Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/VIII

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CHAPITRE VIII

LES HALLES CENTRALES


i. — les pavillons.

Le pilori du roi. — Montaigu, Capeluche, Armagnac. — Croix des banqueroutiers. — Le marché Palu. — Les Champeaux. — Étymologie naïve. — Les Halles au quatorzième siècle. — Limitation des ventes. — Ordonnance de 1590. — Les poissardes. — Le marché des Innocents. — Décrets de Napoléon Ier. — Ordonnance royale du 18 janvier 1847. — Projet de M. Horeau. — Le fort de la Halle. — Nouveau mode de construction. — Début des travaux. — État actuel. — Vieilles Halles. — Les Halles définitives. — Les voitures d’approvisionnement. — Les pavillons. — Resserres. — Railway. — Les forts. — Police des halles et marchés. — Dénominations. — La Vallée. — Locations. — Le carreau. — Eau et gaz.


« Le pilori du roi est aux halles de Paris. » Cette phrase, qui se retrouve dans tous les vieux historiens, apprend à qui les marchés appartenaient avant la Révolution. C’était en effet le seigneur justicier qui seul dans les communes avait le droit de faire élever des halles et en percevait le produit. On se montrait jaloux de ce privilège, et il était rare de ne pas voir quelque instrument patibulaire se dresser, comme un signe de possession redoutable, sur la place même où les marchands apportaient les denrées premières indispensables à la vie ; c’était un emblème de puissance ; le mot populaire potence (potentia) l’indique suffisamment. Le prieur du Temple, l’abbé de Sainte-Geneviève, l’abbé de Saint-Germain des Prés, avaient aussi leur pilori sur les marchés relevant de leur juridiction. La loi du 28 mars 1790 abolit régulièrement cet usage féodal, que la Révolution avait renversé dés les premiers jours d’août 1789.

Le pilori royal était situé à l’endroit où se fait aujourd’hui la vente à la criée du poisson de mer. C’était une tourelle octogone coiffée d’un toit en éteignoir. Sur la plate-forme, une roue horizontale percée de trous était portée sur un moyeu à pivot. Dans les trous, on faisait entrer la tête et les mains du patient, on mettait la roue en mouvement, et le malheureux était ainsi montré circulairement et méthodiquement aux regards de la foule. Le pilori offrait un spectacle fort recherché de la multitude, car c’est là qu’on exposait le corps des criminels exécutés en place de Grève avant d’aller les pendre aux fourches de Montfaucon. Près du pilori se dressait le gibet qui servait dans certaines circonstances graves ; c’est là que fut pendu Jean de Montaigu ; plus tard, en 1418, Capeluche, le bourreau de Paris, qui avait frappé dans la main du duc de Bourgogne, fut mis à mort aux Halles, après avoir indiqué à son aide épouvanté comment il fallait s’y prendre pour proprement décapiter son homme. C’est là aussi, sur un grand échafaud construit exprès et tout tendu de noir, que Jacques d’Armagnac périt par le glaive, le 4 août 1477. Avant de gravir la sinistre échelle, il avait fait ses dévotions suprêmes dans la halle aux poissons, qu’on avait lavée avec du vinaigre et du genièvre, pour en neutraliser la désagréable odeur.

Entre le pilori et le gibet, une large croix étendait ses bras de pierre. Les débiteurs insolvables venaient y faire cession de leurs biens et recevoir le bonnet de laine verte que le bourreau lui-même leur mettait sur la tête. La croix des banqueroutiers et le pilori, qui avaient été reconstruits en 1562, disparurent pour toujours quelques années avant la Révolution, en 1786, au moment où l’on enleva le charnier des Innocents ; du reste, il y avait déjà longtemps qu’ils étaient inutiles. Tous ces souvenirs sont effacés aujourd’hui, et l’on n’en retrouve aucune trace visible dans les Halles centrales, qui sont un des monuments les plus curieux de Paris.

Lorsque Paris tout entier était contenu dans l’île de la Cité, un seul marché, le marché Palu, situé à côté d’une église nommée Saint-Germain le Vieil, subvenait aux besoins de la petite ville ; mais lorsque les rives de la Seine furent franchies, un nouveau marché s’établit place de Grève et ne tarda pas à devenir insuffisant. Louis le Gros, voyant sa capitale prendre un grand développement et voulant lui donner un marché digne d’elle, acheta, en dehors des murailles et à proximité de la ville, un vaste terrain qui appartenait à l’archevêque de Paris. Cet espace, très-considérable et alors cultivé, s’appelait Campelli ; les rues Croix et Neuve-des-Petits-Champs en consacrent aujourd’hui le souvenir.

Lorsque le préfet de la Seine établit les droits de place dans les nouvelles Halles et porta au tarif 20 centimes par deux mètres pour l’occupation des emplacements sur la voie publique aux abords des pavillons, les forains des environs de Paris invoquèrent le souvenir de la reine Blanche, qui, disaient-ils, les avait exemptés de toute charge pour l’étalage des provisions qu’ils apporteraient aux Halles.

Est-ce une tradition qui s’est transmise de père en fils ? Je n’en ai trouvé nulle trace écrite.

Les premières constructions furent élevées sur les Champeaux, en 1183, par Philippe Auguste, qui y installa une foire permanente dont il avait racheté le privilège à la maladrerie de Saint-Lazare ; l’emplacement fut alors entouré de murailles dont les portes étaient fermées tous les soirs, et les marchands eurent des abris qui les mirent à couvert pendant le mauvais temps. En 1278, Philippe le Hardi, pour secourir « povres femmes et povres pitéables personnes », fit bâtir le long du cimetière des Saints-Innocents des étaux destinés à la vente des chaussures et de la friperie. Philippe le Bel augmenta ces constructions ; les halles devinrent le rendez-vous de tous les marchands de Paris, « et, dit Gilles Corrozet, fut appelé ce marché halles ou alles, parce que chacun y allait. » étymologie naïve et qui concorde peu avec l’appellation de aulœ Campellorum, qu’on trouve dans les écrivains de ce temps-là.

À cette époque, l’aspect des Halles ne ressemblait en rien à celui qu’elles nous présentent aujourd’hui ; on y trouvait des denrées alimentaires, ceci n’est point douteux, mais les marchands de comestibles s’étaient groupés instinctivement d’abord, puis ensuite avec une certaine régularité, autour des lieux où l’on vendait les draps, les chanvres, la friperie, la cordonnerie, les armes, les heaumes et toute sorte d’autres objets usuels. C’était, en un mot, bien plutôt un bazar qu’un marché. Grâce au Tractatus de laudibus Parisius de Jean de Jeandun, que M. Leroux de Lincy a publié dans Paris et ses historiens aux quatorzième et quinzième siècles, nous avons une description complète des halles vers 1325 et l’énumération des objets qui s’y vendaient, vêtements, colliers, gants, aumônières, pelisses, étoffes, et autres « matières délicates dont l’auteur avoue ne pas connaître les noms latins ». L’auteur termine sa description en disant : « Dans ces lieux d’exposition, les regards des promeneurs voient sourire à leurs yeux tant de décorations pour les divertissements des noces et pour les grandes fêtes, qu’après avoir parcouru une demi-rangée, un désir impétueux les porte vers l’autre, et qu’après avoir traversé toute la longueur, une insatiable ardeur de renouveler ce plaisir, non pas une fois ni deux, mais comme indéfiniment, et reprenant au commencement, leur ferait recommencer l’excursion, s’ils voulaient en croire leur désir[1]. »

En ce temps, la vente des différentes denrées était limitée à certains quartiers désignés ; loin de chercher la centralisation, on semblait la fuir. « On ne vend du porc qu’à Saint-Germain, du mouton qu’à Saint-Marceau, du veau qu’à Saint-Germain, du bœuf qu’à la Halle du Châtelet[2]. » Guillebert de Metz, qui visita Paris au quinzième siècle, parle avec admiration des halles « contenant l’espace d’une ville de grandeur ». Au seizième siècle, la population parisienne avait pris un accroissement considérable, mais le grand marché urbain était resté le même, serré dans ses antiques limites, pressé de toutes parts par des rues trop étroites, incommode, obstrué, impraticable. En 1551, on prit un grand parti : on démolit et on reconstruisit les Halles, autour desquelles, en 1553, on perça de nouvelles voies devenues indispensables à la circulation et à l’apport des marchandises. C’était alors, dans la ville même, comme une sorte de ville particulière toute consacrée au négoce et où chaque corps d’état avait sa rue spéciale dont quelques-unes existent encore, ou du moins ont gardé leur ancien nom : rue des Potiers-d’Étain, de la Heaumerie, de la Cossonnerie (volaille), de la Lingerie, des Fourreurs, de la Cordonnerie, et bien d’autres.

Si le seizième siècle vit la reconstruction des Halles, il vit aussi la confirmation des édits qui contraignaient les approvisionneurs à se rendre à des endroits déterminés. L’Ordonnance de police du 28 septembre 1590 est formelle : « Il est fait défense à ceux qui amènent des vivres en cette ville pour vendre, de les descendre ailleurs qu’ès halles et places publiques accoutumées, pour y être vendues ; et à toutes personnes d’acheter ailleurs qu’ès dites halles et places publiques, le tout sous peine de confiscation et d’amende arbitraire, de laquelle le tiers sera appliqué au payement du salaire des sergents qui seront employés à l’exécution de la présente ordonnance. »

Les dames de la Halle, les poissardes, comme on les appelait communément, ne jouissaient pas d’une excellente réputation ; Villon avait dit depuis longtemps :

Il n’est bon bec que de Paris !

Elles étaient volontiers « fortes en gueule » comme les servantes de Molière, très-jalouses de certains privilèges qui les autorisaient à aller complimenter le roi en quelques circonstances spéciales, lestes à la riposte et peu embarrassées de faire le coup de poing lorsqu’il le fallait. On fit bien des efforts pour calmer leur intempérance de langage, mais ils furent infructueux ; elles tenaient à leur verbe haut, à leurs phrases injurieuses, plaisantes, presque rimées ; cela faisait partie du métier, c’était l’esprit de corps ; aussi ne tinrent elles aucun compte de l’ordonnance de police du 22 août 1738 qui, sous peine de 100 livres d’amende et de la prison, leur défendait d’insulter les passants. Tout cela est bien changé aujourd’hui, et M. de Beaufort, s’il revenait, ne reconnaîtrait plus ce peuple des Halles dont il aimait à se dire le roi.

La suppression du charnier des Innocents, qui était devenu un danger permanent pour la santé publique, donna aux Halles une extension dont elles avaient besoin. Par arrêt du conseil en date du 9 novembre 1785, Louis XVI avait décidé que le terrain occupé par le charnier servirait à établir un marché aux herbes et légumes. L’année suivante, la place fut nivelée ; les ossements portés aux catacombes ; la fontaine construite par Jean Goujon au coin de la rue aux Fers et de la rue Saint-Denis fut démolie avec soin, transportée pièce par pièce et rétablie au centre du nouveau marché, où les vendeuses n’étaient couvertes que par des abris mobiles, sortes d’immenses parapluies qu’on fermait le soir et qu’on rouvrait le matin. En 1813, la condition de ces pauvres femmes parut trop pénible à l’autorité municipale, qui leur fit élever des galeries de bois que nous avons encore vues, car elles ont subsisté jusqu’au jour où les Halles furent modifiées selon un nouveau plan.

Ce plan ne date pas d’hier, mais il fallut attendre de longs jours avant qu’il fût mis à exécution. Napoléon s’était fort préoccupé des Halles ; il les avait parcourues souvent et y avait même entendu parfois d’assez vertes vérités. Il savait combien elles étaient défectueuses. Ne pouvant plus littéralement contenir toutes les denrées que chaque jour on y apportait et que l’amélioration successive de la viabilité française rendait de plus en plus abondantes, elles débordaient dans les rues voisines, dont la chaussée devenait ainsi une succursale du marché, au grand détriment de la circulation, du bon état des denrées et de la surveillance qu’on doit exercer sur des transactions de cette espèce. Par deux décrets, du 24 février et du 11 mai 1811, il prescrivit la reconstruction complète des Halles, et l’on put croire que Paris allait enfin posséder un marché digne de lui-même. Il n’en fut rien cependant ; 1812 arrivait, apportant la guerre de Russie, et l’empire, entraîné vers d’autres soucis, abandonna le projet formé, avant même que l’on eût pu ébaucher un commencement d’exécution.

La Restauration se souvenait avec trop d’amertume du rôle joué pendant la Révolution par les gens des Halles pour porter grand intérêt à leur bien-être ; rien ne fut fait alors, ni pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, quoique le percement de la rue de Rambuteau, emprunté au projet impérial de 1811, pût faire croire qu’on allait enfin se mettre sérieusement à l’œuvre. Un mauvais génie semblait toujours faire différer une reconstitution complète que chaque année rendait plus nécessaire. Une ordonnance royale du 18 janvier 1847 prescrivit en principe l’établissement de Halles centrales en rapport avec la population et ses besoins. À cet effet, une loi du 1er août de la même année autorisait un emprunt dont le produit fut promptement détourné de sa destination, car il fallut faire face aux nécessités créées par la disette de 1847 et par la révolution de 1848. Un second emprunt, approuvé par la loi du 4 août 1851, permit enfin de commencer les travaux.

