Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/IX

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Manufactures de Tabac (Maxime Du Camp).

CHAPITRE IX

LE TABAC


i. — le monopole.

Cohiba et tabaco. — Jean Nicot. — Souverains. — Le dixième de la fortune de la France. — Ferme générale. — Compagnie des Indes. — Droits réunis. — Décret du 20 mars 1791. — Sophistications. — Les diamants de madame Robillard. — Décrets de 1811. — Monopole. — Prorogation. — Contributions indirectes. — Direction générale. — Méthode scientifique substituée à l’empirisme. — École polytechnique. — Laboratoire. — 17 200 francs. — Toxicologie. — Amphithéâtre. — Salle des modèles. — Jardin botanique. — Culture. — Sel de potasse. — Sincérité. — Surveillance de la culture. — Graines imposées. — Magasins. — Entrepôts. — Recettes et dépenses.


Lorsque, le 8 octobre 1492, Christophe Colomb découvrit l’île de Guanahani, qu’il nomma San Salvador, il envoya deux Espagnols reconnaître l’intérieur des terres. Les messagers revinrent et racontèrent qu’ils avaient rencontré plusieurs naturels qui tenaient en main un petit tison d’herbes dont ils aspiraient la fumée. L’herbe ainsi brûlée se nommait cohiba et le tison était appelé tabaco ; on a pris la partie pour le tout, et ce dernier mot seul a prévalu, en Europe du moins, car, à la Havane : probar un tabaco, signifie encore : déguster un cigare.

Le portugais Goes apporta le tabac à Lisbonne ; il en donna quelque provision à Jean Nicot, ambassadeur de France, qui l’introduisit dans notre pays. Le nom scientifique de nicotina tabacum consacre ce souvenir. Catherine de Médicis adopta la plante nouvelle, qui, passant pour guérir tous les maux imaginables, devint l’herbe à la reine, la catherinaire, l’herbe Médicée, l’herbe sainte. La mode s’en empara, l’usage s’étendit peu à peu et finit par entrer dans les mœurs. Ce ne fut pas sans protestation de la part de quelques souverains. Amurat IV faisait piler les priseurs dans un mortier ; le shah de Perse Abbas, plus doux que le sultan, se contentait de leur faire couper le nez ; Innocent VIII les vouait aux peines éternelles, et Jacques Ier d’Angleterre écrivait contre eux des livres pleins de sages sentences[1]. Rien n’y fit : le tabac devait vaincre ses adversaires, triompher des obstacles et devenir une sorte d’aliment baroque, d’une utilité fort discutable, mais correspondant à des besoins impérieux, et que la tyrannie de l’habitude rend aujourd’hui indispensable à une grande partie de la population.

Jadis le commerce du tabac était sévèrement circonscrit : les apothicaires seuls avaient droit d’en vendre, mais seulement sur une ordonnance motivée du médecin. Actuellement, loin de vouloir restreindre la consommation de l’herbe de Nicot, l’État s’est emparé des opérations qui doivent en rendre l’usage plus agréable et plus sain ; les débits surveillés par l’autorité pullulent dans nos villes ; le tabac est absorbé sous toutes les formes possibles, on s’ingénie à en trouver de nouvelles et à satisfaire la passion de certains gourmets qui apprécient un bon cigare comme d’autres savent goûter un verre de vin vieux ; de plus, l’exploitation monopolisée rapporte au fisc des revenus considérables qui augmentent chaque année, et qui dès à présent représentent le dixième de la fortune de la France. Le cigare a succédé aux boîtes à priser de nos grands pères ; il a droit de cité partout aujourd’hui, dans les rues, dans les jardins publics, dans les cafés, dans les cercles, dans bien des salons ; encore un pas, et il entrera peut-être dans les théâtres, ainsi qu’en Hollande. Si, comme le prétendent quelques médecins, le tabac est un poison, il faut avouer que les Indiens nous ont fait un triste cadeau ; mais nous leur avons rendu l’eau-de-vie, et nous sommes quittes.

Dès que l’usage de la nicotine tendit à se généraliser sérieusement, on pensa à en tirer bon parti au point de vue de l’impôt, et en 1621 le tabac fut frappé d’une taxe dont la perception fut attribuée à la ferme générale. C’était l’époque où la fabrication — rudimentaire — n’avait pas encore réussi à pulvériser mécaniquement les feuilles importées d’Amérique ; chacun portait alors sa carotte et sa râpe. Cela n’empêcha pas la vogue de persister. En quarante ans, le produit du nouvel impôt avait presque décuplé, car la ferme des tabacs, qui en 1680 rapportait simplement 500 000 livres, donnait un revenu net de 4 200 000 livres en 1720[2]. De 1723 à 1747, la Compagnie des Indes, destinée, après avoir fait concevoir tant de magnifiques espérances, à mourir si misérablement, posséda les tabacs, qui entrèrent ensuite dans le mécanisme des droits réunis. Ils y restèrent jusqu’au décret du 20 mars 1791, qui reconnaissait à tous les Français le droit de cultiver, fabriquer et vendre du tabac sous quelque forme que ce fût. Deux ans plus tard, une restriction fiscale modifia cette liberté absolue, et les négociants en tabac furent tous astreints à payer une licence.

Par les sophistications que les marchands de comestibles font aujourd’hui subir à leurs denrées, malgré l’étroite surveillance dont ils sont l’objet, on imaginera facilement ce que pouvait être ce commerce spécial dans ce temps-là. Sous le nom de tabac, on fumait toutes les herbes de la Saint-Jean, des feuilles de choux, des feuilles de noyer, du varech, du foin ; on prisait du tan, du poussier de mottes, des racines de lichen d’Islande porphyrisées et bien d’autres choses dont le nom honnête est encore à trouver. Les vrais amateurs faisaient à grands frais venir leur tabac de la Hollande, qui du moins fournissait des produits sincères de Varinas et de Virginie, à la marque des Trois-Rois. Cette situation se prolongea jusqu’au milieu de la période impériale.

Une remarque fortuite faite par Napoléon Ier amena, dit-on, le régime du monopole exclusif, qui dure encore et ne parait pas près de prendre fin. Au commencement de l’hiver de 1810, à un bal donné au palais des Tuileries, l’empereur vit passer devant lui une femme couverte de diamants. Il demanda quelle était la personne qui était assez riche pour étaler une telle profusion de pierreries. On lui répondit que c’était tout simplement madame Robillard, dont le mari était fabricant de tabacs. Ce renseignement ne tomba pas, comme l’on dit vulgairement, dans l’oreille d’un sourd, et dès le 29 décembre de la même année un décret, complété par un autre du 11 janvier 1811, décidait que dorénavant la fabrication et la vente des tabacs appartiendraient exclusivement à l’État. Comme l’expérience manquait et que l’on craignait de faire des écoles onéreuses, on employa les anciens fabricants, qui du moins avaient pour eux le bénéfice de l’expérience acquise ; mais on avait appris à se défier de leurs façons de procéder ; aussi, pour les soumettre à une surveillance qui ne permît nul écart et fît rendre à l’affaire tout l’argent qu’elle contenait, on les plaça sous la direction immédiate des droits réunis, qui plus tard sont devenus nos contributions indirectes. C’est donc en réalité de 1811 que date l’organisation régulière des manufactures de tabacs en France. Le monopole, renouvelé tous les dix ans, a été prorogé jusqu’au 1er janvier 1873, par la loi du 23 mai 1862.

La régie des tabacs a été soumise aux contributions indirectes jusqu’en 1831 ; à cette époque, elle devint une direction relevant du ministère des finances ; en 1848, le ministre, ne se rendant pas sans doute un compte bien net de ce que pouvait être cette administration compliquée, qui touche en même temps à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, remit les choses sur l’ancien pied ; les contributions redevinrent maîtresses absolues du monopole, qui ne fut plus considéré que comme une affaire fiscale très-importante. Les inconvénients d’une telle organisation, qui enlevait au service de l’exploitation du monopole des tabacs un conseil spécial dans lequel tous les perfectionnements dont les procédés de fabrication sont susceptibles étaient discutés et approfondis à un point de vue d’ensemble, ne tardèrent pas à frapper les yeux les moins clairvoyants, et un décret du 12 mars 1860 nomma un directeur général des manufactures de tabacs.

La mesure était excellente : on put le reconnaître promptement en voyant la nouvelle administration s’efforcer de donner satisfaction aux goûts du public et réaliser d’importantes économies dans l’emploi des matières premières, ainsi que dans les frais de manutention. À l’origine du monopole, la fabrication des tabacs était empirique ; de vieux contre-maîtres, ayant précieusement conservé la tradition des ateliers, indiquaient les procédés, les faisaient mettre en œuvre et restaient bouche béante devant tout cas anormal qui se présentait, ne sachant comment résoudre un problème imprévu. Chaque fabrique avait ses habitudes et n’en voulait changer ; les mêmes espèces, traitées de la même manière, produisaient des résultats opposés ; on n’était jamais certain de retrouver les qualités qu’on recherchait : bon aujourd’hui, le tabac était exécrable huit jours après, quoiqu’il sortît de la même manufacture et fût composé des mêmes éléments. À cette heure, il n’en est plus ainsi, et tout ce qui concerne la production du tabac, depuis le semis des graines jusqu’à l’emballage de la poudre ou du scaferlati[3] arrivés à l’état parfait, est conduit scientifiquement.

L’État a un intérêt puissant à ne fournir que des produits de premier ordre qui, excitant à la consommation, accroissent le revenu de l’impôt ; d’autre part, il a compris qu’il avait charge d’âmes et que son devoir était, en assurant à ces mêmes produits une sincérité irréprochable et une innocuité presque complète, de sauvegarder la santé des populations. L’État, fabricant, disposant de ressources supérieures à celles de tout autre industriel, ne doit laisser sortir de ses ateliers que des objets se rapprochant de la perfection. Pour arriver à ce résultat, il ne suffisait pas de remanier l’institution elle-même, il fallait changer le personnel chargé de la faire mouvoir ; c’est ce que l’on fit, et les agents supérieurs des manufactures de tabacs sont sans exception choisis actuellement parmi les élèves les plus distingués de l’École polytechnique.

Cette innovation date de 1831 ; mais depuis une vingtaine d’années seulement elle a pris un développement sérieux, et grâce à elle la science s’est emparée d’une industrie à laquelle elle a fait faire d’inconcevables progrès. Tout vieux fumeur conviendra qu’il n’y a plus heureusement aucun rapport entre les tabacs durs, acres et violents qu’on nous fournissait jadis et ceux que nous fumons aujourd’hui. La prise de possession des manufactures par les anciens élèves de l’École polytechnique et surtout l’installation de la direction générale ont eu immédiatement un triple résultat qu’il est bon de signaler : amélioration des produits, accroissement de la fabrication, remplacement de la main-d’œuvre par des procédés mécaniques perfectionnés. On sait maintenant le pourquoi de toutes choses, on peut facilement prévoir les accidents, y porter remède d’avance et les empêcher de se manifester. Dés qu’un problème se présente, il est étudié scientifiquement, expérimenté et résolu.

On est arrivé à déterminer exactement les mystères de la fermentation, à préciser les dosages, à combiner les mélanges, à débarrasser la plante des principes malsains qu’elle contient, tout en lui conservant une saveur recherchée ; on a délivré les hommes de travaux rebutants et pénibles ; les chevaux aveuglés qui tournaient le manège sont remplacés par les machines à vapeur ; l’analyse chimique a découvert les principes nutritifs particuliers que le tabac demande à la terre ; on marche à coup sûr, éclairé par des théories que la pratique a vérifiées, et l’on est dans une voie d’amélioration constante que rien ne paraît devoir interrompre.

Il ne faut pas croire que les élèves soient aptes à rendre beaucoup de services aux manufactures lorsqu’ils sortent de l’École polytechnique. Dans ce dernier établissement ils ont surtout appris à apprendre, ils ont acquis un instrument de travail général qui a besoin d’être développé et spécialisé. De même qu’il faut passer deux années à Metz, à l’École des ponts et chaussées ou des mines, avant de pouvoir faire creuser une tranchée ou construire un pont, il faut, avant d’être admis au grade d’ingénieur aux tabacs, rester pendant deux années à l’École d’application ou, comme on dit, au laboratoire. Il suffira de rappeler que Gay-Lussac a dirigé ce laboratoire pour faire comprendre à quels hommes élevés dans la hiérarchie des sciences on le confie généralement.

