Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/17

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 197-204).
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XVII


Discussion de famille. — La philosophie d’un mari. — Les abdications de Me Cordace. — Piroton remue. — Une jouissance de gendarme.


Mme Blanqhu attendait le lendemain Me Cordace à déjeuner. Mais il n’avait pas reparu de la matinée, et, trépignant d’impatience, elle avait fait desservir, lorsqu’il parut, vanné comme après une noce carabinée.

— Mon pauvre ami, comme vous voilà fait ! le plaignit Mme Blanqhu au lieu de lui faire des reproches comme elle en avait eu l’intention.

— Le fait est que tu as une drôle de gueule, accentua Agénor.

— Parle pour toi, mon petit. Mais il ne s’agit plus de rire, j’ai à vous parler sérieusement, répondit le notaire d’un ton qui n’avait rien de plaisant.

— Quès aco ? demanda le mari.

— On commence à parler de l’héritage d’une façon qui me donne à réfléchir.

— Quoi, c’est l’article du Rouspettard, cette feuille à potins, qui vous a mis dans cet état ! s’écria Mme Blanqhu, intérieurement émue. Est-ce que ça compte, ces cancans-là ! S’il ne faut qu’un ou deux billets de mille pour lui fermer le crachoir, on le fera taire.

— Il ne s’agit pas de journaux, mais de ce que j’ai entendu cette nuit, chez les Picardon.

Aglaé se dressa, furieuse.

— Je me doutais que cela venait de cette drôlesse de Mme Picardon, dit-elle les yeux luciolants, les lèvres écumantes. Oh ! la charogne ! Je m’explique maintenant pourquoi elle a fait dire qu’elle était sortie, les deux fois que je me suis présentée chez elle.

— Je m’explique aussi cela, ricana Agénor.

— Parce que tu as couché plus de cent fois avec elle ?

— Elle me regrette peut-être, la bonne femme.

— Tu peux y retourner ; je ne te retiens pas.

— Merci ! j’en ai par-dessus les épaules.

Me Cordace eut un petit rire sarcastique.

— Vous frappez à côté, ma chère Aglaé, Mme Picardon n’a pas dit un traître mot pour vous nuire, répliqua-t-il.

— Alors, c’est ce fumiste de Picardon. S’il croit que je ne connais pas son numéro, celui-là, il se fourre carrément le doigt dans l’œil.

— M. Picardon est animé des meilleurs sentiments à votre égard.

— De la blague, cela. Je sais à quoi m’en tenir là-dessus, répondit Agénor d’un air malin.

— On ne te demande rien à toi, fit sa femme énervée.

— Je crois que tu as de bonnes raisons pour cela, ajouta Me Cordace, ironique.

— Dites donc, vous autres, est-ce que vous voulez vous payer ma tête ? répliqua le mari. Entre nous, ma chère Aglaé, comme dit notre ami, quoique cela soit bien bourgeois, je te dirai que je ne suis pas si bête que j’en ai l’air. Il y a longtemps que je me suis aperçu de ce qui retourne avec mon cher Cordace. Si je me suis tu, c’est que tu m’avais dit de ne me mêler de rien : j’ai cru que c’était dans le programme.

— Vous êtes pas mal rosses tous les deux, vous autres ! Aussi je suis tombé dans un beau traquenard ! s’écria le notaire.

— Du tout, du tout ; Agénor veut parler de nos petites affaires, répliqua vivement Mme Blanqhu, qui voyait que l’affaire se gâtait.

— Est-ce vrai ? demanda Cordace en regardant Agénor en face.

— Naturellement ! Que peux-tu penser d’autre ? répondit Agénor du ton le plus indifférent.

— Cela, tu me l’as déjà dit. Si ce n’est que cela, n’en parlons plus.

— Ce n’est pas à toi que je me suis adressé ; ce que j’en ai dit n’est que pour montrer à ma femme qu’on est homme du monde, qu’on sait se conduire.

— Laissons cela, il ne peut y avoir de discussion entre nous à ce sujet. C’est entendu, archi-entendu ; tu es mon amant, mon cher Cordace, et Agénor ne peut être que flatté qu’il en soit ainsi. Mais ne va pas croire à un piège de ma part. Je t’ai aimé avant cette affaire d’héritage et je ne vois pas pourquoi je me serais refusée à toi, parce que je suis riche : l’argent n’a rien à voir en cela. Quant aux millions de l’oncle Matichon, c’est aussi vrai que le soleil, et, pour te le prouver, je vais envoyer quelqu’un là-bas qui n’agira que suivant tes instructions. Es-tu content maintenant ? dit Mme Blanqhu qui mettait une chaleur inaccoutumée pour convaincre le notaire.

Ce tutoiement et l’expression de cette tendresse enivrèrent le notaire qui attribua à Picardon autant de canaillerie qu’il en était capable.