Deux projets se trouvaient en présence, l’un appuyé par la préfecture de la Seine, l’autre présenté par M. Horeau. D’après ce dernier, les Halles, partant de la rue de Rambuteau, prenant façade sur la rue Saint-Denis d’un côté et de l’autre sur une rue future qui eût absorbé la rue des Potiers d’Étain et la rue des Orfèvres, allait chercher la Seine sur le quai de la Mégisserie, demandant au fleuve tous les services qu’on peut en exiger pour le transport des denrées et l’enlèvement des immondices. Trois immenses pavillons divisés en marchés particuliers eussent abrité les marchands, les acheteurs et les denrées. Après une enquête à laquelle prirent part les ministres, le conseil municipal, la préfecture de la Seine, la préfecture de police, ce projet très-grandiose fut repoussé, et l’on s’arrêta au premier, qui reproduisait celui que l’Empereur avait adopté en 1811.

On commença les fouilles en hâte, et, le 25 septembre 1851, le président de la république posa la première pierre des Halles nouvelles. Le bàtiment, qui peu à peu sortit de terre, avait un aspect singulier ; plus il s’élevait, plus il avait l’air étrange. Il était composé de fortes pierres de taille, si épaisses et si bien liées qu’elles paraissaient à l’abri du canon ; trapu, solide, percé d’ouvertures si manifestement trop étroites qu’en les voyant on pensait involontairement aux embrasures d’une forteresse barbacane, il ressemblait à un formidable blockhaus placé là pour contenir une population turbulente, et n’avait rien d’un pavillon destiné à la vente de denrées pacifiques. On ne s’y trompa guère, et dès qu’il fut terminé, les gens du quartier le surnommèrent le fort de la Halle. On dit que ce bâtiment, dont le plan n’aurait déparé aucun ouvrage technique de castramétation, déplut singulièrement en haut lieu, mais il ne subsista pas moins jusqu’au jour où l’ouverture de la rue Turbigo, dégageant la caserne du Prince-Eugène, vint le rendre stratégiquement inutile.

L’essai était malheureux, on ne le renouvela pas, et l’on chercha un genre de construction mieux approprié au but qu’on s’était proposé. La partie vitrée de la gare de l’Ouest et le souvenir du Palais de Cristal qui avait, à Londres, abrité l’Exposition universelle de 1851 donnèrent, sans aucun doute, l’idée d’employer presque exclusivement la fonte et le verre. On peut voir aujourd’hui qu’on a eu raison d’avoir recours à ces légers matériaux qui, mieux que tous autres, remplissent les conditions qu’on doit exiger dans des établissements semblables. Depuis 1851, on n’a cessé de travailler aux Halles, et cependant elles ne sont pas encore terminées. Rien n’a manqué cependant, ni l’activité, ni l’argent ; mais l’œuvre était longue, d’autant plus longue et délicate qu’on l’avait entreprise sur les terrains occupés par les marchands, qu’il a fallu respecter leurs droits, ne pas apporter une trop vive perturbation dans les habitudes traditionnelles de ce monde à part, et qu’on a été contraint alors d’avancer avec une prudence extrême qui a entraîné beaucoup de lenteur. Il est probable cependant que l’on touche au terme, et que bientôt les Halles, absolument reconstruites, offriront une telle ampleur que nul marché connu ne pourra leur être comparé.

Le changement a été si profond qu’il n’a rien laissé subsister des choses du passé. Les piliers, ces fameux piliers des Halles dont il a été tant parlé jadis, ont disparu ; les passages entre-croisés, sales, malsains, par où si difficilement on arrivait sur le carreau, ont fait place à des voies larges, aérées et commodes ; ces cabarets qui dès minuit s’ouvraient à toute la population vagabonde de la grande ville, aux chiffonniers, aux ivrognes, aux repris de justice, qui là, sous toutes sortes de dénominations, trouvaient de l’alcool à peine déguisé[3]; ces repaires où l’ivresse engendrait la débauche et menait au crime ont été enlevés et rejetés hors de l’enceinte actuelle de Paris ; en modifiant ce quartier, en l’épurant, on l’a moralisé. Les Halles sont aujourd’hui ce qu’elles auraient dû toujours être : un lieu de transactions sévèrement surveillées, un réservoir où la population parisienne peut venir en sécurité puiser les subsistances dont elle a besoin. Autour de ce marché central, quelques restes de l’ancien Paris sont cependant encore demeurés debout comme une impuissante protestation du passé ; à traverser la rue Pirouette, les rues de la Grande et de la Petite-Truanderie, on s’étonne que l’on ait pu vivre et que l’on vive encore dans de pareils cloaques.

Les Halles terminées comprendront quatorze pavillons, dont dix sont en service aujourd’hui ; les quatre qui restent à élever doivent entourer la Halle au Blé, servir en partie de logement aux employés de l’administration et remplacer les groupes de vieilles maisons étagées dans les rues du Four, Sartines, Mercier, Oblin, Babille et des Deux-Écus. Ce sera à peu près l’emplacement exact qu’occupait jadis l’hôtel de Soissons. Les Halles ainsi complétées auront coûté 60 millions, ce qui n’a rien d’excessif, s’étendront sur une superficie de 70 000 mètres et seront bornées à l’est par la rue Pierre-Lescot, au nord par la rue de Rambuteau, au sud par la rue Berger, à l’ouest par la future rue du Louvre, qui, partant de la Seine, où elle communiquera par un pont avec la prolongation de la rue de Rennes, aboutira rue Réaumur et probablement sera poussée jusqu’au boulevard Poissonnière.

Ainsi environnées de voies de communication très-larges, qui directement ou par leurs affluents desservent les barrières et les gares de chemins de fer, les Halles offriront à l’apport et à l’enlèvement des denrées des facilités exceptionnellement favorables qui donneront au service intérieur de cet immense marché une activité et une régularité de plus en plus grandes. 2 600 voitures environ servent chaque nuit à l’approvisionnement des Halles, se mêlent aux charrettes à bras, aux porteurs de hottes et exigent un emplacement de 22 000 mètres pour stationner[4]. Aussi l’encombrement serait excessif si une ordonnance de police n’empêchait toute autre voiture de circuler dans le périmètre des Halles entre trois et dix heures du matin. Le soin de faire exécuter les mille et minutieuses prescriptions que nécessite un service pareil est confié à une brigade de quarante sergents de ville et à un peloton de garde municipale.

Les pavillons sont d’énormes constructions couvertes d’un vitrage et dont les parois, faites de verre et de colonnettes en fonte, sont portées sur des murailles de briques. Divisés selon l’objet spécial auquel ils doivent servir, ils sont très-vastes et élevés au-dessus d’immenses caves qui sont des magasins et qu’on nomme des resserres. La pierre de taille et la brique sont seules entrées dans l’édification de ces souterrains, où les marchands gardent les denrées qu’ils n’ont point vendues ; où se fait l’abatage des volailles ; où les lapins, les canards vivants, sont enfermés dans des cages de fil de fer ; où le beurre, le fromage, les œufs sont empilés dans des casiers distincts ; où le poisson d’eau douce est conservé dans des bassins grillés, vivifiés par une eau courante toujours renouvelée ; où d’énormes rats se promènent la nuit, à la lueur vacillante du gaz ; où malgré les soins de propreté exigés, malgré une aération qui paraît suffisante, plane une fade odeur de moisi et de renfermé. Au milieu de ces salles inférieures s’étend, derrière des barrières sévèrement closes, une route droite, abritée sous une voûte et garnie de rails. C’est un chemin de fer ; mais jusqu’à présent il a été inutile, et l’on peut croire qu’il ne servira pas de si tôt. On avait eu l’idée de relier les Halles au chemin de fer de ceinture par une voie souterraine qui eût singulièrement facilité le transport des denrées. Ce dessein, devant lequel l’Angleterre n’eût certainement pas hésité, a-t-il rencontré trop de difficultés d’exécution dans un terrain traversé par des égouts, des conduites d’eau, des tuyaux de gaz, des caves et des fondations de maisons ? A-t-on reculé devant une dépense qui, trop considérable, n’eût pas été en rapport avec la rémunération présumée ? Je ne sais ; mais ce tronçon de rail-way constate un projet qui n’a pas été conduit à terme.

Dans chacun des pavillons s’élève une large cabane de bois qui sert de bureau à un inspecteur et à ses employés ; les agents du poids public y ont aussi leur installation, de sorte que le contrôle est permanent, toujours sur les lieux mêmes, prêt à relever la moindre infraction aux règlements. Le service intérieur des Halles est fait par 481 forts, dont le bénéfice annuel varie entre 1 500 et 3 000 francs. Ces hommes, divisés en équipes dirigées par des syndics, sont placés sous l’autorité des inspecteurs de police et offrent toutes les conditions possibles de probité, de bonne conduite et d’exactitude. Il ne leur suffit pas de sortir intacts d’une enquête très-sérieuse faite sur leur vie privée, il faut encore qu’ils triomphent d’une épreuve physique à laquelle on les soumet pour les essayer. Dans les pénibles exercices auxquels ils se livrent presque en se jouant, ils déploient une adresse et une vigueur vraiment remarquables. Grâce à leurs larges chapeaux enduits de blanc d’Espagne et à leur colletin en très-gros velours d’Utrecht, qui empêchent les fardeaux de glisser, ils ont les mains libres et gardent une agilité de mouvement qui semble doubler leur puissance. Ce sont les forts qui, sous leur responsabilité personnelle, ont mission de décharger les voitures et d’en porter le contenu sur le carreau des ventes.

Une ordonnance du 30 décembre 1865 fixe la police des halles et marchés, prescrit les précautions à prendre dans tous les cas qu’il a été possible de prévoir et ne laisse prise à aucune équivoque. Toute cause d’incendie semble devoir être écartée par la défense expresse de fumer, d’avoir des instruments à feu, des chaufferettes non fermées et des lumières libres ; la lanterne seule est permise. Chaque catégorie de denrées est soumise à des dispositions particulières ; une vigilance toujours en éveil a imposé aux marchands ces sages prescriptions qui aujourd’hui sont si bien entrées dans leurs mœurs, qu’elles font partie de leurs habitudes et qu’on n’a même plus à les leur rappeler.

Les pavillons portent des numéros d’ordre qui leur servent de dénominations officielles, mais les gens des Halles ont leur vocabulaire ; au lieu du pavillon n° 3, ils disent la Boucherie ; au lieu du pavillon n° 9, ils disent la Marée, et, fait plus étrange, au lieu du n° 11 où se vend la volaille et le gibier, ils disent la Vallée. Ce marché se tenait jadis sur le quai de la Mégisserie qu’on appelait alors la Vallée de la Misère[5], à cause au grand nombre d’oiseaux, d’agneaux, de cochons de lait qu’on y faisait mourir. La Vallée de la Misère devint peu à peu et simplement la Vallée ; quand la vente de la volaille fut établie dans le triste et froid bâtiment élevé en 1809, par Lenoir, sur l’emplacement du couvent des Augustins[6], le vieux nom s’imposa à la construction nouvelle, et récemment il a suivi les marchands lorsqu’ils sont venus s’installer aux Halles centrales.

On pense bien que les places ne sont pas gratuites dans les pavillons, mais le prix qu’on exige varie selon les denrées. Les étaux de la boucherie sont loués 3 francs par jour ; les comptoirs de la marée, 1 fr. 25 ; ceux du poisson d’eau douce, 1 fr. 50 ; ceux de la volaille, 1 franc ; ceux de la verdure, 75 centimes ; ceux des huitres, 20 centimes ; les resserres, à quelque catégorie qu’elles appartiennent, ont un prix de location uniforme : cinq centimes par jour et par mètre superficiel. Les pavillons sont entourés de larges trottoirs qui forment ce qu’on appelle spécialement le carreau ; là se tiennent à découvert les approvisionnements de gros légumes ; autour des pavillons 6 et 8 s’installent les marchandes dites au petit tas, qui n’ont d’autre abri que des parapluies insuffisants lorsque la pluie tombe ou que le soleil brûle ; chacune de ces marchandes, au nombre de 599, acquitte quotidiennement un droit fixe de 15 centimes. Les places sont louées à la semaine, du lundi matin au dimanche soir, et le prix en est versé d’avance entre les mains du receveur municipal. Tout vendeur, qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur des pavillons, doit accrocher à l’endroit le plus apparent de son étalage une plaque indiquant son nom et le numéro particulier de sa place, de façon qu’il soit toujours facile de constater à qui l’on a affaire et de pouvoir remonter à une responsabilité certaine.

L’eau n’a point été ménagée, car il en faut là plus que partout ailleurs ; la propreté, la salubrité des denrées, le nettoyage des étaux, le balayage des rues intérieures en exigent des quantités considérables : aussi l’autorité municipale s’en montre prodigue et fait verser 2 800 000 litres par jour pour la consommation des Halles centrales. La lumière non plus n’est pas épargnée ; on voit aux Halles bien mieux la nuit que le jour, et les 700 000 mètres cubes de gaz qu’on y brûle annuellement produisent la clarté indispensable. Si l’on compte les lanternes, les brûleurs, les lampes d’illuminations réservées pour les solennités publiques, on verra que le gaz allumé, s’échappant par 11 310 trous, peut donner une lumière et une chaleur qui répondent à toutes les exigences d’un service permanent.

ii. — les transactions.

