois mortelles heures d’attente ! Enfin le fidèle Jak arriva ; il avait tout autant envie de causer, que ses jeunes maîtresses de l’interroger ; et, durant le court trajet du presbytère à la Maison Blanche, l’on peut penser qu’il le fut. Comment est cet étranger ? Restera-t-il long-temps ici ? A-t-il parlé de nous ? — Ma foi, miss, répondit Jak, nous ne savons que dire ; mais il a l’air d’un bien brave homme. Quand il est arrivé, Madame s’est trouvée mal, puis ils ont eu un long entretien. Je lui ai servi des rafraîchissemens : Madame paraissait avoir pleuré ; cependant je lui ai entendu dire bien distinctement : Connaîtrai-je le bonheur ! Le vieux monsieur n’a presque pas mangé ; il ne faisait que regarder madame Harville avec un respect, une joie ; puis il a dit : Ne les verrai-je pas bientôt ? et alors on m’a ordonné de venir vous chercher, mesdemoiselles. Celles-ci ressentaient une émotion indéfinissable. Elles s’assirent un moment dans le parloir ; par un mouvement mutuel, elles s’embrassèrent ; et puis bientôt, accompagnées de leurs graces et de leur dignité naturelle, elles entrèrent chez madame Harville.

Du premier coup-d’œil, elles virent que l’étranger était un homme de soixante ans, de la plus vénérable figure. Les voici, dit madame Harville ; puissent-elles vous inspirer, M. Akinson, l’attachement qui, depuis si long-temps, vous lie à leur famille ! Voilà, ajouta-t-elle, Simplicia. À ce nom, M. Akinson, qui les avait d’abord saluées, s’inclina de nouveau, en lui disant : Recevez, miss, l’hommage d’un vieux serviteur, dont la vie entière fut consacrée à vos dignes parens. Simplicia, surprise de ce qu’il s’adressait directement à elle, répondit : Ma sœur Palmira, et moi, Monsieur, nous sommes très-flattées de voir l’ami d’une famille que nous révérons sans la connaître. Miss Palmira, reprit M. Akinson, en la regardant, justifie bien ce qu’elle promettait dès son enfance, de devenir une des plus belles personnes de son sexe. Ceci n’était qu’une galanterie pour Palmira, et il avait eu pour Simplicia, l’expression d’un respect profond. La fierté de la première se révolta ; elle ne répondit rien, et fut s’asseoir près de madame Harville. Permettez à mon âge, ajouta l’étranger, la liberté d’un tel compliment ; et d’ailleurs, puis-je oublier ces temps éloignés ou miss courait au-devant de moi, quand j’arrivais chez sa nourrice, frappait dans ses petites mains, transportée de joie à l’aspect du bonbon, des joujoux que j’apportais, et qu’elle distribuait si généreusement aux autres enfans ! Il allait continuer ; madame Harville s’empressa de l’interrompre, et de l’inviter à aller prendre du repos.

Néanmoins il en avait dit assez pour rappeler à la mémoire de Palmira que c’était le même être qui avait veillé sur son enfance, et dont elle avait parlé dernièrement à sa sœur. Akinson se préparait à profiter de l’offre que venait de lui faire madame Harville, salua Simplicia, et, s’approchant de Palmira, dit à sa tante : Oh ! Madame, que ne m’est-il permis de la presser contre mon cœur ! Hélas ! n’en aurais-je pas le droit ! Oui, bon Akinson, répondit madame Harville, vous pouvez avoir avec elle tous les procédés d’un père. Alors Palmira, embellie par une vive rougeur, fut embrassée par l’honnête vieillard, qui se retira aussitôt.

Il paraît un excellent homme, ce M. Akinson, dit Simplicia. Un peu extraordinaire, reprit Palmira. Oui, vraiment extraordinaire, appuya madame Harville, par le dévouement et l’affection constante qu’il a conservés à ma famille. Palmira baissa les yeux. Ma tante, continue Simplicia, cette visite a bien dû vous étonner. Mais comme vous me semblez pâle, abattue ! Serait-il venu vous apprendre quelque événement fâcheux ? — Non, mon amour ; au contraire, il m’a fait espérer des choses aussi inattendues qu’heureuses pour ma Simplicia. — Pourquoi me nommer seule ? êtes-vous irritée contre ma sœur ? Vous trouverez peut-être qu’elle a été trop réservée avec M. Akinson ; mais il l’a embarrassée par des manières un peu libres. Ma tante, dit Palmira, si je vous ai offensée indirectement dans la personne d’un ami, pardonnez-le-moi. — Oui, je vous pardonne, mon enfant, répondit l’indulgente femme ; mais, de grace, ne manifestez nul air de fierté envers l’honnête Akinson. Pauvre petite ! sois bonne, affectueuse pour tout le monde. Et toi, Simplicia, tu aimeras toujours Palmira ; n’est-ce pas ? — Si j’aimerai ma sœur ! s’écria Simplicia, en se jetant dans ses bras ; de la vie à la mort, ma compagne inséparable, l’amie que me donna la nature ! Ô ma mère, ajouta-t-elle, en tombant aux pieds de madame Harville, et en entraînant Palmira, bénissez vos deux enfans ! Cette demande fut exaucée avec les plus tendres expressions. Madame Harville les embrassa toutes deux, retint un instant de plus Palmira contre son sein, et les renvoya ensuite.

