Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/16

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 189-196).
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XVI


Me Cordace et les Picardon. — La plus vaste fumisterie du siècle. — Le bon sénateur. — Une conversation à huis clos. — La grande résolution d’un notaire qui ne la mène plus joyeuse. — Désillusion de Mme Picardon.


Mme Picardon, qui avait des vues sur Me Cordace, se l’était fait amener par la marquise de la Fessejoyeuse à sa réception hebdomadaire.

Picardon, revenu de sa mission diplomatique auprès du Pape, du Grand Turc, de l’empereur d’Allemagne et à la Cour d’Autriche, se donnait maintenant de l’importance, mais prétextait toujours de ses travaux de jurisconsulte, pour se soustraire aux offres de candidature que les plumards du bloc lui faisaient périodiquement, pour le Palais-Bourbon ou le Sénat.

Il plaidait de grosses affaires et son magot s’arrondissait.

Cette nouvelle période de sa carrière l’obligeait à paraître aux réceptions de sa femme, où les notabilités politiques et financières continuaient à affluer.

Ce soir-là, on y parla énormément des millions de Mme Blanqhu. Était-ce à l’intention de Me Cordace, ou par pur hasard ? Il est probable que Picardon et sa femme avaient préparé le terrain pour amener l’incident qui mit le notaire et l’avocat aux prises.

— Cette affaire d’héritage est la plus grande fumisterie du siècle, venait de dire Picardon dans un groupe de femmes qui s’étaient accaparé Me Cordace pour en obtenir des détails sur la succession Matichon.

Le notaire allait répondre vertement au héraut de scandale, lorsqu’il se sentit tirer par la manche par un ancien cuistre, devenu sénateur, qui lui dit tout bas :

— Ne faites pas attention. Picardon la fait à la pose ; il jette des jalons pour l’avenir. C’est un malin qui se prépare une entrée autour de l’assiette au beurre, mais ses roueries sont cousues de fil blanc.

— De fil rouge, plutôt, répondit Me Cordace.

— Tout au plus de fil gris… On vous dit au mieux avec Mme Blanqhu.

— Je l’ai connue gamine ; elle est d’Ambrelin, dont je suis le notaire.

— Dites-lui de ma part qu’elle se défie de Picardon et de sa femme : on manigance ici quelque chose contre elle.

— Je vous remercie de l’avis, pour elle et pour moi. À qui ai-je l’honneur de parler ?

Le sénateur tira sa carte de son portefeuille et la remit à Me Cordace en lui disant :

— Je passerai un de ces jours chez elle.

Mme Picardon, intriguée par ce colloque, s’était approchée des deux interlocuteurs.

— C’est une gageure, minauda-t-elle. Il y a cent affaires d’héritage pareilles à celle de Mme Blanqhu qui occupent Paris, et M. Picardon, qui à ses moments perdus aime assez à plaisanter, pousse à la charge pour animer un peu nos réunions. C’est un genre de réclame qui ne peut qu’être agréable à la belle héritière du commandeur Matichon ; elle marque tout l’intérêt que nous lui portons.

— N’oubliez pas, mon cher notaire, de faire part à votre charmante cliente des bonnes intentions de Mme Picardon, fit le sénateur qui s’éloigna en jetant un regard ironique à la belle diplomate de salon.

— Quel intrigant que ce M. Josse ! Je parie qu’il vous demandait de le présenter à Mme Blanqhu ? dit celle-ci à Me Cordace lorsque le sénateur se fut éloigné.

— Mais du tout ; il m’a parlé d’une affaire avec un de mes clients d’Ambrelin.

— Une entrée en matière. Défiez-vous : c’est un de nos fins roublards de la politique… À propos, mon amie, Mme de la Fessejoyeuse vous a recommandé au ministre de la Justice pour la décoration. Je vais avoir deux promotions à mon choix ; je ne vous oublierai pas.

— Moi, décoré ! Ce serait drôle.

— Vous refusez ?

— Au contraire, j’accepte, Madame ; cela ne peut que relever le prestige des joyeux notaires.

— On ne m’a pas trompée, vous êtes un gai commensal. N’oubliez pas que vous serez toujours le bienvenu chez moi.

— C’est trop de bonté ; je me ferai un devoir de me rendre digne de votre confiance.

— Je vois M. Picardon qui cherche quelqu’un. C’est probablement vous, car je sais qu’il désire vous parler.

— Je suis à ses ordres.

À ce moment, le grand avocat, paraissant avoir remarqué le couple, vint à Me Cordace.

— Vous n’auriez pas quelques moments à me donner, cher maître, j’ai quelque chose d’excessivement important à vous communiquer ? lui dit-il de l’air le plus gracieux qu’il put prendre, quoique toujours gourmé.

— Mais certainement.

— Passons dans mon cabinet, nous serons mieux pour causer.

Le notaire, intrigué, suivit au premier étage Picardon, qui se déroba par une porte de communication privée.