L’École d’application pour les tabacs n’a rien des somptuosités des Écoles des mines et des ponts et chaussées ; elle est fort modestement installée dans le grossier bâtiment qui jadis contenait la pompe à feu du Gros-Caillou[4]. Les dépenses exigées n’ont rien de considérable et ne sont guère en rapport avec les 180 millions que les tabacs rapportent annuellement. Le matériel et le personnel grèvent notre budget d’une somme de 17 200 francs. Il est difficile d’agir avec plus d’économie. Une partie de l’installation néanmoins paraît suffisante ; le laboratoire, où tous les fourneaux sont alimentés par le gaz, est très-grand, outillé d’une façon convenable et a vu distiller plus de poisons que les Exili et les Borgia n’en rêvèrent jamais. Parfois, dans cette large salle où les murs en carreaux de faïence blanche renvoient une lumière à la fois douce et puissante, on amène un lapin trop confiant ou un chat lâchement attiré par un morceau de mou. Une baguette de verre trempée dans la nicotine et appliquée sur la glande lacrymale du lapin le foudroie presque instantanément ; la même opération faite dans la gueule du chat détermine chez ce dernier un état nerveux indescriptible. Il s’arrache littéralement la langue à coups de griffe pour se débarrasser de cette saveur acre et brûlante ; puis les convulsions le prennent, le secouent par bonds prodigieux et le tuent dans une attaque de tétanos. Du reste, ce supplice n’est pas long, et en moins de deux minutes la vie si particulièrement persistante des félins est éteinte.

Ce sont là, on peut le croire, les expériences exceptionnelles. Ordinairement le laboratoire est fort calme : un homme, sérieux et réfléchi, est penché au-dessus d’un matras et surveille attentivement un mélange bouillonnant que n’auraient point répudié les antiques sorcières de Campanie ; des jeunes hommes, vêtus de longues blouses blanches, s’occupent autour de quelque cornue de forme baroque ; par les fenêtres ouvertes, on entend les oiseaux qui chantent sur les arbres du quai d’Orsay ; il y a de la poussière partout, et les araignées, que nul ne dérange, filent paisiblement leur toile à l’angle des plafonds.

Dans toute école il faut un amphithéâtre, pour que les élèves puissent s’asseoir en face d’un professeur qu’ils écoutent et qui les voit. L’amphithéâtre de la manufacture du Gros-Caillou est un objet de curiosité. Jamais école primaire d’un hameau perdu dans les Cévennes ou sur les landes de la basse Bretagne n’eut mine plus pauvre et plus piteuse. La chaire du professeur est figurée par un fourneau derrière lequel il s’installe sur une chaise de paille ; les élèves se juchent comme ils peuvent sur deux ou trois planches qui représentent les gradins et où les bocaux, les ballons, les bassines, les thermomètres leur disputent la place. Tout se passe en famille fort heureusement, et il faut espérer que la cordialité des relations ôte plus de gêne que n’en donne l’insuffisance d’une telle salle d’études. C’est là qu’on fait aux élèves les cours techniques de chimie, de physique et de comptabilité administrative qui donnent lieu, chaque année, à des examens sévères. Le cours de mécanique, un des plus importants sans contredit, et auquel d’incessantes découvertes donnent un intérêt majeur, est professé dans une salle qui contient les modèles réduits de toutes les machines employées pour la fabrication du tabac. On pourrait croire qu’afin de rendre cette étude attrayante et lui imprimer un caractère réellement pratique, une machine à vapeur, si modeste qu’elle soit, communique le mouvement à tous les rouages. Nullement ; mais étudier des machines immobiles, c’est faire de l’anatomie sur des mannequins ; aussi on a imaginé un arbre moteur qu’on met en branle à l’aide d’une manivelle tournée à la main. De cette façon, ce n’est plus la mort, mais ce n’est pas encore la vie.

Dans la cour qui précède le laboratoire, s’étend le jardin botanique. La composition du sol et la culture entrant pour une part énorme dans les qualités constitutives du tabac, il est élémentaire que les élèves puissent faire sur nature des études sérieuses souvent renouvelées. Un jardin botanique spécial destiné aux expérimentations était donc indispensable. L’administration compétente l’a compris, et elle a accordé à l’école d’application, avec un libéralisme dont il faut lui savoir gré, sept ou huit vieilles caisses provenant des envois d’outre-mer, absolument hors de service, mais dans lesquelles on a pu mettre un spécimen de différents terrains, les traiter à l’aide de certains gaz ou de certains sels, piquer des plants de tabacs divers et essayer, faute de mieux, de ce genre de culture en chambre. C’est un peu plus grand que « le jardin de Jenny l’ouvrière », mais pas beaucoup plus.

On ne se contente pas de faire des cours théoriques aux élèves, on leur donne toutes les notions pratiques qui peuvent leur être nécessaires, et l’on a poussé cela si loin, qu’on leur apprend à faire eux-mêmes des cigares, afin qu’ils puissent plus tard, en parfaite connaissance de cause, surveiller cette branche de la fabrication. Entre la première et la seconde année d’études, chaque élève est envoyé en mission dans une manufacture et doit rendre compte des faits qu’il a observés sur la fabrication locale et sur les procédés de culture dont leur jardin botanique, — il faut en convenir, — ne leur donne qu’une idée passablement incomplète. La culture est en effet un objet de la plus haute importance : c’est d’elle le plus souvent que dépend la récolte, et de la récolte découle le plus ou moins d’abondance de la production. Or, comme il faut toujours être en mesure de satisfaire aux exigences du public, il importe que nous trouvions chez nous, sur nos terrains mêmes, une assez grande quantité de tabacs pour subvenir à nos besoins, car sans cela nous sommes obligés de nous fournir à l’étranger, où nous rencontrons des qualités inférieures et des prix très-élevés. L’analyse chimique a démontré que la faculté combustible des feuilles de tabac était spécialement fournie par des sels de potasse ; tout tabac qui en était dénué, celui d’Algérie par exemple, brûlait mal, ou, pour parler le langage technique, brûlait noir.

Rien n’est plus facile que d’ajouter, pendant la manutention, de la potasse au tabac qui en manque ; mais le principe de l’administration actuelle est que ses produits, quelle qu’en soit la provenance, doivent être soustraits à toute addition de corps étrangers et rester absolument purs. Il a donc fallu que ce fût la culture elle-même qui fournît aux plants de tabac la potasse qui leur est indispensable pour être plus tard d’une combustion facile. L’étude des engrais a permis d’arriver à ce résultat et d’utiliser ainsi des quantités énormes de matières qui, sans cela, n’auraient été bonnes qu’à laisser pourrir sur pied. Chaque terre réservée aux tabacs est donc expérimentée ; on en reconnaît les éléments constitutifs, et l’on peut déterminer ainsi de quel genre de fumure elle a particulièrement besoin. Heureusement que les cendres sont un engrais facile à trouver et qu’elles contiennent assez de potasse pour permettre au tabac de s’en imprégner suffisamment.

La culture du tabac n’est pas libre en France ; elle était autrefois limitée à huit départements, mais les progrès de la consommation sont tels, qu’il a fallu étendre les zones autorisées, et que aujourd’hui dix-neuf départements fournissent notre tabac indigènes[5], qui provient en majeure partie de semences apportées originairement de l’Amérique du Nord et ensuite de la Havane. Cette culture donne lieu à une surveillance qu’on n’imagine guère et à une comptabilité des plus détaillées. On enregistre non-seulement le nombre de pieds de tabac poussés dans un champ dont la contenance est exactement connue, mais encore le nombre de feuilles de chaque tige. Elles sont l’objet de soins tout particuliers, et jamais orchidée unique fleurissant dans la serre d’un millionnaire n’a été entourée de précautions plus subtiles. On les visite le jour et la nuit pour en écarter les chenilles, les loches et les colimaçons. Une à une, selon le degré de maturité qu’elles présentent, elles sont cueillies, puis suspendues dans des séchoirs largement aérés, où elles se dessèchent lentement sous l’influence de l’air ambiant.

Les cultivateurs ne peuvent employer les graines de leur choix ; chaque année on leur remet ce qui est nécessaire à leur semis, car l’étude et l’expérience ont là encore fourni des indications précieuses et prouvé que certains tabacs prospèrent dans tel terrain et dépérissent dans tel autre. Il faut environ dix-huit mois pour qu’une récolte rentrée, séchée, pliée, soit mise en balles et expédiée dans un des magasins qui sont disséminés sur notre territoire, à portée des centres producteurs. Là, ils sont gardés dans des conditions atmosphériques qu’on a reconnues propres à n’enlever au tabac aucune qualité essentielle. Les agents chargés de surveiller la culture et de diriger le travail des magasins sont au nombre de 524. Les magasins conservent les tabacs bruts et les expédient aux manufactures selon les besoins de ces dernières.

Quand le tabac a été fabriqué, il est envoyé à des entrepôts où les débitants au détail vont s’approvisionner. La culture, les magasins, les manufactures, appartiennent à la direction générale ; les entrepôts et les débits dépendent des contributions indirectes. Il y a en France 31 magasins de feuilles indigènes, quatre de feuilles exotiques, 18 manufactures[6], 557 entrepôts et 40 599 débits[7]. La recette de 1868 s’est élevée à 248 587 000 francs, dont il faut retrancher 58 632 000 francs de dépenses générales. Le département de la Seine, c’est-à-dire Paris presque exclusivement, qui l’an dernier a prisé, fumé, mâché pour 39 758 900 francs de tabac, possède pour sa part 1 071 débits, quatre entrepôts et deux manufactures. Ce sont ces dernières que nous étudierons avec quelque détail, afin de voir par quelle série d’opérations le tabac doit passer avant d’être livré à la consommation.

ii. — le gros-caillou.

L’île des Cygnes. — Le passeur. — Distributions défectueuses. — Dieu vous bénisse ! — Les quatre formes du tabac. — Le magasin. — Mélanges. — Le râpé. — Manoques. — Mouillade. — À dos d’homme. — le hachage. — Imprudences. — Les masses. — Fermentation. — Sape. — Brouillard. — Râpage. — La vieille râpe. — Moulins à bras. — Moulins anglais. — Pulvérisation. — Vis d’Archiméde. — Noria. — Tamis. — Circulus. — Bottes de toile. — Râpé sec. — Seconde mouillade. — Râpé humide. — Les cases. — Le montant. — Râpé parfait. — Pâleur. — Salle des mélanges. — Mise en tonneaux. — Quarante mois pour faire une prise de tabac. — Supériorité de fabrication. — Cabinet mystérieux. — Le secret des priseurs. — Fève de Tonka. — Scaferlati. — Écabochage. — Guillotine. — Rémouleur. — Acier Pétin-Gaudet. — Dessiccation. — Ancien système. — Torréfacteur Rolland. — Intelligence d’une machine. — Ventilation. — Empaquetage. — Desiderata. — Les rôles. — Les cordiers. — Menus filés. — Sauce. — Quantités fabriquées. — Cigares. — Infectados. — Cigarettes. — Arménien.


La manufacture du Gros-Caillou est située sur le quai d’Orsay ; c’est l’ancienne fabrique de M. Robillard, qui fit là une grosse fortune avant l’établissement du monopole. Elle s’étend, sans aucune symétrie, sur une superficie de deux hectares et demi qui, par la seule plus-value des terrains, donneraient amplement, s’ils étaient vendus aujourd’hui, de quoi élever vers Grenelle ou vers la Santé une manufacture modèle vraiment en rapport avec une si considérable exploitation. C’était jadis un amoncellement de masures auxquelles on ajouta, en 1827, les bâtiments d’habitation qui lui servent de façade et qui ont pris la place de cabarets mal famés et d’une maison occupée par un batelier, dont l’unique travail consistait à transporter les passants dans un large bateau qui tenait lieu, tout seul, des ponts que nous traversons aujourd’hui.

Telle qu’elle est, cette manufacture n’est point belle. Les constructions semblent en avoir été élevées sans plan déterminé, selon les exigences du moment ; les services, au lieu d’être groupés ensemble sous la même main, ont été forcément disséminés dans de vastes salles que réunissent des escaliers incommodes, souvent étroits, toujours pénibles à gravir. Les cours, exposées au soleil, sont égayées par quelques arbres qui se détachent sur les hautes murailles blanches et mornes. Deux immenses cheminées en briques garnies de paratonnerres dominent les toitures. On entend le bruit régulier des machines à vapeur et le ronflement des foyers qui dévorent le charbon. Dés que l’on a franchi la porte, on ne peut se méprendre, on est bien dans une manufacture de tabac. On n’a encore rien vu, que déjà un parfum chaud et comme acidulé vous enveloppe, s’attache à vous, imprègne vos vêtements, vous accompagne partout et vous suit longtemps encore après que l’on est sorti. On entre, on éternue ; le portier sourit, il a reconnu un novice.

On croit assez généralement qu’il suffit de pulvériser une feuille de tabac, de la rouler, de la hacher pour pouvoir priser, chiquer ou fumer, et l’on se trompe. Les préparations sont multiples, lentes et exigent des précautions très-variées. Pour obtenir le tabac sous les quatre formes principales qui sont chères aux consommateurs, sous forme de râpé, c’est-à-dire de poudre, de scaferlati, de rôles (tabac à mâcher) et de cigares, ce n’est pas trop, si l’on veut qu’il soit irréprochable, de tout ce que l’on sait aujourd’hui de chimie et de mécanique.