Rentrées dans leurs appartemens, elles se regardèrent un moment sans parler ; Simplicia, en rompant le silence la première, demanda à Palmira ce qu’elle augurait de l’arrivée de l’étranger. — Certes, vous devez vous en réjouir, un grand changement se prépare dans votre sort. — Pourquoi ne pas dire le nôtre ? — Soyez persuadée que les nouvelles de M. Akinson vous regarderont seule ; vous êtes un personnage très-important pour cet homme ; il vous a prodigué les égards les plus marqués : loin de mon cœur d’en être jalouse ! mais je peux être étonnée que la sœur de Simplicia ne les partage pas. J’ai très-bien remarqué que son ton, en me parlant, était celui de l’intérêt sans doute ; mais il a répété deux fois : Pauvre chère miss ! Il semblait me plaindre, et vous respecter ; ce qui ne prouve pas que la destinée qui nous attend soit la même ; ensuite l’émotion de ma tante, l’exhortation qu’elle vous a adressée de m’aimer toujours. Ah ! croyez-moi, Simplicia, vous serez heureuse comme vous méritez de l’être ; et Palmira, élevée dans une chaumière, passant sa jeunesse dans les rochers d’Heurtal, sera peut-être le reste de sa vie dans une situation plus misérable encore !

Simplicia pleurait ; car le ton de sa sœur était dur et sombre. Allez, allez, lui dit-elle, plaise au ciel que ces grands événemens vous concernent uniquement, je m’en réjouirai de toute mon ame ! L’une des deux ne peut se croire heureuse, sans que l’autre le devienne également. Bon soir, Palmira. Elle se leva précipitamment, fit quelques pas pour sortir, s’arrêta un moment pour tendre la main à sa sœur, trop préoccupée pour répondre à la cordialité de ce geste. Mais le lendemain Palmira entra la première dans la chambre de Simplicia, et la réveilla par un baiser appliqué sur son front. Celle-ci sourit en ouvrant les yeux, et ne se rappela même pas qu’elle s’était crue offensée la veille. Palmira n’avait pas oublié qu’elle lui devait quelque réparation ; aussi était-elle plus affectueuse que de coutume. Levez-vous, mon ange, lui dit-elle, il faut soigner notre toilette aujourd’hui, cela plaira à ma tante. Elles arrangèrent donc leurs beaux cheveux avec autant de naturel que de grace ; et, malgré ses soixante ans, Akinson fit rester un quart-d’heure de plus devant leur miroir les deux plus jolies personnes d’Angleterre.

La cloche du déjeûner les fit descendre ; elles trouvèrent le thé préparé, et Akinson assis près de madame Harville. Il ne les avait encore vues que le soir, avec des grands chapeaux et des schalls qui les enveloppaient ; mais le matin, à l’éclat du grand jour, leurs nobles fronts, brillans de jeunesse, et couverts de quelques boucles légères, leur taille dans tous ses avantages, elles éblouirent Akinson. Un mouvement d’admiration lui échappa. Palmira fut prévenante, vraiment aimable pour lui ; aussi en paraissait-il comblé. Elle se surpassa sur le piano, et lui fit voir avec complaisance ses dessins, les portraits qu’elle avait faits de madame Harville et de Simplicia. Alors Akinson lui dit avec une visible émotion : Il faut, miss, que je vous montre un chef-d’œuvre dans ce genre. Il tira de sa poche une boîte, sur laquelle était peint un homme de vingt-huit ans à-peu-près, d’une belle et sur-tout intéressante figure. Simplicia le regarde, et s’écrie aussitôt : Oh ! ma sœur, comme il vous ressemble ! voici vos grands yeux noirs, votre expression un peu grave ; cette image doit être celle d’un parent. À ce nom si précieux au cœur de Palmira, celle-ci le couvre de baisers. Akinson la fait remarquer à madame Harville ; qui, pâle, fondant en larmes, lui dit, avec l’accent de la douleur et du reproche : Ah ! quel mal vous me faites ! Palmira vole près d’elle, et prononce avec force les mots suivans : Ce portrait n’est indifférent à personne ici ; s’il est dans mon devoir de le chérir, de le contempler avec respect, ma tante, donnez-lui un seul baiser. Madame Harville, presque égarée, le prend des mains de sa nièce, le porte à ses lèvres, et tombe évanouie. Akinson s’accuse d’avoir commis une grande imprudence. Simplicia soutient sa tante ; pour Palmira, elle se livrait aux mouvemens les plus passionnés. Vous le voyez, s’écriait-elle avec transport, elle l’a confirmé, c’est un parent, un ami ; il semble me sourire : hors d’Heurtal, je puis réclamer un protecteur.