— Je possède des renseignements tout à fait confidentiels sur Mme Blanqhu à laquelle je sais que vous vous intéressez beaucoup. Je dois vous les communiquer pour votre propre gouverne, afin de vous éviter des avatars regrettables, car son affaire d’héritage peut devenir, à proprement parler, une sale affaire pour tous ceux qui s’y sont entremis, dit l’avocat à Me Cordace, lorsqu’ils furent installés dans le cabinet.

— Je ne comprends pas l’intérêt qui vous porte à vous immiscer dans les affaires de ma cliente, dont je ne puis vous laisser suspecter plus longtemps la bonne foi. Son héritage est chose certaine : j’ai lu et examiné l’expédition du testament : aucun doute à ce sujet n’est possible.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Parfaitement ; les pièces sont tout à fait authentiques, attestées et légalisées par les autorités compétentes d’Azara, lieu du décès du testateur.

— Avez-vous des données sur cette localité ?

— Je sais que c’est une colonie importante du Gran-Chaco dans la République Argentine, que d’après mon collègue Bernabé Bastringos, c’est le troisième centre de la province.

— Vous connaissez ce Bernabé Bastringos ?

— Je sais qu’il est le procureur-official d’Azara. J’ai vu, comme je vous vois, ses lettres à ma cliente.

— Parfaitement imaginé ; mais je dois vous apprendre, cher maître, que la colonie en formation d’Azara a été complètement détruite ou à peu près, il y a quatre ans, par les Indiens, qui sont les maîtres absolus du Gran-Chaco.

— Impossible ! Vos renseignements sont erronés : il y existe actuellement une banque nationale et des autorités à la tête desquelles se trouve un alcade.

— Il n’y a jamais eu de banque ni d’alcade à Azara, pour la bonne raison qu’il n’y a jamais eu d’établissement fixe, attendu que les premiers trois cents colons que les réguliers argentins y avaient amenés, ont été dispersés quatre mois après leur installation.

— Vous me confondez… Mais le commandeur Matichon, l’oncle de Mme Blanqhu a bien existé ; je l’ai connu à Ambrelin avant son départ pour l’Amérique.

— Le pseudo-commandeur était le chef d’une bande de maraudeurs ; il a été tué dans une rencontre avec les Indiens Tobas. S’il a laissé quelque chose, ce ne peut être que des dettes.

— C’est un conte qu’on vous a fait.

— Nullement. Tout cela m’a été affirmé par un homme digne de foi qui connaît parfaitement le pays.

— Et cet homme est en France ?

— Non, il habite le Gran-Chaco. C’est un ancien clerc de Me Rafflart, avoué, à qui il a soustrait, il y a une douzaine d’années, une cinquantaine de mille francs.

— Bernard Chaudron, je le connais ; nous avons été clercs à l’étude du notaire Chapusac. Il a même enlevé Rosette, la sœur de Mme Blanqhu.

— Il faudra que j’approfondisse cette affaire-là.

— Inutile ! je vais aller moi-même sur les lieux. Je veux savoir à quoi m’en tenir sur cette affaire.

— C’est, je crois, ce que vous avez de mieux à faire. En tout cas, tenez-moi au courant. On ne sait pas ce qui peut arriver : je pourrai peut-être vous servir et probablement aussi Mme Blanqhu, que j’ai connue dans son entresol de la rue de Vienne, alors qu’elle n’était que la fille Matichon.

— Vous aussi ?

— Je sais que vous l’entreteniez pour partie. Moi, j’étais un des autres.

— Elle ne m’a jamais dit un traître mot de vous.

— Mais peut-être vous a-t-elle parlé d’Adolphe Surbier, courtier d’assurances.

— Tiens ! j’y pense : un grand escogriffe à manières d’Anglais qui suçait constamment des pralines. Ça doit être vous.

— Vous avez deviné. Elle ne vous a pas parlé de la bombe qui nous a fait conduire au violon ?

— Si… Malgré ce qu’on en dit, c’est une bonne fille.

— Je ne dis pas non. Mais, en revanche, son mari est un abominable gredin.

— J’ai la même opinion que vous. Il a été mon clerc à Ambrelin.

— Comment est-il devenu le cocher de la duchesse de Rascogne ?

— Je crois que c’est une mystification d’un vieux beau d’Ambrelin, le marquis de la Tétonnière. Blanqhu était beau garçon alors et il s’est laissé entortiller par ce roué.

— Vous a-t-il dit qui lui avait détérioré la façade ?

— C’est dans une rixe que cela lui est survenu, m’a-t-il dit.

— Non, c’est mon poing après qu’il eut tenté de violer ma nièce.

— On lui aura encore monté le coup. Il est plus bête que méchant. Mais ce n’est pas une raison pour en vouloir à sa femme.

— C’est juste, je réfléchirai à cela.

Les deux hommes étaient rentrés au salon, où Me Cordace retrouva la marquise de la Fessejoyeuse avec laquelle il quitta l’hôtel Picardon.

Quand la belle Émerance s’aperçut de leur fuite, elle fut vivement contrariée.

— C’est une rosserie de la marquise : je lui revaudrai cela, se dit-elle. Cependant j’aurais bien voulu connaître ce que Félix a tant intérêt à savoir.