La manufacture possède un magasin particulier qu’elle fait remplir et qu’elle vide sans cesse. Il est immense et double, car il est situé en partie rue Nicot et en partie dans l’enceinte même de l’établissement ; mais si grand qu’il soit, quand il est bourré du plancher aux solives, il contient les matériaux nécessaires à la consommation de Paris pendant quatre mois. C’est là qu’on empile, en ayant soin de séparer les espèces différentes, les balles renfermant les tabacs indigènes, les sacs en poil de chameau venus d’Orient, les larges caffas en sparterie apportés des bords du Danube, les boucauts de Virginie, les peaux de bœuf arrivées de Guatemala. À l’abri de l’humidité et du soleil, ces tabacs de toute provenance attendent que l’heure soit venue pour eux d’être transportés aux ateliers. L’odeur qui en émane, toute pénétrante qu’elle soit, ne paraît pas trop déplaire aux souris, qui trottent menu à travers les boucauts gerbés et font souvent un trou dans les balles afin d’y établir leur nichée.

Selon la forme que l’on veut donner au tabac, on demande au garde-magasin des espèces désignées dont le choix a été déterminé par l’expérience. Sauf pour les cigares de Havane, on peut affirmer que tout tabac, si l’on veut qu’il soit agréable au goût, doit être mélangé avec d’autres dans certaines proportions qui ont été l’objet d’études approfondies. Notre râpé ordinaire, dont la célébrité est telle qu’il s’en expédie maintenant aux quatre coins du monde, est composé de huit espèces de tabacs[8] qui, se corrigeant, se modifiant, se développant l’une l’autre, arrivent à acquérir cet arôme particulier qu’un connaisseur devine au premier flair. Un employé, humant une prise avec délices, me disait : « Ah ! que de tâtonnements il a fallu pour arriver à un pareil résultat ! » La manufacture du Gros-Caillou, qui produit chaque année environ deux millions de kilogrammes de tabac en poudre, est très-fière de son râpé. C’est donc du tabac en poudre qu’il convient de parler d’abord.

Les balles sorties du magasin sont éventrées ; on en retire le tabac qui y est déposé en manoques, c’est-à-dire en bouquets de vingt ou vingt-cinq feuilles dont la caboche, la tête, est attachée par une feuille grossièrement tordue. Tous ces faisceaux, secoués avec soin, déliés, sont examinés, et l’on en retire les feuilles qui ont subi quelques avaries. Lorsque ce premier travail d’épuration est terminé, travail assez pénible, car il soulève un nuage d’âcre poussière qui pénètre dans la gorge et provoque la toux, les feuilles sont portées dans une salle dallée pour y subir la mouillade. Méthodiquement répandues, empilées et ressemblant ainsi à un tas de feuilles sèches réunies à l’automne, elles sont aspergées d’eau contenant 10 pour 100 de sel marin, à l’aide d’arrosoirs maniés par des hommes qui vont et viennent autour de cet amas de tabacs bruts comme des jardiniers autour d’un plant de légumes. L’eau versée sur la face externe descend peu à peu par infiltration jusqu’aux couches inférieures, s’écoule déjà brunie et chargée de matières colorantes dans une rigole qui la conduit à une large cuve, où les ouvriers la reprennent pour la jeter de nouveau sur les feuilles. Elles restent là vingt-quatre heures sous l’influence d’une humidité persévérante qui finit par les imprégner complètement, leur donne une souplesse analogue à celle du linge mouillé et permet qu’on les développe avec facilité sans risquer de les briser. Le sel qui entre dans le liquide de la mouillade a pour but de mettre obstacle à toute fermentation putride qui se produirait infailliblement par le contact prolongé de l’eau simple avec une matière végétale.

Lorsque les feuilles ont atteint le degré d’humidité et de flexibilité voulu, on les transporte enfermées dans des sacs manœuvrés à dos d’homme, — méthode pénible et barbare qu’on aurait dû abandonner depuis longtemps, — dans la salle du hachage. Les hachoirs pour le tabac râpé ont une action tellement rapide, que deux suffisent aux besoins de la manufacture, et encore ne sont-ils en œuvre que pendant une partie de la journée. Les feuilles prises en paquet sont entassées et poussées par un ouvrier dans une auge aboutissant à un cylindre dentelé, qui les saisit et les fait glisser en quantités à peu près égales vers un tambour armé de six lames obliques. Ces lames, très-tranchantes, dans le mouvement de rotation imprimé au tambour par la vapeur, viennent cent vingt fois par minute araser le cylindre et y rencontrer les feuilles, qu’elles coupent régulièrement en lanières larges d’un centimètre. Le tambour, par l’agilité des évolutions giratoires, fait l’office de van et chasse dans un sac accroché à l’orifice antérieur de l’appareil toutes les parcelles de tabac qui s’accumulent à vue d’œil et voltigent dans le coffre de la machine comme des brins de paille entraînés par l’orage. Cet outil, très-bruyant et d’une force irrésistible, taille facilement 1 200 kilogrammes de tabac en une heure.

Parfois, lorsque les longs rubans de tabac encore humide, s’accumulant entre les parois internes de la boite et le tambour emporté par la rotation, ne tombent plus avec régularité dans le sac ouvert qui les attend, un ouvrier passe son bras dans cette formidable machine et ramène d’un seul geste toutes les feuilles paresseuses. Il est impossible de voir cela sans trembler, car il suffirait d’un écart insignifiant pour que le bras, saisi dans la roue armée, retombât en lambeaux. Lorsque à ces hommes on fait une observation, ils se contentent de lever imperceptiblement les épaules et de sourire, avec une politesse qui n’est peut-être pas dénuée d’impertinence. On dirait, à voir leur hardiesse, qu’une longue habitude a créé entre eux et la machine une convention tacite en vertu de laquelle bien des imprudences sont tolérées sans être punies.

Du premier étage, où travaillent les hachoirs en gros, le tabac est ramené au rez-de-chaussée, dans une salle tout de bois et de dimensions telles qu’elle ressemble à une grange. C’est là qu’on établit les masses. Ce sont de véritables meules pareilles à celles que les paysans construisent dans les champs avec les foins et les tiges de céréales. Chaque masse contient en moyenne 40 ou 50 000 kilogrammes. Dans un tel amoncellement de matières végétales humides, la fermentation ne tarde pas à se déclarer ; les diverses espèces de tabac, pénétrées l’une l’autre par les émanations, acquièrent peu à peu une saveur égale qu’on dirait empruntée à la même essence. La chaleur augmente de jour en jour, gagnant du centre à la circonférence et atteint bientôt 75 et 80 degrés.

Un thermomètre très-attentivement surveillé et plongeant au cœur même des masses indique le développement du calorique. Dès qu’on peut soupçonner qu’il va dépasser le point scientifiquement déterminé, on fait des tranchées, à coups de pioche, largement, comme sur des terrains attaqués à la sape ; on donne de l’air à cet amas de matières fermentescibles par excellence ; on éteint, pour ainsi dire, le feu qui le menace, et l’on évite la combustion spontanée, qui, sans cette précaution, ne manquerait pas de se produire. Des rideaux en forte toile grise, garnissant les fenêtres, empêchent la lumière d’entrer trop vivement et de donner à la fermentation une activité qui ne serait pas sans péril. Une atmosphère énervante et lourde plane dans cette immense chambre où les parquets, les poutres, les lambris, sont recouverts d’une teinte brune, dont la nuance dénote l’origine au premier coup d’œil. Le tabac reste en masse pendant six mois ; il ne faut pas moins de temps pour que les résultats cherchés soient obtenus. Cette lente opération a pour but de débarrasser le tabac d’une partie de la nicotine qu’il contient à l’état de nature et de provoquer une fermentation acétique qui, détruisant les acides, ne laisse subsister que des matières dont l’innocuité a été reconnue.

Lorsque l’on démolit les masses, on voit flotter au-dessus d’elles un brouillard bleuâtre et léger semblable à ces vapeurs qui, dans les jours d’automne, courent sur le bord des rivières aux heures du soleil levant. Les ouvriers qui accomplissent cette besogne sont en sueur, comme s’ils travaillaient dans une étuve ; les lanières de tabac collées ensemble forment de larges paquets agglomérés dont la configuration irrégulière et rugueuse rappelle celle du marc de raisin pressé. On les désagrège à coups de hoyau comme des mottes de terre. À la sortie de l’atelier des masses, le tabac mis en sacs est transporté au troisième étage du bâtiment, qui contient les engins de râpage, c’est-à-dire un moulin à l’anglaise, installé selon tous les progrès de la minoterie moderne.

Ce fut dans la seconde moitié du dix-huitième siècle qu’on substitua les moulins pulvérisateurs au vieux système de râpe qui avait dominé jusqu’alors. Une telle amélioration ne se fît pas sans peine : les ouvriers des manufactures de la ferme se révoltèrent, acceptèrent, repoussèrent les nouveaux engins et, après bien des luttes, ne furent réduits que par un arrêt du conseil daté de 1786. C’étaient des moulins à bras ; la manufacture du Gros-Caillou a conservé, en guise d’objets de curiosité sans doute, quelques-uns de ces instruments antédiluviens, qui rappellent exactement, quoique dans de plus fortes proportions, ces moulins à café qu’on fixe à une table par une vis à crampons et dont les ménagères font usage. Ce travail, qui, il y a peu d’années encore, exigeait un labeur extrêmement pénible, coûtait fort cher et employait un nombre considérable d’ouvriers, est exécuté aujourd’hui par de très-ingénieuses machines que trois ou quatre hommes suffisent amplement à conduire.

Le râpage nécessite trois systèmes mécaniques superposés qui occupent trois étages. Au troisième, le tabac, sortant des masses, est versé dans des trous munis d’une manche en toile qui le fait glisser au second dans les moulins. Chacun de ces derniers est formé d’une cloche renversée dont la face interne est garnie de lames fixées dans des plans verticaux ; au milieu de cette sorte de mortier, un pilon conique en fonte, armé d’ailerettes hélicoïdales, pivote à demi par un mouvement alternatif. Le tabac entraîné passe entre les lames du pilon mobile ; il est froissé, pressé, écrasé, et sous cette action continue il finit par être pulvérisé. Ces mortiers ou ces moulins, qui sont au nombre de vingt-six dans la même salle, se meuvent sans bruit et avec une douceur apparente qui cache une force sans égale. Ils communiquent tous, séparément, à l’aide d’une ouverture placée à la partie inférieure, avec une trémie longitudinale. Une vis d’Archimède, vis sans fin, qui tourne rapidement et ressemble à une immense tarière faite par Hercule ou Briarée, entraîne invinciblement le tabac vers un conduit de bois par où il descend au premier étage dans une sorte de vaste coffre fermé qui figure assez bien une armoire.

Ce coffre renferme une noria, c’est-à-dire une drague composée d’une chaîne sans fin munie de godets qui ramassent le tabac, le remontent au troisième étage et le versent sur des tamis métalliques automatiquement agités d’un va-et-vient perpétuel. La poudre arrivée à l’état normal traverse les mailles du tamis et glisse vers des sacs qui la reçoivent ; celle, au contraire, qui est trop grosse encore, est rejetée vers une trémie également balayée par une vis d’Archimède qui renvoie le tabac dans les moulins. C’est un circulus. La matière brute versée au troisième étage y remonte à l’état de mélange de grains suffisamment fins et de grains encore imparfaits, mais les tamis qui effectuent la séparation sont tellement précis, qu’ils savent, pour ainsi dire, choisir eux-mêmes et n’accepter exclusivement que les produits parvenus au degré de fabrication exigée.

Seulement si un grain de tabac, poursuivi par un mauvais sort, passe sur une portion de tamis déjà oblitérée et ne trouve pas une maille favorable, il peut, comme une âme en peine, tourner dans les trémies, être trituré par les moulins, monter dans la noria pendant des années entières, au hasard du vent qui le chasse et des machines qui l’entraînent. On calcule qu’en général il faut qu’un fragment de tabac fasse dix fois le voyage complet du haut en bas de la maison et subisse dix fois la morsure des mortiers avant d’être accepté par les tamis et reconnu satisfaisant. Aussi lorsque dans une journée on a livré 45 000 kilogrammes en lanières aux mâchoires des moulins, celles-ci n’en rendent guère plus de 5 000 suffisamment pulvérisés. Dans cet atelier, comme dans tous ceux où le tabac se présente sous forme de poudre ou de feuilles volantes, les ouvriers sont chaussés de longues bottes de toile rattachées au genou, qui leur permettent d’aller et de venir sans maculer, sans détruire, sans emporter sous leurs pieds des parcelles qui peuvent être utilisées pour la fabrication.

Le tabac étant porphyrisé, on peut croire qu’il n’y a plus qu’à le mettre dans des boîtes et à chanter : J’ai du bon tabac dans ma tabatière. Patience ! nous n’en sommes pas encore là. Il prend dès lors le nom de râpé sec et est enfermé, à l’abri de la lumière, dans de fortes cases en bois de chêne fermées par des poutrelles maintenues à l’aide de crochets de fer. Là il reste deux mois et fait une sorte de stage comme pour se reposer des manipulations qu’il a subies et se préparer à celles qui l’attendent bientôt. Il participe à la température extérieure ; mais comme il est parfaitement desséché, on n’a pas à craindre qu’il soit atteint par une fermentation intempestive. Au bout de huit ou dix semaines, il est enlevé du réduit où il était enfermé et jeté à la pelle dans une cuve carrée qui peut contenir 2 000 kilogrammes de poudre. Là il reçoit une seconde mouillade effectuée à raison de 18 p. 100 d’eau contenant elle-même 15 p. 100 de sel marin : de sorte que, par la première et par la seconde mouillade cinq kilogrammes de chlorure de sodium sont incorporés à 100 kilogrammes de tabac à priser. Devenu du râpé humide, il est de nouveau remis en cases par masses compactes de 25 à 30 kilogrammes. C’est là qu’il doit supporter la seconde fermentation.