Malheureuse enfant ! lui répond en sanglotant Akinson, il n’existe plus pour vous sur la terre ! Palmira, abattue, balbutia : Doux espoir, tu m’es bientôt ravi ! Madame Harville, revenue à elle, mais encore tremblante, ne proféra pas une parole sur ce qui venait de se passer. Nous avons encore à causer, dit-elle, à Akinson, et l’heure de votre départ approche ; car il faut quitter nos bois, nos montagnes, et rejoindre la grande route avant la nuit. Laissez-moi, mes chères enfans, donner quelques instans à mes affaires.

Palmira et Simplicia se retirèrent : le portrait fatal était encore entre les mains de la première. Vous trouvez donc vraiment qu’il me ressemble ? et Palmira s’arrêta. — Oui, ma chère, étonnamment. — Qui peut-il être, mon dieu ? est-ce un frère, un oncle ? Elle n’osait parler d’un titre plus proche. Il ne me ressemble pas à moi, disait tristement Simplicia. Et il n’existe plus, ajoutait Palmira. Ma pauvre tante ! quel déchirant souvenir il a semblé lui rappeler ! Akinson gémissait, et moi, quelle sympathique émotion m’agitait ! Hélas ! pourquoi ces mystères ? Connaissant tous mes malheurs, je me plaindrais moins. De longues et mélancoliques réflexions succédèrent à celles-ci, jusqu’au moment où elles virent atteler les chevaux à la chaise de poste. Elles allaient retourner chez madame Harville, lorsque M. Akinson en sortit. Vous partez déjà ? lui dirent-elles. Il les assura qu’il reviendrait incessamment, et pria miss Palmira de lui remettre le portrait. Oh ! puisque vous devez revenir bientôt, lui répondit-elle en pressant ses mains entre les siennes, de grace, laissez-le-moi. Akinson secoua la tête, en répétant : Non, non, il amènerait des scènes douloureuses. — Je vous jure de ne pas le montrer à ma tante ; je me contenterai de le regarder dans mes heures solitaires. — Je ne puis vous refuser. Gardez-le donc jusqu’à mon retour. Adieu, miss ; que la paix et la douceur continuent de régner ici, jusqu’au jour du bonheur ! La voiture s’avance, et il repartit.

Madame Harville manifestait beaucoup d’inquiétude et d’agitation. Pour la première fois, elle négligeait de surveiller les études de ses nièces ; aussi Palmira eut-elle bien le loisir de s’occuper constamment du portrait, et d’en faire une fidelle copie. Enfin, le douzième jour après le départ d’Akinson, un homme à cheval apporta un paquet de lettres à madame Harville, et ne s’arrêta pas, son message rempli. Madame Harville, qui pleurait en le lisant, faisait néanmoins des exclamations de joie. Elle embrassait avec transport ses nièces, et paraissait avoir repris l’activité que la délicatesse de sa santé avait éteinte depuis long-temps. Elle fit appeler M. Horton, et lui dit que des amis allaient venir la visiter ; que sa maison n’étant pas assez grande pour les contenir, elle espérait que son bon ministre prêterait quelques chambres de la sienne ; ce qu’il lui accorda avec empressement.

La journée se passa en préparatifs, en ordres donnés pour la réception du lendemain. Le soir arrivé, madame Harville dit à ses nièces : Vous vous étonnez, sans doute, mes bien-aimées, de n’être pas mieux instruites des événemens qui se préparent ; mais les détails en sont cruels, si les résultats en sont heureux. J’ai besoin de toutes mes forces pour la journée de demain ; je les ménage aujourd’hui. J’espère, ajouta-t-elle, que vos ames, moins fatiguées, supporteront avec courage et dignité les différentes épreuves qui vous sont réservées… Ma pauvre Palmira, si vous saviez combien vous m’êtes chère !… Mon aimable Simplicia, le sort est juste envers vous… Adieu, mes enfans, adieu. Elles se retirèrent également rêveuses, préoccupées ; et leur conversation ordinaire n’eut pas lieu.