Paris s’endort, les Halles s’éveillent. — Forains non abrités. — Plano sub jove. — Opinion d’un fonctionnaire municipal. — Boueux. — La viande. — Fleurs et légumes. — Vagabonds. — Vierges sages. — Première criée. — Contrôle. — Le cresson. — Mode d’expédition. — La verdure ! — Bruit et mouvement. — La marée. — Le coupage. — Abus et mauvaise foi. — Réglementation du coupage. — La vente du poisson. — Verseurs. — Exiguïté du pavillon de la marée. — Les huîtres. — Accaparement. — Pavillons des beurres et des œufs. — Transactions. — Maniotte. — Bixa ocellana. — Les œufs. — Compteurs-mireurs. — La Vallée. — Les gaveurs. — Volailles et gibier. — Chasse. — Coqs de bruyère. — Ventilateur. — Fruits et légumes. — Oasis. — Arlequins et rogatons. — Dessertes. — Clientèle. — Boulangers en vieux. — Opiat. — Incendie. — Insuffisance des Halles. — Elles débordent déjà. — Fin du marché. — Registres officiels.


Quand les théâtres se ferment, quand les cafés vont être clos, lorsque les lampes s’éteignent dans les maisons, que Paris est sur le point de s’endormir, les Halles s’éveillent et la vie commence à y circuler, à petit bruit d’abord et avec une certaine lenteur que l’obscurité relative des rues semble rendre discrète. Les premiers approvisionneurs qui apparaissent sont les maraîchers, enveloppés dans leur grosse limousine à raies blanches et noires, à demi endormis, conduisant au pas leur cheval paisible. En arrivant, ils s’arrêtent devant une petite guérite où un employé de la préfecture de la Seine leur délivre, à la clarté d’une pâle lanterne, un bulletin constatant qu’ils ont versé au fisc le prix de leur place, qui coûte 20 centimes pour un mètre de face sur deux mètres de profondeur. Ces gens-là sont ce que l’on appelle en langage administratif les forains non abrités.

Le nom est bien choisi. Quel que soit le temps, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il grêle, qu’il neige, ils sont réduits à rester en plein air, sur les trottoirs du carreau, sur le pavé, grelottants, mouillés, transis. Cela est cruel ; lorsqu’on voit ce spectacle par une nuit d’hiver, il est difficile de n’en être pas péniblement impressionné. Ne pouvait-on pas, puisque l’on reconstruisait les Halles de fond en comble, disposer des abris pour ces malheureux qui viennent de faire une longue course sur des charrettes découvertes ? Jadis ils avaient la ressource d’aller chercher un refuge dans les cabarets du voisinage, mais aujourd’hui ils n’ont même plus ce triste moyen d’échapper aux intempéries. Se serait-on, dans une installation si déplorable, moins inquiété de l’homme que de la denrée ? On peut le croire, car on lit dans un document officiel : « En 1842, un des fonctionnaires de la préfecture de la Seine, émettant son avis sur la question de savoir s’il était nécessaire de construire des abris, se prononçait pour la négative et s’exprimait ainsi : Le mauvais temps ne nuit pas sensiblement aux légumes sur le marché. » Il est possible, quoique le fait paraisse contestable, que la grêle et la pluie ne détériorent pas les navets, les choux et les petits pois ; mais l’homme n’est point ainsi, et il y aurait quelque humanité à élever des hangars vitrés où les marchands de ces denrées inaltérables pussent se mettre à couvert pendant les nuits inclémentes.

Plusieurs maraîchers se hâtent de déposer leurs marchandises, qu’ils cèdent en gros et à l’amiable, soit aux fruitiers, soit aux femmes des Halles, qui les revendront en détail ; ils donnent le picotin d’avoine à leur cheval et repartent promptement. On reconnaît facilement ceux qui sont si pressés à leurs voitures, qui sont toujours des tombereaux et jamais des charrettes. En effet, ils ont passé un contrat avec la compagnie concessionnaire de l’enlèvement des boues de Paris, et dès qu’ils ont déposé leurs denrées sur le carreau, ils s’éloignent pour ramasser, au coin des rues, ces tas d’ordures qui deviennent entre leurs mains un fumier fécond, à la fois chaud et léger. C’est un échange, une sorte de circulus intelligent ; Paris rend en engrais ce qu’il reçoit en nourriture.

Pendant cette partie de la nuit, les Halles sont assez calmes, excepté aux environs du pavillon n° 3, où les pièces de viande affluent, apportées par les camions des chemins de fer. Là règne une activité que rien n’arrête, car il faut, pour la vente au détail, qu’avant sept heures du matin les animaux soient dépecés et débités. Les voitures des maraîchers continuent à arriver une à une ; sur le trottoir se promènent des hommes à la veste desquels brille une médaille d’argent : ce sont les syndics des forts qui constatent si leurs compagnons sont à leur poste ; dans les pavillons fermés plane un grand silence que troublent parfois les aboiements d’un chien terrier en chasse de rats dans la cave ; des agents de police vont et viennent enveloppés de leur capote, marchant à petits pas, deux par deux et l’œil aux aguets.

La nuit s’avance, le cadran lumineux de l’église Saint-Eustache marque trois heures ; le mouvement s’accentue ; la grande rue longitudinale couverte qui sépare les pavillons en groupes égaux et où les places coûtent 40 centimes le mètre, commence à se remplir ; on y apporte les primeurs, les fleurs, les mousses, les branches d’arbres verts ; quelques fourgons venus des gares déchargent les légumes expédiés par la haute Bretagne, par Roscoff et Saint-Pol-de-Léon. Sous cette immense voûte que la lumière du gaz semble rendre plus élevée encore, un insupportable courant pousse des nappes d’air froid. C’est là cependant, à côté des piles de chicorées et des monceaux de carottes, que les vagabonds, les misérables, chassés de place en place, des bancs où ils s’étaient étendus, des coins de porte où ils s’étaient pelotonnés, viennent chercher un asile qui leur est rapidement disputé. On les voit grelottants, les épaules courbées, les bras serrés contre la poitrine, s’asseoir derrière quelques mannes oubliées et essayer de dormir. Un agent de police les réveille, les secoue, les force à se relever, les renvoie ; ils font dix pas, et croyant n’être plus observés, ils se recouchent, la tête appuyée contre la muraille, et se hâtent de reprendre leur sommeil interrompu. Encore une fois, on les avertit, on les menace ; la fatigue est plus forte que leur volonté ; ils se font un nouveau gîte. On les découvre encore et on les conduit au poste, où le violon leur garantit du moins le droit de finir la nuit et de dormir en paix.

Un peu avant cinq heures du matin, on voit arriver des femmes qui, semblables aux vierges sages dont parle l’Écriture, portent à la main des lumières enfermées dans une lanterne ; elles se réunissent à l’angle de la rue Rambuteau, sur le trottoir de la rue Pierre-Lescot. On apporte un bureau portatif près duquel un homme s’installe. On entend faire l’appel des forts ; si l’un d’eux n’est pas arrivé, il est mis à pied pour la journée, c’est-à-dire qu’il est privé de son bénéfice, tout en étant forcé de travailler comme d’habitude. Un coup de cloche résonne en même temps que l’horloge indique cinq heures. C’est la vente du cresson qui va commencer. Tout le monde est à son poste ; voici le facteur, son commis-écrivain, son crieur ; voici l’agent de l’inspecteur du marché ; voici l’inspecteur des perceptions municipales. Chacun de ces employés écrit l’objet et le prix de la vente ; il y a donc, en toutes circonstances, trois documents qu’on peut contrôler l’un par l’autre et qui font foi lorsqu’il y a contestation.

Le cresson, qui entre aujourd’hui pour une part considérable dans l’alimentation parisienne, est, jusqu’à un certain point, d’importation récente[7]. Avant 1810, on ne vendait que du cresson de fontaine, dont la production était forcément très-restreinte. En 1810, un ancien officier d’administration qui avait fait les campagnes d’Allemagne et qu’on nommait M. Cardon, imagina d’établir, à Saint-Léonard, dans la vallée de la Nonette, entre Senlis et Chantilly, des cressonnières factices semblables à celles qu’il avait remarquées à Dresde et à Erfurt. Ce cresson expédié à Paris se vendit bien et immédiatement. Un facteur aux légumes intelligent, comprenant de quel intérêt une telle nourriture, saine, fortifiante, peu coûteuse, serait pour les pauvres gens de Paris, stimula de toutes ses forces le zèle des producteurs, auxquels il promit des bénéfices qui ne leur ont point manqué.

Les rives de la Nonette, de cette petite rivière que les poëtes domestiques de la maison de Condé chantaient autrefois à l’envi, sont devenues des cressonnières fertiles ; Buc, Saint-Gratien, Gonesse, ont suivi l’exemple donné par le département de l’Oise, et aujourd’hui les Halles reçoivent le cresson en assez grande quantité pour qu’il s’en soit vendu 10 887 912 bottes pendant l’année 1868. On l’expédie d’une façon ingénieuse, dans de grands paniers montés sur traverses ; le cresson parfaitement bottelé est disposé le long des parois intérieures, présentant sa feuille de tous côtés ; le panier est donc tapissé et non rempli. Aussi lorsque la vente commence, les acheteuses laissent glisser dans ces larges mannes leur lanterne retenue par une ficelle ; de cette façon elles peuvent examiner le lot tout entier et reconnaitre si les 25 ou 50 douzaines de bottes qui le composent sont de bonne ou de médiocre qualité. Dès que la criée en gros est terminée, les paniers sont vidés, et à la même place les marchandes commencent la vente au détail et crient : « La verdure ! la verdure ! »

Pendant ce temps, à un signal de cloche — car aux Halles c’est la cloche qui règle tous les mouvements, comme le tambour indique ceux de la caserne — les pavillons ont été ouverts ; sur le carreau, les transactions sont plus actives ; les acheteurs particuliers commencent à arriver ; des sous-officiers escortés de soldats portant de larges sacs tournent autour des monceaux de légumes et choisissent les denrées de l’ordinaire ; des religieuses, des cuisiniers de collèges, des propriétaires de petits restaurants, viennent, marchandant, liardant, se disputant, faire les provisions du jour. Il y a là un caquetage de voix aiguës et criardes qui semble broder une mélodie glapissante sur une basse continue, sourde et puissante, qui est formée par le bruit des fourgons des chemins de fer arrivant en foule, attendus avec impatience, déchargés avec empressement et curiosité, car ils apportent la marée.

C’est là, dans nos consommations journalières, la denrée aléatoire par excellence, et plus d’un Vatel y a trouvé sa déconvenue. En effet, il suffit d’un coup de vent pour que Paris manque de poisson. Selon l’époque, la vente commence à six ou sept heures du matin. Chaque panier porte le nom du propriétaire et l’adresse du facteur ; les forts, rompus à toutes les habitudes du métier, font immédiatement la répartition ; d’un coup d’œil, un facteur peut voir l’importance de l’envoi dont il devient responsable. Comme on lui remet les feuilles d’expédition, il sait de quelle manière la vente sera distribuée. Le poisson ne peut pas être vendu comme toute autre denrée, car le prix en diminue à mesure que la journée avance ; les premiers lots offerts à la criée ont donc un avantage sur ceux qui ne viennent qu’après. Pour maintenir l’égalité des droits individuels et ménager les intérêts des expéditeurs, on avait imaginé de faire mettre au banc de vente des lots successivement pris à chaque voiture, quel que fût son chargement. La mesure était équitable et paraissait donner satisfaction à tout le monde ; mais vers 1860 quelques commissionnaires virent la partie faible de cette disposition, et au lieu de laisser les fourgons des chemins de fer apporter à la Halle la marée qui leur était envoyée, ils imaginèrent d’aller la chercher en gare et de diviser le chargement normal et primitif sur plusieurs petites voitures ; de cette façon ils obtenaient des tours de vente plus nombreux et écoulaient plus rapidement leur marchandise. Cette manœuvre un peu trop subtile s’appelait le coupage. L’exemple était donné ; il fut suivi, et le poisson de mer n’arrivait plus aux Halles que sur une quantité infinie de charrettes à bras, de charrettes à un cheval qui obstruaient la circulation et dont le chargement illusoire rendait vaines les prescriptions les plus sages.

La progression est intéressante à constater : en 1859, 11 634 000 kilogrammes de marée sont apportés par 16 042 voitures ; en 1863, 14 659 850 kilogrammes en occupent 52 280, et enfin en 1866, 14 166 866 kilogrames arrivent sur 78 604 voitures. Ainsi de 1859 à 1866 la quantité de poisson de mer s’est accrue de 22 pour 100, et le nombre des voitures destinées à le transporter a augmenté de 391 pour 100. En décembre 1866, la moyenne de chaque chargement est de 155 kilogrammes ; c’était abusif au premier chef, et les expéditeurs se plaignirent hautement, car un tel état de choses faisait retomber sur eux des charges très-lourdes. Un envoi de poisson expédié de Boulogne à un commissionnaire et valant 65 francs avait été transvasé en gare sur 17 voitures différentes qui, louées à raison de trois francs l’une, avaient coûté 51 francs que l’expéditeur s’était vu forcé de rembourser.