Pour activer cette dernière, on prend dans une case, où déjà le ferment est en travail, une portion de tabac, échauffé qu’on met dans la poudre récemment mouillée, absolument comme les boulangers mêlent un fragment de pâte fermentée, qu’ils appellent le pâton, à la farine trempée qu’ils veulent faire lever. L’énorme armoire est alors hermétiquement fermée, et sur la porte on attache une pancarte qui relate la date de la fabrication, de la mouillade des éléments qui composent la poudre et le jour de la mise en case. La température s’élève peu à peu, et au bout de deux ou trois mois elle atteint environ 45 degrés. De temps en temps on visite les cases, on en vérifie la chaleur. Au bout de trois mois, on en retire tout le tabac, qu’on remet immédiatement dans une autre, en ayant soin auparavant de le bouleverser, de le mêler, de façon que chaque partie soit atteinte par une fermentation égale, qu’elle perde l’excès de nicotine et l’acide malique qu’il renfermait encore et qu’il développe cette chaleur légèrement ammoniacale qu’on nomme le montant, et qui, taquinant la membrane pituitaire, produit cette irritation si précieuse aux priseurs. Au bout d’un an, le râpé sec est enfin devenu du râpé parfait.

Toutes les cases qui datent d’une même époque, et dont le contenu offre un aspect satisfaisant, sont vidées à tour de rôle et rapidement. Ce genre de travail est assez pénible pour les débutants ; ce n’est pas impunément que les premières fois ils remuent ces masses chaudes d’où s’échappent des émanations ammoniacales assez vives ; cela pique les yeux, provoque des éternuements répétés et amène, dans quelques cas, des maux de tête violents. On s’y habitue cependant, plus vite même qu’on ne pourrait le croire, et bientôt l’on n’y pense plus. Néanmoins les ouvriers spécialement chargés de cette besogne ont le teint d’une pâleur mate et grisâtre. C’est là une simple décoloration du derme et non point un indice de faiblesse, car on peut les voir enlever et manœuvrer sans trop de gêne des sacs pesant 80 kilogrammes.

Tout le tabac sorti des cases est réuni dans la salle des mélanges, où 400 000 kilogrammes de poudre à priser peuvent trouver place. Là tous les tas séparés sont jetés les uns sur les autres et mêlés de façon à donner de l’homogénéité à ce qu’on appelle une fabrication. Dans cette masse, où les éléments des cases différentes sont absolument confondus ensemble, un échantillon est prélevé au hasard et porté au laboratoire, où l’on s’assure que toutes les qualités requises s’y rencontrent. Lorsque l’expérience a prononcé et qu’elle est favorable, le tabac est emballé après avoir été tamisé de nouveau, afin que les parties grumeleuses qui se sont formées pendant la période de fermentation soient pulvérisées.

Le tabac est mis dans des tonneaux où, comme le raisin dans une cuve de vendange, il est foulé par un homme qui le piétine et le tasse à l’aide d’un pilon de fer. Est-ce enfin terminé et va-t-on pouvoir le livrer au commerce ? Pas encore, il faut qu’il séjourne deux mois entre les douves, qui, le pressant de toutes parts, permettent aux molécules d’acquérir le plus haut degré de saveur possible. En nous résumant, si nous nous rappelons que la feuille récoltée reste dix-huit mois dans les magasins ; que, coupée en gros, elle a été six mois aux masses ; que, pulvérisée, elle a eu deux mois de cases comme râpé sec, un an comme râpé humide, et qu’elle demeure en tonneau deux mois comme râpé parfait, nous voyons qu’il ne faut pas moins de trois ans et quatre mois pour faire une prise de tabac.

Ce qui permet à l’État de donner une incontestable supériorité à sa fabrication en cette matière, c’est qu’il opère sur des quantités énormes, dont l’amoncellement seul, en dehors des excellents procédés mis en œuvre, amène une fermentation égale, largement développée, et qui procure un arôme qu’on ne trouve en réalité aujourd’hui que dans les tabacs à priser français ; mais il est des gourmets difficiles à qui notre râpé ordinaire ne suffit pas ; semblables à ces buveurs dont le palais perverti n’est plus chatouillé que par des vins factices composés de trois ou quatre crus différents, ils n’ont de plaisir à priser que des mélanges arbitraires où la science n’a rien à voir et où la fantaisie a la plus grande part. La manufacture est bonne princesse et se soumet à ces sortes de caprices.

Dans un coin de la maison s’ouvre une sorte de cabinet mystérieux. Lorsqu’on y pénètre, on aperçoit une rangée de dames-jeannes en grés bouchées avec des couvercles de bois. Elles renferment des échantillons de tous les tabacs à priser connus. Un employé, qui tient entre ses mains le secret des priseurs émérites de Paris, procède avec un sérieux sacerdotal aux triturations qu’on lui demande. Il y a des combinaisons célèbres qui portent le nom de ceux qui les ont inventées. Les mélanges Humann, Planard, Grammont sont assez recherchés ; celui de madame de Chabannes fait fureur. Un répertoire sur lequel j’ai pu jeter un coup d’œil indiscret, et qui contient de fort grands noms, entre autres celui de S. M. le roi Charles X, renferme la nomenclature des clients habituels et le détail de la composition particulière réclamée par chacun d’eux. Dans les proportions indiquées, on mêle au tabac ordinaire tant de parties de Virginie haut goût, d’Amersfort, qui sent le fumier, de Macouba, qui sent la rose, de Portugal, qui sent l’iris, d’Espagne, qui sent mauvais ; puis tout est enfermé dans un flacon de verre sur lequel on colle une étiquette : Mélange n° 932, M. N… Si j’en crois le petit registre, beaucoup d’ecclésiastiques sont en correspondance assidue avec l’employé chargé de composer ces poudres à priser qui, au dire des connaisseurs, ne valent pas un tabac sincère. Quelques personnes ont le goût assez dégénéré pour mettre dans leur tabatière cette graine de coumarou qu’on appelle la fève de Tonka. Je dois les prévenir qu’à la manufacture du quai d’Orsay on parle d’elles avec une commisération qui ressemble bien à du mépris.

Selon les espèces, les tabacs ont des destinations particulières et déterminées d’avance. Si le virginie et le kentucky entrent pour une portion notable dans le râpé, il n’en est pas de même des feuilles venues de Hongrie, d’Algérie, de Maryland, qui presque toutes sont réservées à la fabrication du scaferlati. Le tabac haché, le tabac de caporal, qui paraît aux vrais fumeurs supérieur à tous les tabacs du monde, est moins long à préparer que la poudre, mais il exige néanmoins, avant de parvenir à l’état parfait, bien des opérations qui ne manquent point d’importance. Après que toutes les manoques ont été secouées, elles sont écabochées, c’est-à-dire qu’à l’aide d’un large tranchoir manœuvrant sur une charnière, on en coupe le sommet au-dessous du lien qui les rattache. Ces caboches sont plus tard utilisées pour la poudre à priser.

Les feuilles subissent une mouillade de vingt-quatre heures, et, suffisamment amollies, sont envoyées à la salle des hachoirs. Ceux qui taillent le scaferlati n’ont rien de commun avec ceux qui coupent en gros les matières destinées à faire les masses du râpé. Cet instrument très-actif et très-précis est sinistre à voir, car en le regardant fonctionner il est impossible de ne point penser à la guillotine. C’en est une en effet, de petite proportion, et dont le coutelas se lève et s’abaisse 110 fois dans la même minute. La lame, inclinée à 45 degrés environ, est maintenue à l’aide de forts écrous sur un châssis qui glisse dans les rainures d’un cadre formant la partie antérieure de la machine. Une toile sans fin, manœuvrant par un mouvement continu sur deux rouleaux, reçoit le tabac, et l’amène progressivement sous un linteau de fer qui le comprime. Une roue dentelée et régularisée tourne sous l’influence de la vapeur, et à chaque mouvement de la lame fait avancer le tabac d’un millimètre, de façon qu’il se trouve précisément sous le couteau. Ce dernier s’abaisse avec une force irrésistible, et tout le tabac, tranché d’un seul coup à la limite que détermine une vis régulatrice, tombe dans une large manne disposée pour le recevoir.

Marchant sans interruption, un hachoir coupe facilement 100 kilogrammes de scaferlati en une heure ; mais à ce métier-là les lames s’émoussent vite : aussi on les remplace deux fois par heure ; celles qui sont détachées sont portées à un rémouleur, qui les aiguise sur une meule à laquelle la vapeur imprime des rotations que l’œil ne peut suivre. Ce n’est pas une petite affaire de rendre le tranchant à ces couteaux ; la force d’un homme suffit à peine, et il faut qu’il arc-boute contre son épaule une sorte de béquille en bois qui, prenant un point d’appui sur la lame, la maintient violemment contre la roue de grès, d’où jaillissent d’innombrables étincelles. L’acier, choisi parmi les meilleurs, est tiré de l’usine de MM. Petin et Gaudet. Cependant ces lames ne résistent pas toujours, et souvent elles rencontrent un obstacle qui les mène à mal. Parfois le hachoir est pris d’une oscillation subite, il a l’air de trébucher, le châssis bondit hors des coulisses, et le couteau se sépare en deux comme un verre brisé ; c’est que par inadvertance on a laissé glisser dans le tabac un clou, une clef, un objet de fer quelconque et que l’acier, d’autant plus fragile qu’il est mieux trempé, s’est rompu par la violence du choc.

Lorsque le tabac sort des hachoirs, il est plat, mouillé, sans consistance et comme affaibli. Il renferme 25 pour 100 d’humidité ; de plus, il contient beaucoup d’albumine, matière fermentescible par excellence ; il est donc très-apte à s’échauffer et à avoir cette fièvre dont les râpés sont atteints dans les masses et dans les cases ; mais ce qui donne de la saveur au tabac en poudre nuirait singulièrement au tabac haché, qui doit être soustrait à toute fermentation. Afin d’obtenir ce résultat, il faut le soumettre à une température assez élevée pour tuer le ferment et assez modérée cependant pour ne laisser à la combustion aucune chance de se produire ; on s’est arrêté à 95 degrés. Autrefois cette opération était très-dure et très-dangereuse pour les hommes qui en étaient chargés. Dans de grandes bassines de cuivre posées sur des fourneaux, on faisait chauffer le tabac à peu prés comme on fait cuire les marrons. Des ouvriers demi-nus, ruisselant de sueur, tournant autour des charbons allumés dont ils activaient la flamme, aspiraient à pleins poumons les vapeurs chargées de nicotine qui se dégageaient de ces masses, qu’on desséchait trop rapidement et surtout trop irrégulièrement. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi : une simple machine, inventée par M. Eugène Rolland, l’habile ingénieur qui, depuis 1844, a si puissamment contribué à la transformation de tout l’outillage de nos manufactures, se fait un jeu de mettre le scaferlati hors d’état de fermenter. Un torréfacteur fait à lui seul le service de vingt ouvriers.

L’aspect n’en est pas beau : sur un fourneau de brique repose un énorme cylindre qui ressemble à une locomotive sans tuyau ; mais la science n’est pas l’art et sa véritable esthétique est l’utilité. Le cylindre apparent n’est, pour ainsi dire, que le toit de la maison ; il abrite, il cache, il enveloppe de tous côtés un autre cylindre mobile pivotant sur lui-même, dont il est séparé par un espace libre dans lequel circule un courant d’air chaud alimenté par le foyer. Le tabac pénètre automatiquement dans le second cylindre, dont l’intérieur est muni de lames hélicoïdales armées de griffes de fer qui ressemblent aux dents d’une fourche ; celles-ci divisent le tabac qui, humide encore, à une tendance à se pelotonner, pendant que les lames le forcent à suivre le mouvement de rotation auquel l’instrument obéit. Le scaferlati, chauffé à 95 degrés par les nappes d’air presque brûlant qui le caressent sur toutes les surfaces, perd en un quart d’heure l’humidité dont il était imbibé, pendant que les ferments d’albumine qui risquaient d’en compromettre la conservation sont anéantis ; mais cela n’est rien encore.