— Je n’ai jamais douté de ta parole, ma chère Aglaé, répondit-il avec une humeur charmante… Agénor, tu permets ?…

— Vas-y à ton aise… Je ne te gêne pas ? répliqua placidement Blanqhu, qui s’était voluptueusement installé dans un large fauteuil.

— Pour le moment, non. Pour en revenir à nos moutons, mettons que tout ce que j’ai entendu est le fruit de la malveillance, de la jalousie, mais il faut répondre par des actes. J’irai moi-même à Azara. Je vais préparer une procuration que vous signerez tous deux et, dans quinze jours, le temps d’assurer le travail de mon étude, je me mettrai en route. Pour la provision, je me fie à votre connaissance de ces sortes d’affaires.

— Cela regarde Aglaé. Maintenant qu’on s’est expliqués, ne parlons plus de ces millions, ils commencent à me sortir des flancs.

— C’est parler en homme. Je reconnais que tu possèdes du moins l’esprit des situations. Tu planes de haut comme les hommes de génie.

— On sait vivre, voilà tout.

— Tu es un grand philosophe, mon ami. Je commence seulement à t’apprécier.

— Ce n’est que de l’arithmétique. J’ai couché autant de fois avec les femmes des amis d’Aglaé, qu’elle a couché avec eux. Le compte est bon : nous n’avons aucun reproche à nous faire.

Mme Blanqhu n’en revenait pas de se voir ainsi traitée par-dessous jambe. Agénor lui paraissait un être nouveau.

Elle ne savait si elle devait rire ou se fâcher. Son naturel de fille l’emporta.

— Faisons un punch flambant pour nous remettre ; je suis toute patraque, dit-elle en sonnant.

— Va pour le punch et un repunch, si tu veux, répondit Agénor. Tu sais, ne te gêne pas, mon cher Cordace… Tu couches, hein ?

— Et toi ?

— Ne t’inquiète pas, j’irai voir si Magoula est libre.

— La Portugaise !… Elle doit te coûter gros ?

— Pas tant que cela ; je ne livre pas de la charcuterie pour en être le payeur.

— Je commence à croire que, jusqu’ici, il n’y a que toi qui aies bien compris la situation ; qu’Aglaé et moi, nous n’avons été que deux grands enfants. Il faut se faire une raison supérieure en tout ; il n’y a pas de mauvaise fortune qui n’ait son équivalent heureux. Les Anglais sont plus pratiques que nous. Vois, dans l’affaire de lord Tirebott et de lord Chaussepied, dont on a tant parlé : Tirebott savait que sa femme couchait avec Chaussepied, et Chaussepied savait que Tirebott couchait avec sa femme ; cela ne les a pas empêchés de rester les meilleurs amis du monde pendant quarante-cinq ans. Cela leur faisait à chacun deux femmes au lieu d’une, comme qui dirait deux beefsteaks.

— Pour pratique… je ne sais pas, déclara Blanqhu, c’est selon l’appétit que l’on a… Là-dessus, je me sauve, je vais voir à cinq heures Piroton pour l’affaire des intérêts. Il devient pressant, le bonhomme.

— Tu lui diras que l’affaire avance, fit Aglaé, que dans six mois au plus tard je réglerai tout. Je suis presque sûr que les Cracadas accepteront la transaction proposée.

— Il ne veut rien entendre ; il veut les intérêts, ou les poursuites.

— Fais-lui bien comprendre que ces intérêts représentent six fois ce qu’il m’a avancé.

— C’est ce que je lui ai dit, mais il ne veut toujours rien entendre.

— Tu lui diras de venir me parler : je lui coulerai cela, moi, à ce sale usurier.

Agénor sorti, Me Cordace s’étendit sur le canapé.

— Je vais faire un somme, dit-il. Cette affaire ne m’a pas laissé un moment de repos de toute la nuit.

Mme Blanqhu éclata de rire.

— Quand on te prendra, toi, à penser à quelque chose de sérieux pendant la nuit, il neigera des éléphants, répondit-elle… Avec laquelle as-tu couché ?

— Je crois que c’est avec la marquise de la Fessejoyeuse, mais je n’en suis pas bien sûr… Jusqu’au matin, j’ai cru que c’était avec toi, tellement elle est garce.

— Je ne m’étonne plus si tu as une gueule de bois… Et tu as bu ?

— Du champagne toute la nuit.

— Viens dans ma chambre : tu y seras mieux. Tes pantoufles sont sous le lit… Que dis-tu d’Agénor ? Il m’a étonnée.

— Très fort, très fort, le gaillard, répondit le notaire en retirant ses bottines qu’il lança au milieu du salon… Ouf ! je me sens une jouissance de gendarme qui retrouve son pieu.