Pour arrêter le mal d’un seul coup et empêcher qu’il ne se renouvelât, une ordonnance de police datée du 25 février 1867 déclare que les voitures transportant la marée cesseront d’être considérées comme unités servant de base au règlement des tours de vente ; que les marchandises des divers expéditeurs seront présentées alternativement et suivant l’ordre successif des arrivages ; que le nombre des lots sera de un par centaine ou fraction de centaine de kilogrammes. C’est la lettre de voiture ou le bulletin d’expédition qui fait foi et permet de se reconnaître facilement au milieu de tous ces paniers de forme et de contenance diverses qui, au moment où la vente va s’ouvrir, encombrent les abords du pavillon n° 9.

Le poisson déballé est placé sur de larges paniers plats qui ressemblent à des éventaires et est porté sur un des huit bancs de vente qui entourent le marché. Ce travail, qui exige une certaine habileté, car il faut assembler les espèces, faire les lots de telle manière qu’ils ne soient ni trop forts ni trop faibles, présenter les marchandises sous l’aspect le meilleur, sans cependant en dissimuler les défauts, est accompli par des agents spéciaux, au nombre de seize, et qu’on appelle verseurs. Ils passent le poisson ainsi préparé à l’un des trente-quatre compteurs-crieurs qui sont chargés d’annoncer la denrée mise en vente, de recevoir les enchères et d’indiquer aux commis du facteur le nom de l’acquéreur. Malgré le tumulte, les cris, les plaisanteries salées qui s’entrecroisent, tout se passe avec ordre et célérité. C’est dans cette circonstance surtout que le temps est de l’argent. Aussi les corbeilles où brillent les poissons nacrés ne font-elles que paraître et disparaître. Lorsque d’aventure une pièce rare a été apportée, saumon gigantesque, esturgeon monstrueux, des hommes vont la criant à grands efforts de voix parmi les Halles pour prévenir les marchands et exciter la concurrence. La vente et ensuite l’étalage sont surveillés par l’inspecteur du marché, qui fait impitoyablement enlever et jeter aux ordures tout poisson qui lui paraît insalubre. C’est dans ce même pavillon que se fait la criée du poisson d’eau douce. Celui qui vient du port Saint-Paul est disposé assez habilement dans les mannes qui le contiennent pour arriver vivant ; on le verse en hâte dans une boutique en pierre alimentée d’eau courante où, après quelques mouvements indécis, les carpes, les brochets, les tanches et les anguilles se remettent à frétiller de plus belle.

En 1868, il a été vendu aux Halles 19 649 522 kilogrammes de marée et 1938097 kilogrammes de poisson d’eau douce ; les premiers ont été adjugés au prix de 15 308 135 fr. 50, et les seconds au prix de 2 138 956 francs. L’étranger est entré pour une part notable dans cet apport, car il nous a envoyé 4 144 655 kilogrammes de marée et 1 246 664 kilogrammes de poisson d’eau douce ; une grande quantité de ce dernier vient de Hollande, de Prusse, de Suisse, d’Italie ; la Belgique et l’Angleterre ont surtout expédié de la marée ; plus de 51 pour 100 des moules mangées à Paris sont de provenance belge.

Ce pavillon n° 9 est manifestement trop exigu ; l’encombrement y est excessif dés l’ouverture du marché ; c’est à peine si devant les étalages, si autour des bancs de vente on peut passer ; la foule se presse, se heurte, et interrompt toute circulation régulière. Plus tard, cet état de choses sera modifié ; lorsque les Halles seront terminées, le poisson d’eau douce sera transvasé au pavillon maintenant occupé par la volaille, et on y adjoindra les huîtres, qui ont trouvé une place provisoire dans le pavillon n° 12. Les huîtres se vendent peu et mal aux Halles, où elles ne sont apportées que depuis la suppression du marché spécial de la rue Montorgueil.

C’est un commerce tout particulier que celui-là, et malgré les efforts de l’administration, il reste soumis à certaines habitudes traditionnelles qui ressemblent bien à ce que jadis on appelait l’accaparement. Aux termes des règlements ministériels, la pêche ouvre le 1er septembre et ferme le 30 avril ; mais avant de partir pour aller draguer les bancs désignés, les pêcheurs se sont entendus avec les représentants des marchands de Paris et ont fixé avec eux, d’un commun accord, le prix auquel l’huître future sera livrée. C’est une sorte de taxe consentie, dont la durée se prolonge pendant toute la campagne, quels que soient les résultats que l’on obtienne. Ce prix augmente d’année en année dans une progression excessive : en 1840, le mille valait 12 francs ; en 1850, 16 fr. 50 ; en 1860, 26 francs ; en 1868, il a atteint le chiffre de 71 fr. 90. La rareté des huîtres, la stérilité des bancs ne sont pas seules causes de cet accroissement de valeur ; les chemins de fer portent aujourd’hui cet aliment recherché, non-seulement dans l’intérieur de la France, mais en Allemagne et jusqu’en Russie. Les huitres d’Ostende, qui presque toutes arrivent du comté d’Essex, en Angleterre, ont disparu ou à peu près de nos marchés ; on les mange aujourd’hui à Vienne, à Pétersbourg et à Berlin. En 1868, Paris a consommé 25 496 752 huîtres, dont la majeure partie venait de Courseulles et de Saint-Waast ; les huîtres d’Ostende n’ont figuré que pour 5 350, et celles de Marennes pour le chiffre insignifiant de 58 300. C’est là, au grand préjudice de la population, un aliment précieux qui, par le prix élevé qu’il atteint, tend chaque jour davantage à n’être plus qu’une denrée de luxe et échappe forcément aux ressources de la plupart des Parisiens.

Pendant que la vente du poisson de mer et d’eau douce s’effectue sur le point spécial qui leur est réservé, les autres pavillons ne sont points déserts. Dans les Halles tout s’anime, tout s’embrase à la fois, comme un feu d’artifice dont on allumerait les pièces au même instant. Aux heures matinales, une sorte d’activité fébrile semble agiter les marchands, les acheteurs, les forts, les employés d’administration ; tout le monde court et crie, c’est un tohubohu sans nom, où cependant chacun se retrouve et s’occupe à sa besogne particulière.

Dans le pavillon n° 10 on vend les beurres, les fromages et les œufs, commerce énorme, qui ne chôme jamais et auquel concourt la France entière ; avant que la vente puisse commencer, chaque motte de beurre est pesée, marquée d’un numéro d’ordre et d’un chiffre relatant le poids exact ; puis le nom de l’expéditeur et le poids du colis sont indiqués au facteur mandataire, à l’agent des perceptions municipales et à l’inspecteur du marché. À l’aide d’une sonde, on peut enlever une portion centrale de la marchandise et la goûter, de façon à s’assurer que la qualité indiquée est bien réelle. C’est la Normandie et la Bretagne qui font les envois les plus considérables. Les transactions publiques se sont exercées aux Halles, en 1868, sur 11 268 132 kilogrammes de beurre, qui ont rapporté 31 836 265 fr. 58. Les fromages sont arrivés en moindre quantité, quoique l’Allemagne commence à nous en envoyer ; les 3 647 978 kilogrammes qu’on a vendus ont produit 2 454 612 fr. 37 centimes.

On fait parfois subir aux beurres une opération analogue à celle que les marchands de vin appellent le soutirage et dont j’ai parlé précédemment. Par le mélange de plusieurs espèces de beurres, provenant de sources différentes, on obtient un seul et même type. Sur de longues tables contenues dans la resserre, les divers échantillons, préalablement amollis par une trempée d’eau tiède, sont pétris avec force et longtemps, comme une pâte de pain. C’est ce qu’on nomme la maniotte. Le beurre ainsi foulé devient blanchâtre et prend un aspect crayeux auquel on remédie par l’adjonction d’une teinture mystérieuse que les gens du métier appellent le raucourt, composition dont ils cachent la recette avec soin, et qui n’est autre que le rocou, sorte de matière onctueuse et rouge qui entoure la graine du rocouyer (Bixa ocellana). La plus recherchée vient de Cayenne ; mais comme elle coûte assez cher, on la remplace souvent par un faux rocou composé de carottes et de fleurs de souci.

Les œufs sont enfermés dans de vastes paniers qui en contiennent mille environ, tassés, pressés les uns contre les autres et, par suite d’un emballage habile, parviennent intacts à travers les chocs des chemins de fer, les transbordements et toutes les causes qui devraient pulvériser des objets si fragiles. Dans l’année 1868, 228 097 515 œufs sont arrivés aux Halles et ont été vendus 17 045 013 fr. 14. On les vend à la manne, en raison du nombre indiqué par l’expéditeur ; mais des employés spéciaux, désignés sous le nom explicatif de compteurs-mireurs, sont chargés de vérifier le contenu des paniers et la qualité des œufs. Ces agents, au nombre de quatre-vingts, remplissent une fonction qui ne laisse pas d’être pénible, car il est des saisons où chaque œuf doit être examiné avec soin, par transparence à la lumière, afin qu’un puisse constater qu’il est dans des conditions de salubrité satisfaisantes. Les œufs qui, tachés, trop vieux, opaques, paraissent offrir quelque inconvénient pour la santé publique, sont livrés à l’industrie, qui les utilise, pour la dorure sur bois et pour la confection des colifichets destinés aux oiseaux. Les œufs tout à fait gâtés sont immédiatement détruits. C’est dans les resserres que travaillent les compteurs-mireurs, dans l’obscurité, assis devant une bougie allumée et entourés de vastes paniers où ils puisent sans cesse. La moitié d’entre eux seulement est occupée à cette besogne ; l’autre moitié est ambulante et va chez les fruitiers, les crémiers, examiner avec soin les œufs que ceux-ci ont achetés et constater les déchets dont il doit leur être tenu compte par les facteurs-vendeurs.

Les arrivages seraient plus considérables encore sur les Halles, si l’Angleterre, très-friande de ce genre de denrée, ne prenait chez nous une partie des œufs qu’elle consomme. Trente-deux producteurs appartenant aux départements de la Seine-Inférieure, de la Somme, du Pas-de-Calais, de la Sarthe, de la Mayenne, d’Ille-et-Vilaine, de l’Orne, de l’Eure, ont abandonné le marché de Paris et font des envois outre-Manche. Leurs expéditions amènent à Londres environ 50 millions d’œufs par année ; est-ce à cette cause, est-ce à la rareté de la denrée elle-même qu’il faut attribuer le renchérissement excessif que les œufs ont subi en 1867 ?

Comparé au pavillon de la marée, celui où l’on vend le beurre et les œufs est assez paisible, car il est très-vaste et suffit amplement aux acheteurs, qui le parcourent en examinant la marchandise ; mais le bruit, l’animation, l’encombrement ne font point défaut au pavillon n° 4, où l’on vend les volailles. Le marché y est toujours animé le lundi, le mercredi, le vendredi et le samedi, en souvenir de la Vallée, dont c’étaient les jours de vente. Là, le bruit atteint parfois des proportions diaboliques, car aux cris des marchands, aux appels des crieurs, viennent se joindre le bêlement des agneaux, le gloussement des poules, le roucoulement des pigeons, le nasillement des canards ; toutes ces voix humaines et animales forment un insupportable charivari. Quelques hommes exercent là une industrie toute spéciale contre laquelle Mercier protestait déjà de son temps, dans le Tableau de Paris ; je parle des gaveurs. Les pigeons sont expédiés vivants, dans des paniers légers et fermés ; au fur et à mesure qu’ils parviennent sur le marché, ils sont déballés et passés à un homme qui, s’emplissant la bouche d’eau tiède et de grains de vesce, pousse cette nourriture forcée dans le bec de « la volatile malheureuse ». Le gavage se fait avec une rapidité extraordinaire et ne doit pas produire des bénéfices considérables, car cette opération disgracieuse est payée à raison de 30 centimes par douzaine de pigeons ; encore faut-il fournir les graines.

Pendant l’année 1868, 12 506 744 pièces de volaille et de gibier ont été vendues et ont produit 27 785 622 fr. 41 cent. sur ce marché qui est bien moins alimenté qu’il ne pourrait l’être, car beaucoup de particuliers et de marchands de comestibles se font expédier directement les animaux dont ils ont besoin, quitte à payer à l’octroi des droits plus élevés que ceux qui sont exigés aux Halles. Les apports de gibier pendant la période de chasse 1868-1869 ont atteint le chiffre de 1 634 357 pièces, dont le détail intéressera tout chasseur[8]. Ce qui domine, c’est l’alouette, car on en a compté 756 688 ; mais l’affluence en varie singulièrement selon les époques : en octobre, 310 611 ont paru sur le marché ; septembre n’en a fourni que 125. Il en est à peu près ainsi de tous les gibiers : 12 174 cailles en septembre, 56 en janvier ; sur les 22 162 bécasses, 66 arrivent dans le mois de l’ouverture de la chasse, et 8 438 en novembre ; les 11 996 daims, cerfs et chevreuils se répartissent à proportions à peu près égales en novembre, décembre et janvier ; pour les 63 008 faisans, novembre, décembre et janvier seuls en donnent 50 493 ; les perdrix, dont le total est de 415 504, débutent brillamment par 129 817 en septembre, et en janvier tombent à 19 737 ; les lièvres, qui ont été au nombre de 287 085, varient dans les deux premiers mois entre 20 et 49 000 ; mais dès que novembre arrive, que les grandes battues d’Allemagne sont commencées, l’accroissement se fait sentir et la Vallée en reçoit 76 842.