Cette machine se dirige toute seule : il suffit qu’on lui jette de temps en temps quelques pelletées de combustible pour la nourrir ; elle ne demande rien de plus. Grâce à un petit appareil établi dans un coin de la muraille du fourneau, elle semble douée d’une intelligence, j’allais dire d’une âme particulière ; elle sait se régler et se maintenir rigoureusement à la température fixée d’avance. À la voir se réchauffer ou se refroidir, selon qu’il en est besoin, l’on croirait qu’elle obéit à un mot d’ordre. Un mécanisme dont la découverte est un trait de génie, figurant à peu près une balance et basé sur la loi de la dilatation de l’air par la chaleur, oblitère et dégage la seule prise d’air qui alimente le foyer. Si la température descend à 92 degrés, et par conséquent devient trop faible, le plateau de la balance se soulève et permet à l’oxygène d’entrer en plus grande quantité ; si au contraire la température monte à 97 degrés, le même plateau s’abaisse, intercepte le courant d’air, et par ce fait diminue l’intensité du feu sans cependant lui permettre de s’éteindre. C’est merveilleux.

Lorsque le tabac a subi le degré de chaleur voulu et qu’il s’accumule contre les parois postérieures du cylindre, celui-ci s’ouvre de lui-même par une valvule qui laisse échapper le trop-plein, mais dont le jeu est tellement rapide et si bien combiné, que la proportion d’air froid introduite est insignifiante. Quand le scaferlati vient de subir un pareil coup de feu, il est souple et humide en apparence ; mais, en réalité, il est suffisamment sec ; il ne s’agit donc que de le refroidir et de le débarrasser des poussières qu’il contient. À cet effet, on le soumet pendant quelques instants à un fort courant d’air produit par un ventilateur dans un cylindre à rotation qui fait, comme le torréfacteur, circuler le tabac au moyen de lames disposées en hélices et ne lui laisse pas un moment de repos. Cette ventilation puissante rejette toutes les poussières dans une chambre spéciale, pénètre le scaferlati, et suffit à lui donner de la consistance, comme l’eau froide donne la trempe à l’acier rougi.

Toutes les opérations essentielles sont alors terminées ; le tabac, qui offre une certaine ressemblance avec des cheveux coupés et crespelés, est réuni en masse, dans une salle aérée. Il reste là six semaines environ ; puis on le visite lestement pour enlever les côtes trop grosses qui, ayant glissé sous le hachoir, ressemblent à des bouts d’allumettes, les fragments de fer, de cuir, de bois qui ont pu s’y introduire ; on le purge, en un mot, dans les limites du possible, de toute matière étrangère ; puis on le pèse et on en fait des paquets fermés, scellés d’une étiquette qui relate le poids, la qualité, la date du décret d’autorisation et le timbre des contributions indirectes. Cette étiquette, qui est aux tabacs ce que le poinçon de garantie est aux ouvrages d’or et d’argent, porte une date, c’est celle du jour de la fabrication ; de plus, elle est timbrée de la lettre H et d’un chiffre : par exemple, H 20; cela signifie qu’au moment où le tabac a été mis en paquet, il contenait 20 pour 100 d’humidité.

Il est une amélioration que bien des personnes voudraient voir apporter dans la fabrication du scaferlati et qui concorderait avec les efforts dont l’administration n’est pas avare pour nous procurer des cigares de premier choix. Pourquoi ne ferait-on pas un tabac de caporal de luxe qui serait vendu deux ou trois francs de plus par kilogramme, mais dans la composition duquel il n’entrerait que des feuilles choisies et absolument dépouillées de ces côtes si désagréables à rencontrer, à fumer, qui oblitèrent les pipes et déchirent le papier à cigarette ? Rien ne serait plus facile cependant, on donnerait satisfaction à bien du monde, et de même qu’on fabrique pour les soldats et les marins un tabac de cantine coûtant un franc cinquante centimes le kilogramme, on peut parfaitement faire un scaferlati de premier choix destiné à ceux qui voudraient bien le payer. Nos manufactures sont outillées de façon à répondre presque immédiatement à toutes les fantaisies de la consommation ; le devoir du monopole est d’aller au-devant de tous les désirs ; la dépense qu’entraînerait la main-d’œuvre serait promptement couverte par l’augmentation du prix, et la régie ne pourrait qu’y gagner.

La mode, qui autrefois faisait en quelque sorte une obligation de priser, s’est depuis longtemps déjà tournée du côté du tabac à fumer ; mais voilà qu’aujourd’hui les chiffres officiels constatent que la consommation du tabac à mâcher augmente dans des proportions considérables. La vente des rôles (du mot rouler ; c’est le nom poli de ce qu’on appelle trop vulgairement la chique), qui en 1861 était de 533 918 kilogrammes, s’est élevée jusqu’à 718 519 en 1868 ; et le mouvement ascensionnel ne se ralentit pas. Est-ce à l’infiltration des mœurs américaines que nous devons cette laide habitude ? Les rôles de France ont, à ce qu’il paraît, un goût fort apprécié, et ils remplacent avantageusement ces tablettes en tabac de Virginie saturé de réglisse et de vin d’Espagne qu’on vendait jadis sous main et fort cher. C’est une partie importante de la fabrication du Gros-Caillou, et plusieurs ateliers y sont occupés. Toute personne qui a vu un cordier faire une corde à la manivelle sait comment on prépare les rôles, qui sont de deux espèces : les menus filés et les rôles ordinaires. Les feuilles, préalablement bien mouillées et écôtées, sont amorcées sur un rouet tournant avec une extrême facilité ; on file menu, et la corde en tabac ainsi obtenue est coupée à une certaine longueur qui représente un poids déterminé ; pour en augmenter la saveur et la défendre contre une dessiccation trop rapide, on la plonge dans un baquet plein de jus de tabac concentré qu’on appelle la sauce. Cette opération n’est point ragoûtante à voir et ne donne qu’une envie médiocre de mâcher du tabac.

Les cordes sont alors pelotonnées en paquets, qu’on expose à l’action d’une presse hydraulique afin de leur donner une forme régulière et de n’y laisser que la quantité de jus nécessaire. Chaque paquet est ensuite méthodiquement ficelé et enfermé pendant quelques jours dans un séchoir à température moyenne. Les rôles ordinaires, plus gros, semblables à de petits cordages et additionnés de feuilles de Virginie, sont tournés de la même manière, seulement avec plus d’activité, à l’aide d’un rouet mécanique obéissant à la vapeur.

La manufacture est toujours en mouvement, et les 1 611 ouvriers qu’elle occupe ne chôment guère ; en 1868, elle a produit 2 681 497 kilogrammes de scaferlati, 1 941 059 de râpé et 241 625 de rôles. À cette fabrication il faut ajouter 43 443 700 cigares à 15, 10 et à 5 centimes, dont les premiers sont composés de Brésil, de Mexique, de Havane et de France, et dont les derniers, enveloppés de feuilles de Kentucky, contiennent du tabac indigène mêlé à du tabac de Hongrie[9]. Pour donner un goût uniforme à ces feuilles de provenances diverses, on les réunit et on les place pendant vingt-quatre heures dans des cages à claire-voie, où elles plongent complètement au milieu d’un liquide coloré par une forte proportion de jus de tabac en suspension ; puis elles sont soumises à la presse hydraulique et obtiennent ainsi une saveur qui semble être produite par une seule et même essence de tabac. Les cigares à 5 centimes, ceux que la malice populaire, jouant sur les pompeuses dénominations espagnoles données aux cigares de la Havane, appelle volontiers des soutellas et des infectados, paraissent fort recherchés par la population, car, en 1868, la France en a fumé 667 872 775.

On fait aussi des cigarettes au Gros-Caillou, mais en petite quantité et de qualité médiocre. Il y a en Allemagne de simples épiciers qui excellent à ce genre de fabrication, où jusqu’à présent nous n’avons point réussi. Le papier qu’on emploie ici est trop cotonneux, le tabac se désagrège immédiatement et par grumeaux, la colle est trop brutalement étalée, l’ensemble est défectueux et ne donne pas de bons résultats. C’est une étude à faire, car, sous ce rapport, notre infériorité est peu discutable. Les Russes ont importé à Paris l’habitude du tabac turc ; il a fallu pouvoir les satisfaire, et on a autorisé un Arménien à fabriquer des cigarettes spéciales ; mais il ne peut les confectionner que dans l’enceinte de la manufacture, où on lui a réservé un atelier sous les combles. Trois ouvriers grecs, qui vous disent kaliméra lorsque l’on entre, coupent les feuilles à l’aide d’un hachoir primitif manœuvré à la main ; ainsi taillé et presque humide encore, le tabac est confié à des ouvriers qui l’enferment dans de minces feuilles de papier et le roulent pour lui donner la forme consacrée. La consommation de ce genre de cigarettes tend à prendre des proportions considérables, grâce à la sottise des femmes, j’entends celles qui ont quelque prétention à être honnêtes. Pour mieux ressembler aux filles dont elles envient le luxe, elles fument, et trouvent ainsi le moyen de réunir les mauvaises habitudes des deux sexes.

iii. — les cigares.

Manufacture de Reuilly. — Millares. — Disette. — Tabacs de Havane. — Betun. — Époulardage. — La robe. — La tripe. — Température factice. — Fabrication du cigare. — Silence. — Examen. — Séchoir. — Claros et colorados. — Bois de cèdre. — Cigares de grands crus. — Ancien système d’approvisionnement. — Système actuel. — Mission à Cuba. — Bureau du Grand-Hôtel. — Expertise et dégustation. — Contrebande. — Stage. — Tabac de Virginie en Angleterre. — Contrefaçon. — Caisses de secours, crèches et classes.


Au Gros-Caillou on ne fabrique à peu près que des cigares communs : les cigares de choix, faits en pur tabac de la Havane, sont réservés exclusivement à la manufacture de Reuilly, qui jadis était située hors barrière, mais que l’annexion de la banlieue a fait entrer dans l’enceinte de Paris. De grands arbres, de vastes terrains verdoyants l’entourent et lui donnent l’aspect joyeux d’une usine de campagne. Elle est de création récente et ne date que de 1857. À cette époque, la consommation des millares (cigares à 15 centimes) avait pris des proportions telles, qu’il n’était presque plus possible de répondre aux demandes et que les négociants de la Havane, voyant notre embarras, menaçaient d’augmenter leurs prix. On eut l’idée alors d’acheter des tabacs en feuilles dans les meilleures végas (plantations) de Cuba, de les expédier à Paris et de les confectionner en cigares. Une mission confiée à M. Rey, ingénieur des tabacs, réussit parfaitement ; on établit la manufacture de Reuilly, on forma des ouvrières, et les résultats qu’on a obtenus prouvent que nous pouvons lutter sans trop de désavantage contre la fabrication exotique. C’est là un point capital qui permet de livrer au public des cigares accessibles à bien des bourses et d’en retirer un bénéfice sérieux.

Ce premier succès a été un encouragement dont on a profité, et Reuilly produit maintenant des cigares de luxe, tels que londres, trabucos, régalias de la reina, depuis 25 jusqu’à 50 centimes, qui, sans tromper les vrais connaisseurs, parviennent du moins à les satisfaire. La manufacture emploie aujourd’hui 1 002 personnes, dont 939 femmes. Si les ouvriers ne lui manquaient pas, elle pourrait s’étendre sur les terrains voisins qui lui appartiennent et doubler sa manutention, ce qui permettrait de garder les cigares en magasin jusqu’à ce qu’ils aient atteint le degré de maturité parfaite. Chaque année 5 000 balles, renfermant environ 240 000 kilogrammes de tabac récolté dans les végas légitimes, c’est-à-dire célèbres de l’ile de Cuba, arrivent à Reuilly et sont précieusement conservées dans de vastes caves peu éclairées et de température toujours égale. Lorsque l’on a décousu l’enveloppe en forte toile, on en trouve une seconde formée des larges et résistantes feuilles arrachées au palmier royal (oreodoxa regia) ; cette dernière renferme les manoques de tabac liées au sommet et composant une poupée. Ces poupées sont, malgré le long voyage qu’elles ont accompli, encore imprégnées d’une certaine humidité, reste de la fermentation préalable qu’elles ont subie après avoir été rassemblées et empaquetées.

Pour obtenir cette fermentation, qu’ils considèrent comme indispensable à la bonne santé future du tabac, les planteurs jettent, dans une tonne pleine d’eau, tous les détritus de feuilles, les côtes, les résidus du balayage des ateliers qu’ils peuvent réunir. Au bout de huit jours de macération, ce liquide, qu’on nomme betun[10], dégage une insupportable odeur d’urate d’ammoniaque. On en asperge les feuilles préalablement isolées et étendues ; puis on confectionne les poupées et ensuite les tercios ou balles qui, la fièvre du ferment étant passée, exhalent, lorsqu’on les ouvre à Paris, un parfum tiède et légèrement vineux. Les manoques sont enlevées avec précaution, dénouées, secouées, trempées dans de l’eau pure et égouttées.

Lorsque les feuilles sont redevenues flexibles, on les fait parvenir à l’atelier d’époulardage, où de vieilles ouvrières, choisies parmi les plus habiles, sont chargées de les déployer complètement, de les examiner, de les écôter et de les classer selon la finesse, la couleur, la conservation du tissu. Ce sont ces femmes qui, en vertu d’une expérience lentement acquise, décident si telle portion de tabac doit se trouver à l’intérieur ou à l’extérieur du cigare, et, de plus, à quel genre de fabrication il convient de réserver telle ou telle feuille. Silencieuses et courbées au-dessus des mannes, elles étudient par l’odorat, la vue et le toucher chaque feuille séparément, avec la minutieuse attention d’un changeur appréciant une pièce de monnaie douteuse. Les fragments de choix, ceux qui n’offrent ni épiderme trop dur, ni nervures trop saillantes, ni déchirures, qui, en un mot, sont exempts de toute avarie, sont roulés ensemble les uns par-dessus les autres, à l’aide d’une machine composée de deux rouleaux mis en mouvement par un drap sans fin qui, saisissant la feuille, la fixe à un mandrin de bois. Ce mandrin, semblable à un gros bâton de sucre de pomme, conserve ainsi les feuilles réservées à la robe des cigares ; mais la préparation de la tripe présentait une difficulté qu’il a fallu résoudre.

Il n’est pas douteux que le climat de la Havane, à la fois chaud et humide, n’ait une influence considérable sur le tabac et ne lui communique des qualités particulières. On a donc cherché à placer les feuilles destinées aux intérieurs de cigares dans un milieu analogue, autant que possible, à celui qu’elles auraient eu à Cuba. On les enferme dans une salle où elles sont disposées dans des armoires ; chaque tas séparé, posé sur un tiroir à claire-voie, est muni d’un thermomètre. La température est invariablement fixée de 25 à 30 degrés ; de plus, un jet de vapeur, qu’on modère à volonté, donne la quantité précise d’humidité nécessaire. Il faut une lampe pour se diriger dans cette chambre, tant l’obscurité y est profonde, car on a reconnu que la lumière du jour était nuisible au tabac, et que celle du soleil lui était mortelle. Quand cette sorte de fermentation havanaise est accomplie, les feuilles sont séchées et livrées, selon les besoins du service, aux ateliers de consommation.

Lorsque l’on entre dans ces derniers, deux cents femmes tournent la tête, chuchotent, et, sous le regard du contre-maître, se remettent vite à la besogne. Chaque ouvrière a devant elle un rouleau, des débris de tabac, un petit pot de colle, un tranchet en forme de roue et une plaque de zinc trouée dont l’ouverture représente la forme exacte que le cigare doit avoir ; ce dernier outil s’appelle le calibre ou le gabarit. L’ouvrière choisit les morceaux de tabac qui doivent former l’intérieur (la tripe), les assemble sur une planchette en caoutchouc vulcanisé, les étire, les dispose de façon qu’ils n’offrent aucun pli, aucun point saillant ; d’un seul coup de la paume de la main, à la fois rapide et précis, elle les roule dans une feuille d’assez bonne apparence qui est la souscape ; c’est déjà presque un cigare, mais un cigare écorché auquel il manque l’épiderme. Une des feuilles de première qualité est alors enlevée au rouleau préparé à l’atelier d’époulardage, et, par deux coups de tranchet, taillée en lanières larges de quatre à cinq centimètres : c’est la robe ; on en revêt avec mille précautions la tripe et la souscape, et l’on colle légèrement l’extrémité afin que le cigare, parfaitement maintenu et emprisonné, offre assez de résistance pour ne point se dérouler ; puis, à l’aide d’un instrument fort ingénieux, qui donne à tous les cigares d’une même espèce une longueur égale, on coupe le bout, et l’opération est finie.

Une bonne ouvrière, ne perdant point de temps et travaillant dix heures, peut faire de 90 à 150 cigares de choix dans sa journée ; à la manufacture du Gros-Caillou, on en obtient facilement 500 à cinq centimes dans le même laps de temps. La fabrication dont j’ai succinctement raconté les différentes phases est réservée aux cigares de luxe (londres, trabucos, etc.). Pour les millares, on prend autant de soin, mais on va plus vite, grâce à un moule en bois dans lequel on forme la partie interne et la souscape qu’on n’a plus alors qu’à rouler dans la robe. Comme les ouvrières travaillent à l’entreprise, on peut croire qu’elles se hâtent ; elles sont bien payées, mais je doute qu’elles soient heureuses, car le silence est de rigueur dans les ateliers. Que l’administration soit parvenue à faire fabriquer des cigares qui font concurrence à ceux de la Havane, c’est fort beau ; mais qu’elle ait pu réussir à empêcher deux ou trois cents femmes réunies de parler, c’est miraculeux. Aussi elles se dédommagent lorsque la cloche annonce enfin l’heure de la sortie, et l’on peut croire que ce quartier lointain, si calme d’habitude, a là un moment d’animation sans pareille.

Les cigares, avant d’être soumis à la dessiccation, sont examinés un à un : au calibre, pour voir s’ils ont les dimensions prescrites ; au toucher, pour s’assurer qu’ils sont bien faits ; à la balance, par masse de 250, pour reconnaître s’ils renferment la quantité de matières indiquée. Ensuite, on les enferme dans le séchoir semi-obscur où ils doivent, perdant peu à peu l’humidité qui les avait pénétrés, arriver progressivement à un état qui les rende propres à la consommation. Ils restent là six mois environ ; ce stage durerait une année, qu’il n’en vaudrait que mieux, et le public n’aurait pas à s’en plaindre.

Lorsqu’ils sortent du séchoir, ils sont triés, divisés selon la nuance de la robe en claros et en colorados, puis attachés en paquets séparés, mis en boîtes fermées, scellées, étiquetées et livrées aux entrepôts où les débitants iront les acheter. Les millares seuls sont séchés et gardés à la manufacture de Reuilly ; les cigares de luxe sont expédiés au Gros-Caillou dans des boîtes de cèdre. Une scierie mécanique coupe en lames minces les troncs odorants apportés des Antilles et de l’Amérique du Sud. Le parfum en est doux, et l’on a cru reconnaître qu’il n’était pas sans influence sur les cigares.

Malgré l’habileté de nos ouvrières, malgré les tabacs achetés à Cuba, nos manufactures ne peuvent fournir ces cigares de grands crus qu’on ne trouve qu’à la Havane. Autrefois l’administration s’arrangeait avec le commerce libre. On choisissait un type de forme et de saveur, puis l’on passait un contrat avec des négociants qui, à leurs risques et périls, devaient faire venir la quantité de cigares demandée, semblables au modèle et en état de conservation parfaite. Malgré toutes les précautions prises, on était trompé bien souvent ; les rebuts étaient nombreux, et les prix de revient allaient sans cesse en augmentant ; un tel état de choses devenait compromettant et il fallut se résoudre à y mettre fin. Le Directeur général n’hésita pas : voyant d’une part les demandes incessantes de cigares exceptionnels dont il était assailli, de l’autre la fraude qui chaque jour gagnait du terrain et menaçait de le déborder, sentant en outre qu’un monopole, pour être respecté, doit offrir des produits variés et d’une qualité absolument supérieure, il proposa au ministère des finances d’installer à Cuba une mission composée d’hommes spéciaux qui seraient chargés d’acheter, pour le compte de l’administration, les meilleurs cigares de la fabrication havanaise. L’affaire était scabreuse et exigeait non-seulement une connaissance approfondie de la matière, mais une probité à toute épreuve, puisque ce genre de négociations allait entraîner chaque année un roulement de plusieurs millions de francs. Le ministre hésitait. — Quels agents assez sûrs me donnerez-vous pour manier de pareilles sommes et rester insensibles à la tentation ? — Des ingénieurs sortant de l’École polytechnique. — Le ministre s’inclina. — Avec ceux-là il n’y a rien à craindre, — et il signa l’ordonnance.

Le commerce se plaignit[11], on n’en tint compte ; la mission partit, s’organisa à demeure et fit les envois qui ont motivé l’ouverture du bureau du Grand-Hôtel (août 1862). Deux chiffres constatent l’importance du résultat obtenu : En 1861, la vente des cigares dits extra s’élevait par an à 7 495 000 francs ; en 1868, elle arrive à 14 634 000 francs ; les deux boutiques spéciales de Paris ont, en 1868, vendu à elles seules pour 2 700 044 fr. 95 cent, de cigares. Le débit du boulevard de la Madeleine ne suffit pas aux demandes, la vente augmente tous les jours, et le local où il est installé est devenu si manifestement trop étroit, qu’il faut le changer ou l’agrandir au plus vite. Les cigares achetés tout faits à la Havane et provenant exclusivement des végas de la vuelta de abajo, qui est aux tabacs ce que la terre du Clos-Vougeot est aux raisins, sont expédiés directement à la manufacture du Gros-Caillou pour y être conservés jusqu’au moment de la vente, et aussi pour y être dégustés. Cette opération peut sembler étrange à première vue, mais elle est rationnelle. En effet, pendant la traversée, quoique ces cigares soient enfermés dans des boîtes séparées contenues toutes dans une caisse de zinc revêtue d’un coffre en bois, quelques avaries ont pu les atteindre, et ils ne sont plus alors dans les conditions normales que représentait le prix d’achat. Le public n’y trouverait pas son compte et serait en droit de se plaindre.

Toute partie de cigares de la même provenance et de la même espèce est déballée et répandue sur une grande table. Trois ingénieurs, dont l’un porte le titre de directeur de l’expertise, après les avoir examinés au point de vue de l’apparence et de la conservation extérieure, en prennent une vingtaine au hasard et les fument. Ils les fument non pour eux, mais pour les consommateurs, objectivement, comme on dirait en Allemagne. Ce travail doit s’accomplir sur les 350 espèces de cigares, gros ou petits, forts ou faibles, depuis les damas, qu’on sent à peine, jusqu’aux vegueros, qui emportent la bouche, chaque jour et sans désemparer : c’est à dégoûter du tabac pour la vie entière. On arrive, il paraît, à une telle délicatesse d’organe, qu’on peut reconnaître non-seulement le cru d’un cigare, l’origine de la fabrication, mais encore, — c’est à en douter, — si la feuille a été cueillie au commencement ou à la fin de la récolte. Ce travail, c’en est un et des plus pénibles, s’accomplit au dernier étage de la manufacture, dans une immense salle ou de larges fenêtres versent l’air et emportent les nuages de fumée.

Lorsque les experts ont reconnu qu’une sorte de cigares avait perdu pendant le voyage quelque finesse de saveur, ils en baissent le prix ; si l’altération est trop grave, ils les font réexpédier à l’étranger pour être vendus au profit de qui de droit ; il est juste de dire que les précautions prises par l’administration sont souvent vaines et que ces cigares refusés sont rentrés en France par contrebande, apportés à Paris et offerts pour des prix exorbitants, à des consommateurs naïfs qui les fument avec délices et disent : Si au moins la régie nous vendait de pareils cigares !

Quant à ceux qui arrivent intacts sous tous les rapports, ils sont enfermés dans des armoires construites le long de chambres obscures à doubles cloisons, à double plafond, à double plancher, où ils restent dix-huit mois ou deux ans, au milieu d’une atmosphère qu’on rend facticement, comme à la manufacture de Reuilly, aussi semblable que possible à la température de Cuba. Grâce à ce service si parfaitement organisé et dont les différents détails sont entourés à la Havane et à Paris de précautions sans nombre, les cigares de luxe sont en France supérieurs comme qualité et comme bon marché à tout ce que l’on fume en Angleterre et en Allemagne, où cependant ce genre de commerce est libre ; mais cette liberté amène des fraudes multiples, fraudes telles qu’un négociant anglais donne du tabac de Virginie à trois shillings la livre, lorsque la livre du tabac de Virginie est frappée d’un droit d’entrée de trois shillings. On peut imaginer, d’après cela, quelles herbes cueillies au hasard, détrempées dans une décoction de nicotine, on livre au public sous le nom de tabac.

Chez nous du moins il n’y a jamais rien de semblable à redouter, et les produits, quels qu’en soient les éléments et l’origine, sont toujours purs et d’une sincérité irréprochable. Aussi la réputation des manufactures françaises est établie ; malheureusement nos marques sont imitées partout. Il y a telle ville d’outre-Rhin qui a des fabriques de scaferlati et de râpé français. Cette imitation, souvent grossière et à peine déguisée, tend à s’accroître ; les expositions universelles, en constatant la supériorité de notre fabrication, ont donné à la contrefaçon une impulsion que les marchands étrangers ne songent guère à modérer, car elle leur procure d’énormes bénéfices. Ne pourrait-on porter remède à cet abus déplorable et même un peu compromettant pour nous, en établissant dans les grands centres de consommation extérieurs, Berlin, Vienne, Saint-Pétersbourg, Baden-Baden, Hombourg, Florence, des dépôts réguliers, constatés, où l’on serait certain de trouver nos tabacs, que l’on remplace, au grand détriment des consommateurs et de notre réputation, par des produits sans valeur et sans bonne foi ?