Depuis 1867, on a autorisé l’entrée en France du gibier qui ne vit pas sous notre latitude et dont la destruction ne peut par conséquent nous causer aucun préjudice. Deux ou trois fois par semaine, des paniers tressés en lanières de sapin qui servent en Russie de berceaux pour les enfants, nous apportent des coqs de bruyère, des gelinottes, des lagopèdes, des ptarmigans venus directement des bords du Dnieper et de la Néva, sur un lit de grains d’avoine. Jusqu’à présent, la population parisienne semble ne se familiariser que difficilement avec ce genre d’alimentation, qui est cependant agréable et substantiel. Les coqs de bruyère surtout, quoique ce soit un gibier rare et recherché, n’ont pas encore atteint le prix qu’ils valent à Moscou et à Wilna ; tandis que les poulardes de la Bresse et du Maine sont enlevées au feu des enchères, c’est à peine si le grand coq des bois, ce rêve de tout chasseur, offre quelque tentation aux marchands de comestibles. Rien ne sent plus mauvais que la volaille rassemblée ; aussi, lorsque aux pigeons et aux poules on joint les lapins de clapier, on obtient vite d’insupportables émanations. Pour affaiblir ces détestables odeurs, on a élevé au milieu de la salle de vente un fort ventilateur qui renouvelle l’air empesté et va vivifier les resserres souterraines.

Rien de semblable n’est nécessaire dans le pavillon n° 8, qui est consacré aux légumes. Selon les saisons, les fruits et les légumes varient à la criée ; pendant l’hiver, la vente publique semble réservée pour les caisses d’oranges envoyées par l’Algérie, par l’Espagne, par le Portugal, pour quelques paniers de primeurs venus de l’étranger. L’appréciation de ces denrées est fort difficile, et l’on ne peut vraiment pas dire quelles espèces particulières ont été livrées au public, mais on sait que 316 454 colis contenant des fruits, et que 99 952 colis renfermant des légumes ont été mis en vente pendant 1868 et ont produit une somme de 3 349 700 fr. 50 centimes. Les fruits et les fleurs sont installés au pavillon n° 7 ; c’est une oasis. Je ne sais rien de plus charmant que ces longues tables qui, selon les époques, disparaissent sous des gerbes, sous des monceaux de ravenelles, de narcisses, de roses, de lis, de seringas, de giroflées ; là, ce n’est point comme aux pavillons de la marée et de la volaille, l’air est embaumé ; des parfums subtils planent autour des marchandes et pâlissent leur teint. En hiver, des fleurs de camélia en boîtes, des violettes d’Italie sont apportées par les chemins de fer ; mais c’est en mai et en juin qu’il faut aller visiter cet amoncellement de plantes épanouies ; les inspecteurs du marché en sont fiers et disent volontiers : Notre allée de fleurs ! C’est là que s’approvisionnent la plupart des bouquetières de Paris, et c’est là aussi que les pauvres gens, lorsqu’ils vont au cimetière visiter leurs morts, viennent acheter des couronnes d’immortelles et des médaillons emblématiques représentant un saule pleureur effeuillé au-dessus d’une croix noire.

Dans ce dernier pavillon, il n’y a aucune espèce de transaction en gros, tout se vend au détail, à prix débattu. Il en est de même pour le pavillon n° 12, qui contient des fruitiers, des boulangers débitant le pain municipal et ces industriels absolument spéciaux que le langage administratif désigne sous le titre de marchands de viandes cuites, et le langage populaire sous le nom de bijoutiers. Ceux-là sont au nombre de dix-sept et méritent qu’on en parle. Ce qu’ils vendent se nommait jadis des rogatons, mais l’argot a prévalu, et cela s’appelle aujourd’hui des arlequins. De même que l’habit du Bergamasque est fait de pièces et de morceaux, leur marchandise est composée de toutes sortes de denrées. Ces gens-là recueillent les dessertes des tables riches, des ministères, des ambassades, des palais, des grands restaurants et des hôtels en renom. Chaque matin, eux-mêmes ou leurs agents traînant une petite voiture fermée et garnie de soupiraux facilitant la circulation de l’air, vont faire leur tournée dans les cuisines avec lesquelles ils ont un contrat. Tous les restes des repas de la veille sont jetés pêle-mêle dans la voiture, et ainsi amenés aux Halles jusque dans la resserre. Là, chaque marchand fait le tri dans cet amas sans nom, où les hors-d’œuvre sont mêlés aux rôtis et les légumes aux entremets. Tout ce qui est encore reconnaissable est mis de côté avec soin, nettoyé, paré (c’est le mot) et placé à part sur une assiette. On se cache pour accomplir ce travail d’épuration, et le client n’y assiste pas, en vertu de cet axiome, encore plus vrai là qu’ailleurs, qu’il ne faut jamais voir faire la cuisine. Lorsque tout est terminé, qu’on a tant bien que mal assimilé les contraires, on fait l’étalage habilement, mettant les meilleurs morceaux en évidence, tentant la gourmandise des passants par une timbale milanaise à peine éventrée, par une pyramide de brocolis. Là, tout se vend, et il n’y a guère d’exemple qu’un marchand de viandes cuites n’ait fini sa journée vers midi ou une heure.

Beaucoup de malheureux, d’ouvriers employés aux Halles préférent ce singulier genre d’alimentation à la nourriture plus substantielle, mais trop chère, qu’ils trouvent dans les cabarets et les gargotes. Pour deux ou trois sous, ils ont de quoi manger. Chose étrange, les marchands ont une clientèle attitrée, et ils l’attribuent uniquement aux cuisines savantes d’où ils firent ces débris de nourriture. Bien des gens riches, mais avares, sans oser l’avouer jamais, viennent faire là secrètement leurs provisions ; on les reconnaît promptement à leur mine inquiète et fureteuse ; on s’en moque, mais, comme ils payent, on les sert sans leur rire au nez. Tout ce qui peut offrir encore une apparence acceptable est donc vendu de cette manière ; mais il faut savoir tirer parti de chaque chose, et quand un choix indulgent a été fait, il reste encore bien des détritus qu’il est difficile de classer. Ceci est gardé pour les chiens de luxe. Les bichons chéris, les levrettes favorites ont là leurs fournisseurs de prédilection, et chaque jour bien des bonnes femmes font le voyage des Halles pour procurer aux animaux qu’elles adorent une pâtée succulente et peu coûteuse. Les os, réservés avec soin, sont livrés aux confectionneurs de tablettes de bouillon, et revendus ensuite aux fabricants de noir animal, après qu’on en a extrait la gélatine. Il n’y a pas de sots métiers, dit-on : je le crois sans peine, car l’on cite quelques bijoutiers qui se sont retirés du commerce après avoir, en peu d’années, amassé une dizaine de mille livres de rente.

C’est là qu’on trouve aussi les marchands de mie et de croute de pain. On utilise tout dans cet immense Paris, et il n’est objet si détérioré, si dédaigné, si minime, dont quelque homme intelligent ne parvienne à tirer parti. Le fond de la marchandise première dont ces industriels ont besoin est fourni surtout par les collèges, par les pensionnats. Les enfants gâchent volontiers le pain qu’on leur donne, ils le jettent, le poussent à coups de pied dans les cours où ils prennent leur récréation, sans plus de souci que si c’étaient des cailloux ou des mottes de terre. Tous ces morceaux de pain couverts de poussière, tachés d’encre, qui ont trempé dans les ruisseaux, qui ont durci oubliés derrière un tas d’ordure, sont recueillis avec soin par les domestiques et vendus aux boulangers en vieux. Ceux-ci divisent leur marchandise en catégories, selon qu’elle est plus ou moins avariée. Les fragments encore présentables, préalablement séchés au four et passés à la râpe, deviennent les croûtes au pot et servent à faire de la soupe ; la plupart des croûtons en forme de losanges posés sur les légumes n’ont point d’autre origine. La mie et les croûtes trop défectueuses sont battues au mortier, pulvérisées, et forment la chapelure blanche que les bouchers emploient pour paner les côtelettes et la chapelure brune dont les charcutiers saupoudrent les jambonneaux. Quant aux débris infimes, on les fait noircir au feu, on les pile, et ainsi réduits en poudre noirâtre on les mêle avec du miel arrosé de quelques gouttes d’esprit de menthe, de façon à en composer un opiat pour les dents, qui, dit-on, n’est pas plus mauvais qu’un autre.

Un incendie occasionné par une fuite de gaz, et dont Paris s’est effrayé à juste titre, a détruit de fond en comble, dans la nuit du 10 juillet 1868, le pavillon n° 12 où s’abritaient les marchands de viandes cuites. La préfecture de la Seine s’est mise à l’œuvre avec un louable empressement ; moins d’une année après ce sinistre, tout dégât était réparé, et un nouveau pavillon s’élevait à la place de celui que le feu avait dévoré[9].

Les Halles sont bien grandes, l’aménagement en a été fait avec soin, et cependant elles sont insuffisantes à contenir tous les marchands qui voudraient y trouver place. Certains marchés débordent et occupent déjà les rues voisines, comme au temps où l’espace ménagé et devenu trop étroit forçait les approvisionneurs à se réfugier le long des maisons, loin des pavillons couverts en bois qui ne pouvaient les abriter. Dans la rue de la Ferronnerie des femmes accroupies sur le pavé, au milieu de la chaussée même, vendent pendant la matinée des plantes officinales. Ce genre d’herboristerie est surveillé d’une façon toute spéciale, car il faut éviter que derrière des bottelées de sauge et de romarin on puisse dissimuler les herbes chères aux sorcières pour leurs maléfices les plus coupables, la rue, l’armoise et la Sabine. La rue des Halles est envahie par les pois, les fèves, les haricots, qu’on amoncelle sous la pluie, sous le soleil. Dans la saison des fruits, à ce moment où tous les départements de France semblent se donner le mot pour envoyer à Paris le produit des vergers, la rue Turbigo, dans la partie qui côtoie les environs des Halles, disparaît sous les paniers de prunes, de pêches, de cerises et de fraises. L’achèvement des pavillons donnera-t-il une place convenable à tous ces forains non abrités ? Il faut l’espérer ; mais Paris, sa population flottante, ses besoins vont toujours en augmentant dans des proportions redoutables, et il est à craindre qu’en terminant les Halles on ne s’aperçoive qu’elles sont trop restreintes et qu’elles n’atteignent pas complètement le but qu’on s’était proposé.

Déjà le pavillon de la boucherie est manifestement trop étroit ; tout y est à la gêne, les marchands, les acheteurs et les denrées ; celui de la marée suffit à peine à la foule qui s’y presse. Il est probable, si Paris lui-même ne subit pas un temps d’arrêt dans son développement, que les Halles devront être modifiées d’ici à quelques années, qu’elles absorberont le square inutile et désert où l’on a réédifié la fontaine des Innocents et qu’elles s’ouvriront rue Saint-Denis par une façade monumentale où les matériaux solides auront une part importante, car il n’y a pas jusqu’à présent d’architecture possible sans pierres de taille. Il serait bon aussi de pouvoir abriter, ne serait-ce que par une large marquise en verre, les trottoirs du carreau où les maraîchers peuvent demeurer pour vendre leurs denrées en gros jusqu’à dix heures du matin. À ce moment ils doivent se retirer ; les légumes dont ils n’ont pu parvenir à se défaire sont portés dans la resserre publique, qui est située à côté du poste de la Lingerie[10]; ils les y reprendront le soir, à minuit, après avoir acquitté un insignifiant droit de garde. De cette façon la marchandise n’est point détériorée par des transports répétés, et elle conserve les conditions de salubrité qui permettent de trouver encore un débit facile.

Les charrettes qui réglementairement ont été rangées et gardées autour de la Halle au Blé, sur les quais, boulevard Sébastopol, jusque sur les places du Châtelet et de l’Hôtel de Ville, s’éloignent une à une ; tout ce quartier qu’on appelle le périmètre des Halles, et que les règlements de police isolaient, pour ainsi dire, en le limitant à un mouvement d’affaires particulier, reprend sa physionomie ; les voitures ordinaires commencent à circuler de nouveau, les forts ont fini leur travail, les inspecteurs sont rentrés dans leurs bureaux ; le poste de la Lingerie, spécialement attribué aux gardes de Paris chargés de maintenir l’ordre dans les Halles, a été relevé, une voiture cellulaire est venue chercher les vagabonds ramassés pendant la nuit ; les marchandes se sont installées derrière leur étalage, elles appellent les clients d’une voix criarde et traînante ; toutes les ventes en gros ont pris fin, excepté celle de la marée, qu’on se hâte de terminer, et qui va se prolonger peut-être jusqu’à midi si le poisson a été abondant ; les cuisinières, bras nus et portant des paniers, arrivent pour faire leur provision ; les fiacres se rangent à leur place désignée au chevet de l’église Saint-Eustache ; les cafés, les cabarets des environs sont pleins ; tous les paniers de forme différente, mannes et bourriches, qui tout à l’heure embarrassaient le marché, sont rassemblés, réunis, ficelés par lots, munis d’une étiquette indicative, et sont empilés dans les resserres en attendant que le service des chemins de fer les fasse enlever pour les reporter gratuitement aux expéditeurs ; le balayage est fait, les boueux conduisant leurs lourds tombereaux enlèvent les tas d’ordures, et les marchandes aux petits tas, apportant avec elles leur chaise, leur table, leur chaufferette, prennent possession de l’emplacement qui leur est réservé, jusqu’à l’heure où, les pavillons étant clos, le marché sera fermé.

Telles sont les diverses opérations qui ont lieu aux Halles durant la nuit et les heures actives de la vente à la criée. Pendant le reste de la journée, elles offrent le spectacle d’un marché très-vaste, mais qui ne diffère des autres que par ses dimensions exceptionnelles. Pour un lieu qui a été si profondément agité, c’est relativement la période du repos qui commence. Les inspecteurs de chaque pavillon en profitent pour faire mettre au net par leurs employés les écritures rapidement ébauchées le matin et constatant les transactions. Leurs gros registres où sont inscrits la désignation des marchandises, le nombre des lots, le mode et le produit de la vente, le nom des acquéreurs, les droits dus à la préfecture de la Seine et aux facteurs, contiennent sous une forme aride et sèche le détail quotidien de l’alimentation de Paris. Ils seront plus tard d’un intérêt de premier ordre pour l’historien qui voudra toucher sérieusement à cette question ; il est à désirer qu’ils soient conservés avec soin et qu’ils aillent augmenter la collection déjà si riche et si importante des archives de la Préfecture de police.

iii. — le marché ambulant.

Garde-manger de Paris. — Marchés reconstruits. — Marchands des quatre saisons. — Cris de Paris. — Itinéraire imposé. — Mesure excellente. — Misère. — Usure. — 1820 pour 100 d’intérêt. — Efforts infructueux. — Marchands de friture. — Cuisines en plein vent. — Rôtisseurs. — Restaurateurs et caboulots. — Les flaireurs. — Fraudes permanentes. — Inspection. — Le lait. — Double baptême. — Gros et petits fermiers. — Mauvais exemple. — Café d’argile. — Pieds de cochon truffés au mérinos. — Huile d’olive. — Répression insuffisante. — Souvenir d’un voyage en Orient. — Ustensiles de cuisine. — Poids et mesures. — Contraventions. — Panier à salade. — Consommation générale. — Détails et quantités. — Enchérissement des denrées. — Difficultés de la vie matérielle. — Cabarets. — Question vitale.


Les Halles n’ont donc plus rien de commun aujourd’hui avec ce qu’elles étaient jadis. On n’y vend plus ni draps, ni chaussures, ni friperies ; tous ces différents genres de négoce ont été dispersés dans Paris, où l’on rechercherait vainement le marché aux vieilles perruques, qui pendant le siècle dernier se tenait sur le quai des Morfondus. Tout est actuellement consacré à l’alimentation, et par le fait c’est le marché des Innocents qui, s’étendant de proche en proche, a fini par s’emparer en maître de toute la place. À l’heure qu’il est, le but des Halles est parfaitement déterminé : elles représentent le garde-manger de Paris ; elles fournissent des vivres aux cinquante-cinq marchés urbains, aux maisons particulières et à 23 643 restaurants.

La préfecture de la Seine ne s’est point contentée de reconstruire les Halles, elle a fait élever ou réédifier presque tous les marchés de Paris, les réduisant autant que possible à un plan uniforme, dans lequel on s’est singulièrement préoccupé des conditions de salubrité, d’espace et de bien-être. Au lieu des horribles masures en bois, noircies et déchiquetées, que nous avons vues, il y a peu d’années encore, sur l’ancien emplacement des Jacobins et ailleurs, on a maintenant d’élégantes et vastes constructions en fer et en verre, qui ne ressemblent sous aucun rapport aux cloaques d’autrefois. Chaque jour voit s’ouvrir des marchés nouveaux dans l’ancien Paris et dans les communes récemment annexées, et bientôt ils seront assez nombreux, assez convenablement aménagés pour répondre amplement à toutes les exigences de la population.

Ces marchés stationnaires ne sont pourtant pas suffisants. Une ville comme Paris est habitée par une très-grande quantité de personnes que leurs occupations retiennent forcément au logis. Pour ces gens-là, qui sont particulièrement intéressants, car ils sont en général très-pauvres et réduits à de pénibles labeurs, tout déplacement est une perte de temps onéreuse, ils ne peuvent sans préjudice pour eux aller aux provisions, ce sont alors les provisions qui doivent venir vers eux, et l’on a organisé une sorte de marché ambulant représenté par 6 000 industriels qu’on nomme marchands des quatre saisons, car, selon l’époque de l’année, ils vendent du poisson, des fruits, des légumes, des œufs. Poussant devant eux une petite voiture à bras, ils crient leurs marchandises d’une façon toute particulière. Kastner, recueillant toutes ces intonations différentes, mélopées traînantes ou notes vivement accentuées, a fait une curieuse symphonie sur les cris de Paris. Il est resté de tradition à l’Opéra que le cri : Ma botte d’asperges ! a servi de motif déterminant à la romance de Guido et Ginevra : Quand reviendra la pâle aurore. Chaque cri, chaque air, varient selon la denrée. À la barque ! veut dire : Voilà des huîtres, À la coque ! indique des œufs. La violette ! signifie qu’il y a des éperlans à vendre. Au gros cayeux ! annonce des moules, et bien des marchandes, ignorant l’origine de ce mot de terroir, crient sans s’occuper de la science des étymologies : Au gros caillou ! au gros caillou !

Ces marchands, qui vaguent ainsi un peu partout, sont soumis à une réglementation sévère ; on a tracé autour de chaque marché une zone de 100 mètres dans laquelle il leur est interdit de faire le commerce ; ils ne peuvent stationner dans les rues, et de plus on leur prescrit l’itinéraire qu’ils doivent suivre dans leur tournée journalière. Ceci peut sembler excessif, nulle mesure pourtant n’est plus juste ; le fait qui l’a déterminée en fournira la preuve. Aussitôt que le décret d’annexion eut fait entrer dans Paris les communes suburbaines, les marchands ambulants qui desservaient la banlieue abandonnèrent leur ancien parcours, quittèrent les quartiers pauvres qu’ils alimentaient, et, cherchant de meilleurs bénéfices, descendirent au cœur même du Paris opulent. Le résultat ne tarda point à se faire sentir ; les pauvres gens virent du jour au lendemain changer leurs conditions d’existence. Forcés d’aller eux-mêmes au marché, ils firent entendre des plaintes qu’on écouta. Si la permission de vendre des denrées alimentaires sur la voie publique est une sorte de privilège accordé par l’autorité, cette dernière a le droit d’imposer certaines charges en compensation. C’est ce que l’on fit. Du moment que les marchands ne rendaient plus à la population l’espèce de service démocratique qu’on attendait d’eux, qu’au lieu de distribuer les subsistances dans chaque partie de la ville, ils se portaient tous dans les centres riches, on était en droit de modifier les règlements spéciaux auxquels ils sont tenus d’obéir. Toutes les autorisations furent donc annulées, puis immédiatement renouvelées, mais à la condition expresse que les permissionnaires auraient à parcourir un chemin pour ainsi dire tracé d’avance et calculé de telle façon que tous les quartiers, — riches et pauvres, — fussent chaque jour traversés par eux. Ce service, qui est d’une incontestable utilité, fonctionne aujourd’hui avec régularité, quoique les marchands des quatre saisons se mettent souvent en contravention et méritent plus d’avertissements qu’il ne faudrait.

Les sévérités administratives ne sont pas le plus grand mal qui les atteigne, car ils sont rongés par une plaie terrible : l’usure les dévore. La plupart sont pauvres, ils vivent au jour le jour, le bénéfice quotidien pourvoit aux nécessités quotidiennes ; ils logent en garni ; lorsqu’ils sont malades, c’est l’hôpital qui les reçoit, et quand la vieillesse les atteint trop durement, quand les infirmités s’abattent sur eux, ils vont demander asile aux établissements de bienfaisance. À leur pauvreté s’ajoute une imprévoyance qui n’est que trop commune dans le peuple de Paris. Pour eux, l’acquisition de la charrette à bras qui constitue tout l’outillage de leur métier serait une charge accablante et devant laquelle ils reculent presque toujours. Ils louent la petite voiture qui leur est indispensable, et, de plus, comme ils n’ont pas d’argent pour faire leur marché », ils empruntent 20 francs à des gens inconnus. Le soir même ils doivent rendre 22 francs : un franc pour la location de la charrette, un franc représentant l’intérêt de l’argent. C’est monstrueux, et cependant c’est pour ces malheureux le seul moyen de vivre. Les efforts n’ont pas manqué pour changer cet état de choses, mais ils ont échoué, se brisant contre l’insouciance des uns, l’âpreté des autres et surtout contre des habitudes invétérées. Quels sont les hommes qui se livrent à cet horrible commerce, qui pressurent la misère et lui font suer un intérêt annuel de 1820 pour 100 ? Il est difficile, sinon impossible de le savoir ; ils ont tout intérêt à cacher leur déplorable industrie ; quant à ceux qui ont recours à eux, ils n’osent pas parler, car ils risquent de se fermer tout crédit, et par conséquent de se trouver en présence d’une situation inextricable.

Il y a quelques années, un très-considérable établissement de crédit a voulu intervenir, arracher ces pauvres diables à l’usure ; cette tentative est restée infructueuse en présence d’une réserve exagérée, mais naturelle de la part de gens qui ignorent tout sinon que, si on leur prète 20 francs, ils pourront gagner leur vie. Ces prêteurs à la petite semaine, usuriers de la pire espèce, sont activement recherchés, et malgré leur habileté excessive on réussit parfois à les saisir la main dans le sac. Deux d’entre eux, surveillés depuis longtemps par un inspecteur des halles, ont pu être pris sur le fait et convaincus d’exiger un intérêt de 50 centimes par jour pour 10 francs ; sur le rapport motivé de l’agent de l’autorité, ils ont été traduits en police correctionnelle et condamnés chacun à six mois de prison.

Il est une autre catégorie de marchands ambulants qui, il y a peu d’années encore, parcouraient Paris qu’ils remplissaient de leurs clameurs, et que maintenant on ne retrouve plus. C’étaient les marchands de friture qui s’en allaient vendant les pommes de terre, les saucissons, les beignets qu’ils faisaient frire, tout en continuant à marcher, sur des poêles grésillantes que soutenait leur éventaire muni d’un réchaud. Voulant déblayer la voie publique, que l’accroissement de la population encombre chaque jour davantage, malgré les nouveaux débouchés qu’on lui crée, l’autorité a relégué ces cuisiniers primitifs dans de petites boutiques où tant bien que mal ils persistent dans leur commerce. Le pont Neuf était autrefois le rendez-vous de ces fortes commères qui transportaient leur marchandise brûlante au milieu des passants.

Au siècle dernier, les cuisines en plein vent abondaient dans Paris : « Voyez, dit Mercier dans son Nouveau Paris, le long des bâtiments du Louvre, du côté de la Seine, ces frêles échoppes dont les toits sont à jour. C’est là que de laborieux hercules, que beaucoup d’hommes de peine viennent calmer leur faim pour un prix raisonnable. Des cordons de harengs enfilés qui sèchent au soleil attendent le gril ; c’est l’affaire d’un clin d’œil : viandes, boudins, œufs, merluches, tout se trouve mêlé dans le même plat ; la marmite bout devant la boutique entre deux pierres et est bientôt épuisée. » C’est là une industrie disparue ; de même que celle des rôtisseurs, dont on apercevait flamber les feux clairs au fond des boutiques sans fenêtres et qui animaient si bien la rue de la Huchette, qu’un ambassadeur turc ne pouvait se lasser d’aller les admirer. La multiplicité des cabarets, des restaurants de bas étage, des crémeries, de ces mille établissements douteux que l’argot moderne appelle des bouis-bouis et des caboulots a rendu inutiles ces cuisiniers fixes ou vagues qui emplissaient la ville de vociférations, de cris et de mauvaises odeurs. Il ne faut pas s’en plaindre : Paris y perd peut-être au point de vue d’un certain pittoresque trop débraillé, mais il gagne singulièrement sous le double rapport de la salubrité et de l’aspect.