Cette probité imperturbable, cette envie de bien faire qui dans les choses matérielles distingue la direction générale, se retrouvent aussi dans la partie morale de son œuvre. Loin de considérer les ouvriers comme des machines intelligentes qu’on paye en raison du travail accompli et envers qui l’on se trouve quitte, les employés supérieurs ont fait les plus louables efforts pour amener le nombreux personnel dont ils sont responsables aux idées d’association, aux sociétés de secours mutuels, aux caisses de retraite. Dans cette voie où la seule force du raisonnement est mise en action, les progrès s’effectuent avec lenteur, mais la marche est constante. L’administration du reste ne s’épargne pas. Chaque jour un médecin fait la visite gratuite des malades, qui au besoin reçoivent les médicaments ordonnés ; de plus, à côté de crèches installées pour les enfants des ouvriers, on a établi des classes d’adultes, où ces ingénieurs, ces savants sortis aux premiers rangs de la plus célèbre école du monde ne dédaignent pas de donner sur toutes choses des notions élémentaires et pratiques aux humbles travailleurs dont la direction leur est confiée.

iv. — la nicotine.

Piquette et grand vin. — Droits de douane. — Consommation. — Ce que les tabacs ont rapporté depuis 1811. — Élément scientifique ; élément fiscal. — Modification à opérer. — Ministère de l’agriculture et du commerce. — La poule aux œufs d’or. — Desiderata. — Adversaires du tabac. — Menaces et prédictions. — Opinion de Pauli. — Souvenir judiciaire. — La nicotine. — Proportions. — L’aliénation mentale et le tabac. — L’alcoolisme. — L’absinthe. — La marine. — Matelots bretons. — Ouvriers des manufactures de tabacs. — Conjonctivite. — Café noir. — La boite de Pandore.


Il y a autant de différence entre les tabacs qu’entre les vins, et le caporal de cantine vendu 1 franc 50 centimes le kilogramme peut être comparé au vin de Suresnes, comme certains cigares de la Havane, qui coûtent 355 francs le kilogramme, sont naturellement assimilés aux grands vins produits par la Bourgogne et la terre de Médoc. Si le monopole a pour but d’enrichir l’État, il a pour devoir de satisfaire le public, et c’est ce qu’il essaye de faire depuis sept ou huit ans avec une persévérance à la fois digne d’éloges et très-habile. Il est en effet de son intérêt de se placer si bien au-dessus de toute concurrence, que celle-ci ne soit plus possible. L’introduction des tabacs n’étant point interdite en France et tout le monde pouvant en faire venir à la condition d’acquitter un droit de 36 francs par kilogramme de cigares et de 10 francs par kilogramme de tabac fabriqué, la direction verrait diminuer promptement le débit des cigares de luxe si les siens n’étaient supérieurs à tous ceux qu’on peut se procurer, même en s’adressant aux producteurs de la Havane.

Quant aux cigares sortis de nos manufactures, s’ils ne sont point irréprochables, ils offrent du moins des qualités qui paraissent appréciées, car la consommation en a augmenté d’une façon prodigieuse : un peu plus de 200 millions en 1852 ; 738 276 448 en 1868. C’est pour l’État un bénéfice très-régulier. En effet, l’impôt qui frappe les tabacs est un impôt absolument volontaire, qui n’atteint aucune denrée de nécessité indispensable. C’est là le caractère particulier et excellent de cette taxe. Il suffit de voir ce que le monopole a produit depuis qu’il existe chez nous pour en comprendre immédiatement l’utilité. Depuis le 1er juillet 1811 jusqu’au 31 décembre 1868, les recettes générales de l’exploitation ont été de 6 637 887 652 francs et les dépenses de 2 042 933 461 francs. Bénéfice net, plus de quatre milliards et demi. Cela vaut la peine qu’on alimente avec soin une si bonne vache à lait.

Ces bénéfices déjà si importants, et qui sont, lorsqu’on les examine de prés, un allégement notable pour la nation, sont-ils encore susceptibles d’une augmentation qui, en se produisant, permettrait peut-être de diminuer d’autres charges ? Sans aucun doute ; mais pour obtenir ce résultat, convient-il, comme on l’a fort imprudemment demandé, de supprimer une seconde fois la direction générale ? Nullement. Ce serait une singulière anomalie de subordonner une exploitation purement technique à une administration exclusivement fiscale. Si l’on veut modifier la situation actuelle de ce service, il y a mieux à faire que de le décapiter de nouveau et de tourner toujours dans le même cercle. Le caractère dominant, pour ne pas dire absolu, du monopole est industriel ; de plus, il se rattache au commerce par des achats directs de matières premières dont la valeur dépasse annuellement 42 millions de francs, à l’agriculture par la surveillance de plantations qui produisent, chaque année, 22 millions de kilogrammes de tabacs indigènes. La vraie place de la direction des tabacs nous semble devoir être au ministère de l’agriculture et du commerce, auquel elle appartient de droit par la nature de ses attributions. Si c’est en raison de l’impôt dont ils sont l’objet qu’on maintient les tabacs au ministère des finances, pourquoi les canaux n’iraient-ils pas les rejoindre, puisqu’on y acquitte un droit de parcours ; les chemins de fer, puisqu’ils sont atteints par l’impôt du dixième, et les lycées, les facultés, les écoles militaires, puisque les élèves y versent une somme qui rentre au trésor public ! La situation, telle qu’elle est déterminée aujourd’hui, est irrégulière, et, de plus, elle n’est pas sans quelque danger.

Bien souvent, en effet, l’esprit inventif des ingénieurs vient se briser contre les réserves exagérées de l’esprit fiscal. Les employés supérieurs des finances sont à coup sûr des hommes éminents, mais ils manquent pour la plupart des connaissances techniques qui sont indispensables pour diriger, même de très-haut et d’un peu loin, une industrie qui donne 200 millions de bénéfice par an. Ils semblent ne pas comprendre suffisamment que des sacrifices momentanés sont parfois nécessaires et produisent dans l’avenir des résultats excellents. Toute dépense qui a pour but une amélioration dans la mécanique, dans la main-d’œuvre, dans l’aménagement, dans la matière première, est une plus-value au bout de très-peu de temps. Les preuves abondent. Le torréfacteur Rolland solde son prix, de lui-même, en moins d’une année, par l’économie qu’il apporte dans la manutention. Le râpage à bras coûtait 12 francs 50 centimes par 100 kilogrammes ; certes, les moulins qui l’ont remplacé ont dû être payés fort cher, mais ils ont produit dix fois la valeur qu’ils représentent, puisque pour 50 centimes ils pulvérisent la même quantité de tabac. De tout il en est ainsi : les achats par larges masses, l’agrandissement des manufactures, l’augmentation du personnel ouvrier, permettront de donner au public des produits qui, étant plus soignés, seront mieux accueillis, et par conséquent apporteront chaque année quelques millions de plus à notre budget.

Il est à regretter qu’en 1860, lorsqu’on a rétabli la direction, on ne l’ait pas du même coup placée dans les conditions normales où elle devrait être pour échapper à certains malaises qui l’atteignent et acquérir le développement qu’elle comporte. La consommation augmente d’elle-même dans des proportions dont il faut tenir compte ; elle ne pourrait que s’accroître encore si le soin de la satisfaire était remis à un ministre que ses fonctions rompent forcément à toutes les difficultés, à toutes les ressources, à toutes les exigences de l’industrie, de l’agriculture et du commerce.

Les chiffres que nous avons cités dans le courant de cette étude prouvent que le tabac a de nombreux amateurs, mais en revanche il a des adversaires déclarés qui lui font une guerre à outrance. Bien des médecins, qui ne partagent pas l’opinion de Sganarelle, entreprennent de temps en temps des croisades en règle et nous prédisent que si nous continuons à fumer, nous tomberons inévitablement « dans la bradypepsie, de la bradypepsie dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans l’apepsie, de l’apepsie dans la lienterie, de la lienterie dans la dyssenterie, de la dyssenterie dans l’hydropisie et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où nous aura conduit notre folie ! » Le diable n’est peut-être pas aussi noir qu’il en a l’air.

L’habitude du tabac est inutile, souvent désagréable, il vaut mieux ne pas l’avoir ; mais entre cela et les conséquences qu’on veut en tirer il y a loin. L’abus, de sa nature, est pernicieux en cette matière, comme en toute autre ; il y a longtemps qu’une vieille chanson a dit : « L’excès en tout est un défaut. » Il est certain que, si l’on fume incessamment dans des pipes de terre sales et trop courtes, on peut être attaqué par de petits cancers à la langue, mais c’est à peu près à ce seul effet que se bornent les constatations de la science dénuées d’hypothèses. Sans partager l’opinion de Pauli, le docteur italien, qui disait sérieusement que le crâne des fumeurs devient noir, il est facile encore aujourd’hui de soutenir que le tabac est mortel. C’est un thème comme un autre, et on peut acquérir quelque importance en s’en faisant l’auteur ; mais il ne faut pas pousser les choses à l’extrême, sous peine de n’être pas écouté. Un procès criminel, qui eut un grand retentissement en 1851, attira tout à coup l’attention du public sur la nicotine, alcali organique composé de carbone, d’hydrogène et d’azote, découvert en 1829 par Reimann et Posselt, et qui est un poison des plus violents. Or, nul ne l’ignore, la nicotine est fournie par les feuilles de tabac. Rien ne serait plus aisé que d’établir une proportion qui, sous une apparence de réalité, cacherait une conclusion fausse.

Il est positif qu’un cigare, un londres par exemple, contient une quantité de nicotine qui, extraite et traitée chimiquement, peut produire la mort d’un homme. On pourrait donc dire : tout homme qui fume un cigare risque d’être empoisonné et de passer de vie à trépas ; mais on peut affirmer aussi qu’une livre d’amandes renferme assez d’acide prussique pour foudroyer un colosse. C’est là une démonstration, par l’absurde, de l’innocuité du tabac que nous consommons. Tout autre chose est d’avaler un corps pur, chimiquement isolé, ou de l’absorber mêlé à des matières étrangères qui lui enlèvent toute propriété malfaisante. Le tabac fabriqué n’est plus ce qu’il est à l’état de nature. 300 kilogrammes de tabac destinés au scaferlati, au râpé, aux cigares communs arrivant des magasins à la manufacture du Gros-Caillou, contiennent 12 kilogr. 25 grammes de nicotine ; lorsqu’ils en sortent, ils n’en ont plus que 5 kilogr. 25 grammes. La manufacture du quai d’Orsay, par les lavages, la fermentation, l’évaporation des tabacs, par les réactions de toute sorte qu’elle leur impose, détruit chaque année 94 290 kilogrammes de nicotine, c’est-à-dire de quoi tuer instantanément la population entière de la France. La nicotine, dont on n’a pu débarrasser le tabac et qui reste forcément dans les produits livrés au commerce, entre-t-elle dans l’économie animale ? Pour une si petite quantité qu’il est superflu d’en parler. Les fumeurs la brûlent, les priseurs la mouchent, les autres la crachent et personne n’en meurt.

À en croire un membre de l’Académie de médecine qui a écrit sur ce sujet un fort curieux opuscule, l’aliénation mentale a fait en France des progrès directement en rapport avec ceux de la consommation du tabac. Dans une table dressée avec soin, on peut voir la progression : en 1858, la régie gagne 30 millions, 10 000 aliénés ; — en 1842, 80 millions, 15 000 aliénés ; — en 1852, 120 millions, 22 000 aliénés ; — en 1862, 180 millions, 44 000 aliénés. Un tel calcul, présenté avec habileté, n’est que spécieux. De ces chiffres, dont l’importance est douloureuse, il faut retrancher les femmes qui ne furent pas et dont les cas de folie donnent 47 p. 100 ; de plus, il faut admettre, car le fait est trop éclatant pour pouvoir être nié, que, depuis une vingtaine d’années, la France est envahie par une maladie dont la Suède, la Norvége et l’Angleterre semblaient avoir le triste privilège : je veux parler de l’alcoolisme, que notre armée d’Afrique nous a apporté avec l’absinthe.

Là, et non ailleurs, il faut chercher la vraie cause de l’accroissement des maladies mentales ; là est le réel poison, dans cette liqueur verte, violente, qui contient 72 degrés d’alcool, qui brûle, détruit, désagrège si bien l’organisme, que M. Renard, médecin militaire à Batna, a reconnu sur le crâne des buveurs d’absinthe des traces d’exfoliations et de dépressions transparentes ; c’est ce vert-de-gris fluide qui pousse aux méningites, à l’abrutissement, à la fureur maniaque, à toutes les altérations du cerveau, et non point le tabac, qui, après tout, et tel qu’on le prépare, n’est qu’un narcotique adouci, auquel on s’habitue facilement, dont l’usage modéré est sans péril et où l’on trouve l’adoucissement à bien des ennuis. Il appartient à la grande famille des solanées, des consolatrices. Pour se convaincre qu’il ne mérite point tant d’anathèmes et qu’il ne détruit ni la raison ni la santé, il suffit de voir ce qui se passe dans la marine et dans les manufactures de la régie.