Il y aurait une étude curieuse à faire sur les restaurants de Paris, depuis ceux du Palais-Royal et du boulevard des Italiens, où l’on dîne sobrement à 25 francs par tête, jusqu’à ceux des barrières où l’on peut trouver à manger pour quelques sous. Il y en a pour toutes les bourses. Pendant que les uns n’utilisent que des truffes et des vins de grand cru, les autres sont forcés d’avoir recours à l’employé aux yeux de bouillon[11], pour donner une apparence à peu près acceptable à la soupe qu’ils puisent à la fontaine et colorent avec un peu d’oignon brûlé ; mais il y a là des arcanes culinaires que nous n’osons pénétrer. Plus d’une de ces tables interlopes s’alimente au pavillon n" 12, auprès des marchands d’arlequins. Du reste, tous ces établissements, depuis le plus élevé dans la hiérarchie gastronomique jusqu’au plus infime, jusqu’à celui où le repas complet coûte 50 centimes, sont activement surveillés et soumis à des règlements de police dont les prescriptions, toujours respectées, sont fréquemment rappelées par les agents de l’autorité.

J’ai dit en son lieu quelle était la fonction spéciale des inspecteurs de la boucherie, des dégustateurs, des compteurs-mireurs. D’autres employés, désignés sous le nom d’inspecteurs ambulants des comestibles et vulgairement appelés flaireurs, sont chargés de visiter toute maison, quelle que soit son enseigne, où l’on vend des denrées alimentaires sous une forme quelconque. Ce service, qui ne chôme pas dans une ville aussi vaste que Paris, comprend un personnel de vingt-huit agents dirigés par un inspecteur-principal et un inspecteur-principal-adjoint. Toujours marchant, allant par rues, faubourgs, quais, places et boulevards, ils veillent incessamment sur la santé des Parisiens, qui ne s’en doutent guère.

Les altérations que les débitants font subir aux objets destinés à la subsistance sont sans nombre. En les réunissant, on pourrait faire un gros livre plein de révélations curieuses qui prouvent de la part des marchands plus d’imagination que de probité. L’amour d’un bénéfice anormal, d’un gain illicite les entraine et développe en eux des ressources qu’il est difficile de soupçonner. Les avertissements, les reproches, les procès-verbaux, les condamnations, les amendes, l’emprisonnement même sont impuissants à amener ces incorrigibles fraudeurs à la sincérité.

Les inspecteurs ambulants ne s’épargnent pas, et chaque mois ils visitent en moyenne 8 000 établissements ; les saisies varient de 300 à 600 selon les saisons ; pendant l’été, les substances alimentaires se détériorent bien plus rapidement qu’en hiver : aussi les destructions de denrées sont-elles fréquentes en juillet, en août, en septembre. Chaque mois, un rapport détaillé est adressé à la préfecture de police, relatant la quantité et l’espèce des saisies. Les marchands de comestibles, les fruitiers, les épiciers en détail, sont les plus ordinairement frappés et dans une notable proportion. Ainsi, pendant le mois de juillet 1868, des visites faites dans 8 164 établissements ont amené 569 saisies, qui ont atteint trente-deux espèces d’industries, parmi lesquelles il faut compter 60 marchands de comestibles, 156 épiciers détaillants et 220 fruitiers.

Le lait est l’objet d’une surveillance toujours active. On a répandu bien des fables sur la façon dont les crémiers sophistiquaient leur marchandise ; on a parlé de plâtre, de cervelles de chevaux et de je ne sais quels autres mélanges dignes de la marmite des sorcières de Macbeth ; tout cela est singulièrement exagéré. En pareille matière, la calomnie dépasse le but, la vérité suffit. Le lait est allongé d’eau dans des proportions considérables après qu’on l’a préalablement écrémé et mêlé à du bicarbonate de soude, pour l’empêcher de tourner. Ainsi préparé, il n’offre aucun danger au consommateur, mais il perd une bonne partie de ses qualités nutritives, ce qui ne peut que porter préjudice aux enfants et aux veillards, dont le lait est l’aliment par excellence. Le lait vendu à Paris contient en moyenne 48 pour 100 d’eau ; le lait tout préparé, j’allais dire tout baptisé, est expédié par les producteurs aux crémiers détaillants qui ne se font pas faute de le mouiller de nouveau. Non seulement les débitants sont surveillés, mais dans les gares mêmes des chemins de fer, à l’arrivée des trains qui apportent le lait à Paris, les inspecteurs vont examiner les boites et s’assurer de ce qu’elles contiennent. Les contraventions ne sont pas rares, car les gens de campagne excellent aujourd’hui à ce genre de commerce dont le puits leur fournit l’élément principal. Ce ne sont pas seulement les petits cultivateurs, les pauvres fermiers qui allongent le lait, ce sont aussi les gros propriétaires, qui ne reculent pas devant une fraude coupable pour augmenter leurs bénéfices. Il y a peu d’années, un personnage fort important par sa situation politique est intervenu pour affaiblir les conséquences auxquelles un de ses parents s’était exposé par des altérations semblables et réitérées. On peut regretter qu’on ait fait remise au coupable de la peine de l’emprisonnement et de l’amende de 20 000 francs qui l’avaient frappé, car, surtout en pareil cas, plus l’exemple atteint haut, plus il est salutaire.

Le café torréfié contient en général de l’orge, du maïs, de l’avoine, de la betterave, des carottes, des glands, des marrons et surtout de la chicorée. Pour éviter d’être victimes de ces vols, bien des personnes font acheter leur café en grains verts et le font brûler elles-mêmes ; c’est au mieux, et la précaution n’est point mauvaise. Mais il ne faut pas oublier alors que certains épiciers fabriquent des grains de café avec de l’argile plastique qu’on façonne dans la forme voulue à l’aide d’un moule. Cela peut sembler inconcevable au premier coup d’œil, mais il y a des jugements qui sont de nature à convaincre les plus incrédules. Que dire de ce charcutier, dont l’histoire est connue, qui truffait des pieds de cochon à l’aide de morceaux de mérinos noir, et qui, traduit en police correctionnelle, fut acquitté parce qu’il parvint à prouver que cette étrange denrée avait été intentionnellement mise en montre pour servir d’enseigne ?

Il est une substance qui paraît être plus que toute autre soumise à d’innombrables sophistications, c’est l’huile d’olive. Il est facile de s’assurer du fait en ayant recours aux documents officiels. Les chiffres ne mentent pas et portent avec eux des renseignements instructifs dont il faut savoir profiter. Or les relevés de l’administration de l’octroi prouvent qu’en 1868 il est entré à Paris 9 274 hectolitres d’huile d’olive. La population fixe de Paris étant connue, on peut conclure avec certitude que chaque habitant a été réduit à la portion congrue d’à peu près un demi-litre par an, ce qui est inadmissible. L’huile d’olive nous arrive de Provence, d’Algérie, de Tunis, de Toscane, de Gênes et de Naples. Ce qui en parvient à Paris est insignifiant ; par quel liquide les marchands la remplacent-ils donc ? Par des huiles d’œillette, de navette, de colza, de sésame, d’arachide, de noix, de faîne, par de la graisse de volailles mêlée à du miel, par vingt autres substances dans la composition desquelles il n’entre pas un atome d’olive. En cela, comme en tant d’autres choses, l’important, c’est l’étiquette ; le public s’y laisse prendre, et par paresse autant que par insouciance ne se plaint pas, quoiqu’il ait été bien souvent averti.

Toutes ces manœuvres que la plus active surveillance ne peut parvenir à déjouer, retombent sous le coup de la loi du 27 mars 1851 et de l’article 423 du code pénal ; mais, il faut bien le dire, la loi est indulgente, et pour elle la sophistication n’est pas assimilée au vol. C’est cependant l’abus de confiance dans ce qu’il a de plus prémédité et de plus préjudiciable. On atteint, il est vrai, les marchands prévaricateurs en affichant sur leur boutique même le dispositif du jugement qui les condamne ; mais cela ne porte guère atteinte à la considération de gens qui ont rejeté toute pudeur.

Les Turcs, qui parfois ont du bon, procèdent dans des cas analogues d’une façon arbitraire et brutale qu’on n’oserait donner en exemple à un peuple civilisé, mais qui cependant produit d’excellents résultats. Quand un marchand est convaincu de vendre des denrées frelatées ou d’employer de faux poids, on ferme d’abord sa boutique, et contre les auvents on cloue le délinquant par l’oreille. La punition est publique, et tout le jour le coupable, debout sur la pointe des pieds, se haussant et se contournant pour diminuer la souffrance, reste exposé aux quolibets, aux injures et parfois aux projectiles de la foule amassée. Un jour, dans le principal bazar d’une grande ville d’Orient, j’ai vu presque côte à côte quarante-trois marchands fixés par l’oreille à la porte close de leur magasin, pendant qu’un caouas impassible les gardait en fumant sa pipe. Si nos épiciers, nos fruitiers, nos sophistiqueurs de toute nature éprouvaient une fois ou deux seulement un traitement pareil, il est probable qu’ils hésiteraient à s’y exposer de nouveau.

Les inspecteurs ambulants n’ont pas seulement mission de constater la salubrité des substances offertes au public, ils doivent encore examiner avec soin et faire saisir, s’il y a lieu, les ustensiles employés à la confection et à la conservation des aliments. Aussi ils visitent les cuisines des restaurants, des traiteurs, des tables d’hôte, des pensions bourgeoises ; tout vaisseau de cuivre où le vert-de-gris apparaît, tout couvert, tout plat en alliage qui perd son revêtement est saisi et renvoyé par eux à l’étamage ou à l’argenture. De même ils interdisent l’usage des instruments de zinc, des terrines glacées d’un vernis dont un sel de plomb forme la base ou qui seraient peintes de la couleur verte empruntée à l’arsenic.

Il est impossible de pousser plus loin la minutie des précautions, et si le Parisien mange parfois des mets insalubres, si ces derniers n’ont pas été préparés dans des ustensiles irréprochables, ce n’est pas à l’administration qu’il peut s’en prendre, car elle a prévu tout ce qu’on pouvait humainement prévoir et fait tout ce qu’il était possible de faire. L’inspection des poids et mesures fonctionne indépendamment de celle des comestibles. Neuf commissaires de police spéciaux chargés de ce service ont, en 1868, rédigé 193 procès-verbaux pour usage de faux poids, et redressé administrativement 12 699 contraventions résultant de négligences ou d’irrégularités.

Telles sont, en somme, les diverses et multiples mesures par lesquelles l’autorité municipale assure à Paris une subsistance toujours abondante et incessamment surveillée. Les agents de ces différents services ont, par l’usage, acquis une sorte d’infaillibilité que le marchand est le premier à reconnaître, et il est rare qu’une saisie quelconque amène une contestation. J’ai, en 1868, suivi toutes les phases de l’inspection faite à la foire aux jambons. J’ai vu enlever et détruire des quantités considérables de viandes, en public, à la face de tous les curieux, qui s’étonnaient en approuvant, et je n’ai pas entendu une récrimination. L’habileté de ces hommes est telle, qu’à première vue ils reconnaissent si les viandes cuites ou fumées appartiennent à un animal mort naturellement de maladie ou tué selon les règles ; avec un sourire forcé, le marchand avoue la fraude essayée, et le corps du délit est jeté dans la manne de la fourrière, que les gens du marché appellent le panier à salade, en souvenir de la voiture qui jadis transportait les prisonniers.

Quelque considérables que soient les quantités de subsistances que nous avons énoncées en parlant des différents pavillons des Halles, elles sont loin de suffire à l’alimentation de Paris ; la facilité extraordinaire et croissante des communications engage bien des marchands, bien des particuliers même à se faire adresser des comestibles à domicile, et de même que tous les liquides consommés par la grande ville ne passent pas à l’Entrepôt général, de même toutes les denrées alimentaires n’ont pas été amenées sur les marchés. Le chiffre qu’elles représentent est très-important cependant, et l’on doit en tenir compte lorsqu’on veut apprécier d’aussi près que possible les diverses ressources dont Paris peut user pour son alimentation.

On se rappelle les quantités de blés, de farines, de pain, de viande, de vin que j’ai citées, je n’en reparlerai donc pas ; on n’a pas oublié non plus que les droits perçus à la barrière sont des droits selon le poids, et qu’on ne peut dès lors entrer dans aucun détail de variétés et d’espèces, comme ou peut le faire lorsqu’on parle des denrées importées sur les marchés et ayant acquitté un droit ad valorem qui par lui-même classe et définit l’objet vendu. En 1868, Paris a reçu directement 10 288 182 kilogrammes de raisins, 150 053 kilogrammes de truffes ou de denrées truffées, 1 326 620 kilogrammes de volaille et gibier, 62 192 kilogrammes de poissons de mer et d’eau douce, 192 916 kilogrammes d’huîtres, dont 12 609 marinées, 4 247 492 kilogrammes de beurre, 2 467 129 kilogrammes d’œufs, 4 005 744 kilogrammes de fromages secs, 12 790 467 kil. de sel gris et blanc, 10 360 590 kilogrammes de glace à rafraîchir ; à cela il faudrait ajouter 123 424 hectolitres d’alcool pur, 112 563 hectolitres de cidre, 41 907 hectolitres de vinaigre, 288 128 hectolitres de bière dans lesquels on ne doit pas confondre 58 711 hectolitres de bière fabriquée dans les brasseries parisiennes. Les denrées alimentaires de toute sorte qui ont acquitté les droits d’octroi aux barrières ont produit la somme de 68 189 538 francs, qui, ajoutée aux 5 584 000 perçus dans les marchés, forment un total de 73 773 538 francs. C’est là ce que la boisson et la nourriture ont rapporté à la ville de Paris pendant le cours de l’année 1868. Si les droits d’entrée qui frappent les subsistances étaient répartis également sur tous les habitants de Paris, chacun d’eux aurait à payer annuellement 40 fr. 41 c., ce qui serait excessivement lourd pour beaucoup d’artisans et de petits employés.

Au commencement du quatorzième siècle, Jean de Jeandun écrivait dans son Traité des louanges de Paris : « Je pense qu’il suffit de dire que cette ville est munie en tout temps de provisions si variées et si belles, qu’un palais excité par la faim ne sera jamais privé de se satisfaire avec des mets simples ou recherchés. Mais le prix de vente et d’achat de ces denrées subit des variations de taux que commande l’opportunité ou la différence des temps. Ce qui semble merveilleux, c’est que plus la multitude afflue à Paris, plus on y apporte un nombre exubérant, une exubérance nombreuse de vivres, sans qu’il se produise une augmentation proportionnelle du prix des denrées. » Ce dernier fait n’est plus malheureusement aussi vrai qu’autrefois et nous en avons eu la preuve en 1867, pendant la durée de l’Exposition universelle. À ce moment, les substances alimentaires ont subi une augmentation qu’elles n’ont point perdue, quand la circonstance toute spéciale qui l’avait fait naître a pris fin. Sans atteindre encore des proportions inquiétantes, ce renchérissement successif des objets de consommation indispensables a de quoi faire réfléchir, et l’on peut se demander si les difficultés que le plus grand nombre éprouve aujourd’hui à subvenir aux exigences de la vie matérielle ne chasseront pas de Paris une bonne partie de sa population, devenue incapable de se nourrir suffisamment d’une façon normale et permanente.

Cette population si nombreuse, si intéressante à tant d’égards, qui se plaint non sans raison que les conditions d’existence ont été trop brusquement modifiées, est-elle bien raisonnable elle-même ? ménage-t-elle ses ressources de façon à ne pas se trouver prise au dépourvu et à pouvoir faire face aux mouvements ascensionnels et continus que dès à présent il est facile de prévoir ? On en peut douter. Une comparaison montrera d’une manière péremptoire quel genre de consommation particulière recherche la population, et que trop souvent elle sacrifie ses besoins à ses goûts. En opposant les uns aux autres des chiffres que j’ai déjà cités, on verra qu’il existe à Paris 1 286 boulangers, 1 574 bouchers, 11 346 cabarets, et qu’il faut ajouter à ces derniers 644 liquoristes et 1 631 cafés et brasseries. Il y a là un indice grave dont il faudra tenir compte lorsqu’on devra apprécier la légitimité des plaintes et qui mérite d’être jugé avec sévérité.

Il n’est guère en France de service mieux organisé que celui que l’administration appelle l’approvisionnement de Paris. Paris est difficile, accoutumé à tout trouver sous sa main ; on doit savoir satisfaire à ses exigences et même à ses caprices ; il est imprudent et insouciant ; on doit veiller sur sa santé sans qu’il s’en aperçoive ; il faut, en un mot, et c’est à quoi l’on vise, l’enfermer dans de sages règlements qui ne gênent point sa liberté d’action et lui cacher les lisières avec lesquelles on le conduit dans les voies où il trouvera des subsistances en quantité et en qualité suffisantes. Longtemps avant qu’elles se formulent, on a paré aux difficultés qu’on avait déjà prévues. On peut affirmer que toutes les mesures sont prises d’avance pour que la population ne manque jamais de son pain quotidien. C’est plus qu’un devoir pour les gouvernements, c’est une question de vie ou de mort. En effet que deviendrait l’État, si la capitale d’un pays aussi fortement centralisé que la France n’avait pas chaque jour abondamment de quoi manger ?

Appendice.Le service des Halles est fait actuellement par 538 forts. Les marchandes au petit tas ont diminué dans des proportions considérables, car on n’en a compté que 256 à la fin de 1873 : un arrêté préfectoral a décidé que ce genre de commerce, fort encombrant pour les abords des pavillons, serait supprimé par voie d’extinction des titulaires. Les ventes de 1873 ont été imposantes : 13 853 400 bottes de cresson contenues dans 52 475 paniers ont été criées à la première heure ; 23 627 371 kilogrammes de marée ont été adjugés au prix de 18 393 217 fr. 75 c. et 1 881 058 kilogrammes de poisson d’eau douce ont produit 2 161 033 fr. 75 c. ; l’étranger nous a envoyé 2 196 300 kilogrammes de marée et 1 225 304 kilogrammes de poisson d’eau douce ; la seule Belgique nous a expédié 2 899 118 kilogrammes de moules. Dans la même année, Paris a reçu 507 118 kilogr. et demi d’huîtres, dont 60 863 kilogrammes d’huîtres d’Ostende.

Les beurres apportés aux Halles ont atteint le chiffre de 10 223 867 kilogrammes et ont été payés 31 144 341 fr. 99 c. ; 85 825 kilogrammes de fromages frais, 7 573 774 kilogrammes de fromages secs ont été vendus 3 486 805 fr. 81 c. ; et 222 578 960 œufs ont été adjugés pour la somme de 17 536 293 fr. 16 c. ; cette denrée est de plus en plus recherchée par l’Angleterre qui a étendu son rayon d’achat à de nouveaux départements, tels que le Calvados, la Manche, la Vienne, les Deux-Sèvres et la Charente.

18 285 843 pièces de volaille et de gibier ont paru dans les pavillons des Halles et ont été livrées au prix de 33 312 125 fr. 40 c. La campagne de chasse 1873-74 a fourni 1 227 293 pièces de gibier, parmi lesquelles il faut compter 265 grands coqs de bruyère envoyés par la Russie et la Bohème, 11 670 gelinottes, tétras et lagopèdes venus de Russie, d’Écosse, de Suisse, de Suède et de Norvège, 5 000 colis de Virginie expédiées par l’Amérique du Nord, 236 540 colis contenant des fruits et 99 342 colis contenant des légumes ont été vendus pour 4 411 951 fr. 50 c.

Les inspecteurs ambulants ont visité chaque mois une moyenne de 6 858 établissements, et, en 1873, ils ont pratiqué 2 368 saisis. On dirait qu’il s’est produit quelque amendement chez les saisis, car, sur 1 202 échantillons de lait analysés en 1873, on n’en a trouvé que 410 qui étaient falsifiés. L’inspection des poids et mesures a visité les 156 355 commerçants dont elle a la surveillance ; elle a réprimé administrativement 10 050 infractions, dressé 142 procès verbaux pour délits et 24 pour contraventions. 1 373 cafés et brasseries, 11 670 cabarets, 7 687 restaurants de toute catégorie, recensés au 1er janvier 1874, forment un total de 20 730 établissements où l’on débite de la nourriture et des boissons. L’alimentation de Paris — comestibles et liquides — avait payé en 1868, 73 773 538 fr. de droits ; en 1873, l’octroi a perçu aux barrières, aux entrepôts, aux abattoirs, une somme de 77 511 994 francs ; les remises sur les ventes en gros ont produit 8 492 644 francs. Le total s’élève à 86 004 638 francs ; c’est donc une augmentation de 12 231 100 fr. dans un laps de cinq années. En prenant le chiffre officiel de la population, qui est 1 851 792, d’après le recensement de 1872, chaque Parisien paye donc annuellement un droit municipal de subsistance équivalant à 46 fr. 44 c. 4 mill., et par jour, 12 centimes 7 millièmes 2 dix-millièmes. Ces taxes, insignifiantes isolément, et dont la totalisation produit une somme si considérable, sont indépendantes des impôts afférents au trésor public et dont les liquides sont frappés au profit de l’État.


  1. Voy. Pièces justificatives, 3.
  2. Alexis Monteil, Histoire des Français des divers états, t. I, p. 51. Longtemps après cet état de choses durait encore ; une ordonnance du mois de novembre 1546 désigne quatre emplacements pour « les marchés au pain ». Ces quatre emplacements étaient : les Halles, le cimetière Saint-Jean, la rue Neuve-Notre-Dame et la place Maubert.
  3. On lit dans le Journal des Débats du 21 août 1872 : « On a enterré avant-hier, au cimetière de La Chapelle-Saint-Denis, un nommé Étienne Salies, mort à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Cet homme avait tenu pendant plusieurs années un établissement public connu de la France entière : c’est lui qui, au moment de la démolition des ruelles avoisinant les Halles centrales, exploitait, au n° 26 de la rue aux Fers, le célèbre cabaret désigné généralement sous le nom de Paul Niquet. On sait que ce cabaret était souvent le repaire des vagabonds, le réceptacle de toutes les immondices sociales. On y entrait par une allée longue, étroite, humide, mal éclairée, ayant accès sur la rue aux Fers. À l’intérieur, une immense salle rectangulaire, garnie de tables scellées dans le sol, et, tout autour, des cabinets de quatre, huit et dix consommateurs. Trois cents personnes environ allaient chaque nuit chercher un asile dans cette sentine, car on pouvait y passer la nuit. C’étaient des hommes à l’aspect repoussant, truands de tout âge ; on y voyait aussi des femmes sans nom, couvertes de guenilles, ivres ou cherchant à s’enivrer, et des jeunes gens dont le visage portait les traces de la débauche et d’une corruption précoce. Et tout ce monde buvait, mangeait, criait, jurait, chantait, se querellait, s’injuriait. C’est dans ce cabaret que Poulmann donna son premier coup de couteau. Cet établissement, à l’époque où il était tenu par Étienne Salles, était devenu une curiosité de Paris, Aussi avait-on disposé deux cabinets de telle manière que l’on pouvait voir ce qui se passait dans la salle commune. On allait là, en partie de plaisir, se repaitre du spectacle de la dégradation humaine. On dit même que des femmes du monde ne dédaignaient pas d’aller partager ces tristes émotions. Bien plus, d’après la légende, assez invraisemblable d’ailleurs, M. Delessert, préfet de police, y aurait un soir conduit le roi Louis-Philippe. Étienne Salles, qui vient de mourir, avait gagné là, en peu d’années, une petite fortune. Quant à Paul Niquet, le fondateur, il laissa un demi-million à ses héritiers. » Il est inutile de dire que l’anecdote prêtée au roi Louis-Philippe et à Gabriel Delessert est absolument apocryphe.
  4. Chaque voiture qui vient aux Halles pour approvisionner ou désapprovisionner paye un droit de stationnement et de garde qui varie, selon son importance, entre 45 et 25 centimes ; les hottes, mannes, paniers et denrées en tas payent 20 centimes. Chaque propriétaire de voiture, de hottes ou de tas doit se munir d’un bulletin délivré par un agent du service des perceptions municipales. En 1868, il a été délivré 3 358 248 bulletins, et les droits de stationnement et de garde ont produit 79 070 francs 05 centimes.
  5. Dans le principe, ce marché était au parvis Notre-Dame, et je lis dans le Dictionnaire de Jean de Garlande, écrit vers 1090 : « In platea nova ante paravisum domine nostre, aves inveniuntur vendende, anseres, galli el galline, capones, anates, perdices phasiani, alaude passeres, pluvinarii, ardee, grues el cjgni, pavones et turtures. »
  6. Le marché à la volaille du quai des Augustins a été démoli pour faire place à des maisons. Il n’en subsiste plus aujourd’hui (avril 1875) que trois arcades, qui abritent une remise de l’entreprise générale des omnibus.
  7. Le cresson — l’humble cresson — a eu son rôle dans l’histoire des séditions parisiennes. Le 1er mars 1382, un percepteur royal voulant exiger une obole pour une botte de cresson que vendait une femme, fut tué par les gens des halles. Le peuple s’arma et se mit en révolte ouverte. Ce fut là l’origine de cette insurrection si durement châtiée par Charles VI après la victoire de Roosebeke et que l’on a appelée la guerre des Maillotins. Voir Le religieux de Saint-Denys, livre III.
  8. Il y a une diminution notable sur la campagne de chasse 1867-68, qui avait amené 2 114 295 pièces de gibier aux Halles. — Voy. Pièces justificatives, 4.
  9. Voy. Pièces justificatives, 5.
  10. Depuis le mois d’août 1874, la resserre publique est placée dans le sous-sol du pavillon n° 6.
  11. Un homme prend une cuillerée d’huile de poisson dans sa bouche, au moment où doivent arriver les pratiques, à l’heure de l’ordinaire, et, serrant les lèvres en soufflant avec force, il lance une espèce de brouillard qui, en tombant dans la marmite, forme les yeux qui charment tous les consommateurs. Un habile employé aux yeux de bouillon est un homme très-recherché. » (Privat d’Anglemont, Paris-anecdote p. 45.)