Il est certain que le rôle est la forme de tabac qui introduit le plus de nicotine dans l’organisme, puisqu’il est mâché et qu’il pénètre ainsi dans les voies digestives. Les marins ont toujours du tabac à la bouche, car il leur est défendu de fumer dans les entre-ponts et pendant la durée du service. Le personnel de notre flotte est aujourd’hui environ de 30 000 hommes, qui offrent exactement, malgré les voyages et le séjour dans les pays tropicaux, la proportion normale pour les cas de folie. Il y a plus : notre littoral est divisé en cinq arrondissements ayant pour chefs-lieux Brest, Cherbourg, Rochefort, Lorient et Toulon. Or le premier donne un nombre d’aliénés égal à celui des quatre autres. Est-ce au tabac qu’il faut attribuer un résultat pareil ? Non pas, mais aux boissons alcooliques dont les matelots bretons font une consommation que nulle société de tempérance ne parviendrait à modérer. Quant aux ouvriers des manufactures, à ceux qui vivent du matin au soir dans les émanations du tabac, qui plongent pour ainsi dire dans des vapeurs de nicotine, nulle maladie spéciale ne les atteint. Dans les cas d’épidémie, ils courent simplement les chances du quartier qu’ils habitent ; on a fait, à cet égard, pendant les dernières périodes du choléra, des expériences multipliées dont la conclusion est évidente. Les ouvriers et les ouvrières qui sont chargés de la fabrication des rôles filent le tabac humide, trempent leurs mains dans des baquets pleins de jus concentré et ne s’en portent pas plus mal. Parfois ils ont la peau des doigts légèrement excoriée par les sels de potasse, mais c’est là tout.

Il y a au Gros-Caillou un vieux bonhomme, entré en 1811 à la manufacture, et qui pose encore assez gaillardement sur le coin de l’oreille un bonnet de police, en souvenir des grenadiers de la garde impériale parmi lesquels il a servi. Il est employé à façonner des rôles en paquets ; il a les mains noires et pénétrées par l’humidité qui en découle. Il est sourd comme un dieu, mais le tabac n’y est pour rien, et ses quatre-vingts ans y sont pour beaucoup. Je lui ai crié quelques questions ; il y a répondu fort nettement et m’a affirmé qu’il n’avait jamais été malade. Les rapports des médecins attachés aux manufactures semblent cependant prouver qu’il y a une affection particulière dont les ouvriers en tabac souffrent souvent ; mais cette affection est accidentelle : c’est la conjonctivite. Une personne qui a les doigts imprégnés de tabac et qui se frotte l’œil enflamme la sclérotique et naturellement est atteinte d’une légère ophtalmie, qui dure un jour ou deux, et cède invariablement à l’usage des collyres les moins compliqués.

Du reste, il est un moyen bien simple de neutraliser l’effet du tabac, l’espèce d’engourdissement qu’il procure lorsqu’on en abuse, le malaise qu’il cause aux débutants maladroits : il suffit de boire une tasse de café noir. Le tannin, que le café renferme en quantité fort appréciable, est le contre-poison de la nicotine. Les directeurs de l’expertise, forcés de fumer outre mesure, lorsqu’ils ont le sens du goût émoussé par le nombre de cigares qu’ils ont dégustés, prennent du café et retrouvent immédiatement une sûreté d’appréciation qui leur permet de continuer efficacement leur travail. En cela, les Turcs sont nos maîtres ; ils ont trouvé du premier coup, et à leur insu, le moyen de fumer toujours avec plaisir et sans fatigue. Après chaque pipe, ils boivent une tasse de café, dont le marc sert plus tard à nettoyer le long tuyau de leurs chibouks.

Lorsque la nicotine a été importée en France, on l’a considérée comme une sorte de panacée universelle, et les médecins voyaient en elle le remède à toutes nos misères ; aujourd’hui la boîte aux cigares est devenue la boite de Pandore : tous les maux s’en échappent. La seconde opinion est presque aussi exagérée que la première ; mais comme nulle loi ne nous force à user du tabac ; que si l’habitude est mauvaise, nous ne la devons qu’à nous-mêmes, à qui seuls elle fait tort ; que l’État trouve dans cette industrie un bénéfice légitime et considérable ; que les produits qu’on nous vend tendent à devenir chaque jour meilleurs ; que la science n’a pas encore sérieusement constaté les prétendus dangers dont elle cherche à nous effrayer, il faut laisser parler en paix les docteurs moroses et attendre avec confiance qu’ils aient changé d’opinion.

Appendice.Une loi du 21 décembre 1872 a prorogé le monopole des tabacs jusqu’au 1er janvier 1885. Les territoires cédés à l’Allemagne par le traité de Francfort produisaient annuellement 8 000 000 de kilogrammes de tabac en feuilles ; en outre, nous avons perdu 8 050 000 kilogrammes de tabac en feuilles et 3 150 000 kilogrammes de tabac en cours de fabrication à Metz et à Strasbourg. Si l’on ajoute à cela que l’interruption des communications a empêché l’arrivage de tabac de Hongrie, on comprendra que l’administration a eu bien des difficultés à vaincre pour assurer la marche de la fabrication, surtout celle des tabacs à fumer. La consommation des départements perdus a été, en 1869, de 1 855 000 kilogrammes, représentant une recette de 7 611 000 francs qui fait actuellement défaut à notre budget.

De nouvelles améliorations ont été apportées à l’outillage de nos manufactures et à la fabrication des tabacs. La mouillade à la main a été remplacée par un lavage mécanique fort simple qui permet d’agir sur la feuille d’une manière plus rapide et plus complète ; au paquetage du scaferlati que l’on faisait à l’aide d’une machine à levier très-pénible à manœuvrer, on a substitué un paqueteur hydraulique d’une action sûre et facile. Une loi du 4 septembre 1871 a autorisé la fabrication d’un scaferlati supérieur à 16 francs le kilogramme que nous demandions dès 1868 ; de nouveaux modules de cigares et de cigarettes ont été également admis, par des décrets du 11 juin 1872.

Le nombre des magasins de feuilles indigènes est de 25, celui des feuilles étrangères est de 4. Depuis la perte de Strasbourg et de Metz, nous n’avons plus que 16 manufactures ; le chiffre des entrepôts est de 355, celui des débits de 43 620. Les recettes totales de 1873 ont été de 291 977 000 francs et les dépenses de 53 860 000 francs. C’est donc un bénéfice net de 233 117 000 francs. Les 1 160 débits de Paris ont, pour leur part, opéré une vente équivalente à 45 478 000 francs. Le scaferlati supérieur ne paraît pas encore être entré dans les habitudes de la population, car en 1873 il n’en a été livré que 99 351 kilogrammes. La consommation des rôles diminue, 535 712 kilogrammes ont suffi. Les cigares bon marché, c’est-à-dire à 5 centimes, à 7 centimes et demi et 10 centimes, semblent toujours fort appréciés, car on en a fumé 771 753 600 en 1873. Les cigarettes prennent un accroissement considérable : jusqu’en 1872 la vente annuelle oscillait entre 5 et 8 000 000. Depuis le décret du 11 juin 1872, les fumeurs ont favorablement accueilli les nouveaux modules, car en 1875 la vente s’est élevée à 228 045 000 cigarettes ; elle dépasse 400 000 000 en 1874.

La manufacture du Gros-Caillou est toujours en haleine et ses 1 303 ouvriers ont eu fort à faire pour subvenir aux besoins du public ; en 1873, ils ont fabriqué 2 576 700 kil. de scaferlati ; 1 751 500 kil. de râpé ; 230 000 kil. de rôles ; 31 563 000 cigares et 159 718 000 cigarettes. L’importation des cigares tirés directement de la Havane tend à devenir de plus en plus onéreuse. Cuba augmente ses prix chaque année et l’administration est forcée de faire supporter au public le renchérissement qu’elle subit elle-même ; cet état de choses n’est pas près de prendre fin, car le monde entier veut fumer des cigares provenant de la Havane et, comme la consommation est supérieure à la production, celle-ci hausse incessamment ses prix : les deux débits spéciaux où l’on peut, à Paris, se procurer des cigares de choix exceptionnel, ont en 1873 vendu pour 2 362 309 francs de produits. Du 1er janvier 1811 au 1er janvier 1871, l’administration des Tabacs a encaissé 7 137 853 271 francs et en a dépensé 2 145 403 013 ; elle a donc versé au Trésor une somme de 4 992 451 238 francs ; ainsi, en soixante-dix ans, le tabac a payé l’indemnité de cinq milliards que l’Allemagne a exigée de nous. De telles richesses obtenues par l’impôt le plus facultatif qui existe, ne désarment pas les adversaires du monopole qu’ils continuent à attaquer, sous toutes les formes, avec autant d’impuissance que d’acrimonie. La direction générale des manufactures de l’État n’en tient compte et redouble de persévérance pour satisfaire les goûts du public, ce qui est une tâche souvent difficile.


  1. Actuellement les Arabes Wahasis, prétendant revenir à la pure morale de Mahomet, considèrent l’action de fumer comme un péché que Dieu ne pardonne jamais.
  2. Ces chiffres eussent dû être plus considérables, si l’on en croit Buvat, qui dit, à la date de mars 1719 : « On prétendait que la ferme des tabacs produirait au moins 12 millions par an, sur lesquels il fallait en ôter cinq, tant pour les frais de la culture du tabac que pour le salaire des gens qui le façonnaient, des commis et autres frais de la régie ; qu’ainsi il en devait entrer 7 millions dans les coffres du roi. » (Buvat, tome I, p. 365.) La pension de Mme de Maintenon était prise sur le produit de la ferme des tabacs ; Dangeau dit, à la date du 1er septembre 1715 : « Dans la conversation que M. le duc d’Orléans eut hier à Saint-Cyr avec Mme de Maintenon, il lui dit que les 4 000 francs que le feu roi lui donnait par mois lui seraient continués, et je viens d’apprendre que cet argent sera pris sur la ferme du tabac et que le duc de Noailles serait chargé de lui porter tous les mois ces 4 000 livres que Menon, fermier du tabac, avait ordre de lui remettre et qu’ainsi elle n’aurait point de pas à faire là-dessus. » (Journal de Dangeau, éd. Didot, tome XVI, p. 168.)
  3. Scaferlati est le nom technique et administratif du tabac à fumer. D’où vient ce nom ? Selon les uns, c’est la dénomination que les Levantins donnaient à une sorte de tabac qu’on expédiait de Turquie ; selon d’autres, c’est le nom d’un ouvrier italien qui, travaillant à la Ferme dans la première moitié du dix-huitième siècle, inventa un nouveau procédé pour hacher le tabac. J’avais cru un instant être sur la voie. D’après quelques indications vagues, j’avais pensé que Scaferlati était le nom d’un négociant de Livourne, qui, pendant le siècle dernier, avait obtenu du grand-duc le droit exclusif de vendre du tabac en Toscane. Des recherches faites à Livourne n’ont amené aucun résultat, et je ne puis, à mon vif regret, pénétrer ce petit mystère étymologique.
  4. Sous la première Restauration, la pompe à feu renfermait une piscine chaude où l’on pouvait se baigner, et qui fut d’abord réservée aux pages de Louis XVIII ; plus tard, elle devint publique, et disparut quand on construisit la façade de la manufacture.
  5. Alpes-Maritimes, Var, Bouches-du-Rhône, Ille-et-Vilaine, Gironde, Dordogne, Lot, Lot-et-Garonne, Meurthe, Moselle, Nord, Pas-de-Calais, Hautes-Pyrénées, Landes, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Haute-Saône, Haute-Savoie, Savoie. (la guerre a diminué le nombre des départements cultivateurs de tabacs ; le Bas-Rhin, le Haut-Rhin ne nous appartiennent plus ; la Meurthe et la Moselle forment aujourd’hui un seul département, 1875.)
  6. Bordeaux, Châteauroux, Dieppe, le Havre, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Morlaix, Nancy, Nantes, Nice, Paris-Gros-Caillou, Paris-Reuilly, Strasbourg, Tonneins, Toulouse et Riom.
  7. La remise totale faite aux débitants a été de 28 800 676 fr. 22 c, soit 0 fr. 39 c. en moyenne, par tête.
  8. Sur 100 parties, le râpé ordinaire renferme : Virginie 25, Kentucky 5, Nord 8, Ille-et-Vilaine 5, Lot-et-Garonne 12, Lot 18, coupures de Kentucky 5, côtes et rejets d’autres fabrications 22.
  9. Cigares à 10 centimes : Brésil, Mexique, 60 ; Havane, 20 ; Gironde, Dordogne, 20. — Cigares à 5 centimes : Kentucky, 30 ; Hongrie, 12 ; Pas-de-Calais, 3 ; Lot-et-Garonne, 10 ; Bas-Uhin, Haute-Saône, 3 ; Meurthe, Moselle, Savoie, 10 ; Gironde, Dordogne, 20 ; Algérie, 1.
  10. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, une corruption du vieux mot petun, qui est encore resté dans le bas-breton sous forme de butun, et dans le turc sous celle de tutun ; betun signifie cirage et prouve quelle est l’apparence du liquide employé pour provoquer la fermentation.
  11. Le mécontentement éprouvé par le commerce n’a point pris fin. La rancune persiste, et elle se fait jour de temps en temps par des brochures pleines de critiques acerbes et injustes dirigées contre l’administration des tabacs. Comme l’on en connaît l’origine intéressée, ou n’y prête guère attention.