Paula Monti/I/XIX

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 166-174).
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Première partie


CHAPITRE XIX.

LA POSTE RESTANTE.


Huit jours environ s’étaient passés depuis l’entrevue de madame de Hansfeld et de M. de Morville à l’Opéra.

M. de Morville, accablé d’une mélancolie profonde, n’avait pas quitté sa mère, qui se trouvait de plus en plus souffrante. Il se souvenait avec un mélange de joie et d’amertume de son entretien avec madame de Hansfeld ; le cri qui était échappé à la princesse lui donnait un fugitif espoir d’être aimé par elle, mais rendait plus pénible encore la lutte qu’il avait à soutenir contre le devoir.

Par une fatalité à laquelle tous les hommes obéissent, son amour s’augmentait en raison des obstacles insurmontables qui le séparaient de Paula.

Par cela même qu’il accomplissait un douloureux sacrifice en la fuyant, il se consolait en nourrissant au fond de son cœur cette fatale passion ; quelquefois, mais en vain, il voulait se reprendre à son ancien amour pour lady Melfort, il voulait faire jaillir quelque étincelle de ces cendres refroidies.

En vain il se demandait par quel décroissement insensible il était arrivé si vite à l’oubli complet d’un sentiment qui naguère encore occupait toute sa pensée… En vain il se demandait la cause de son amour pour madame de Hansfeld. Elle était sans doute d’une beauté remarquable… Quant à son cœur, à son esprit, il ne pouvait en juger. Dans son unique conversation avec la princesse, celle-ci avait été dédaigneuse, ironique et froide…

Dans cet examen des causes de sa passion, M. de Morville oubliait la plus essentielle… ses lettres à madame de Hansfeld, lorsqu’il avait compris par une singulière intuition de l’amour, presque toutes les émotions dont elle était agitée. S’il est vrai qu’on aime souvent en raison des sacrifices que l’on a faits à l’objet aimé, certaines âmes d’élite aiment en raison de l’élévation des sentiments qu’on leur inspire. Et M. de Morville devait à son amour pour madame de Hansfeld les plus nobles inspirations.

Que si l’on objecte que jeune, beau, sensible, délicat, entouré de séductions, il fallait que M. de Morville fût une manière de Scipion pour se vouer à un amour impossible après être resté si longtemps fidèle au souvenir d’une femme aimée, nous répondrons que si ces exemples de constance phénoménale se rencontrent quelquefois, c’est surtout parmi les hommes jeunes et beaux, sensibles, délicats et entourés de séductions ; ils ont eu assez de succès pour n’être pas infidèles par fausse honte, ou pour ajouter par vanité un chiffre de plus à leurs heureuses fortunes.

Puis la facilité même des triomphes auxquels ils peuvent prétendre les en éloigne. Enfin, sans être absolument rassasiés de plaisirs, leur première fougue étant dès longtemps apaisée, ils sont alors avides de jouissances plus délicates… heureux d’y consacrer la plus large part de leur existence…

Pour exercer ainsi leurs facultés sensitives, il n’est pas besoin d’un amour heureux ; ils trouvent un charme doux et triste aux regrets incessants que cause un souvenir adoré, aux tendres angoisses d’un amour sans espoir ; ils comprennent enfin l’ineffable volupté de la mélancolie, les raffinements des passions pures et élevées.

Des hommes moins bien doués, moins accoutumés au succès, sont fidèles ou désintéressés en amour… par nécessité.

Les gens comme M. de Morville le sont, si cela se peut dire, par luxe.

C’est parce qu’il ne tiendrait qu’à eux d’avoir, qu’ils mettent une sorte de noble dépravation à ne pas avoir. Et puis enfin (nous voulons à tout prix excuser la constance et la résignation de notre héros), certains gourmets sensés savent de temps à autre rafraîchir, renouveler la sensibilité de leur goût par une intelligente sobriété. Ceci posé, M. de Morville disculpé (nous l’espérons du moins), des ridicules inhérents à la position d’amant fidèle ou d’amant malheureux, nous instruirons le lecteur d’une nouvelle particularité.

Huit jours environ après son entretien avec madame de Hansfeld, M. de Morville reçut par la poste la lettre suivante d’une écriture inconnue :

« La démarche que l’on tente auprès de vous est étrange et folle ; vous pouvez y voir une raillerie, un badinage ou un caprice ; vous pouvez y répondre par le silence, par les plaisanteries ou par le dédain ; on ne s’abuse pas ; il y a mille raisons pour que cette démarche, pourtant aussi sérieuse, aussi solennelle qu’il en soit au monde, vous semble ridicule ou indigne de votre attention… Cependant on a joué toute une existence… sur l’espoir presque insensé que l’instinct de votre cœur vous révélerait ce qu’il y a de sincère, de grave dans la question qu’on va vous faire : Votre cœur est-il libre ?

« On sait qu’un souvenir chéri le remplit depuis presque deux années ; mais il ne s’agit pas de ce passé : on s’adresse à votre honneur, à votre loyauté bien connus. Pouvez-vous répondre à un amour profond, nourri depuis longtemps dans le silence et dans le mystère, amour passionné que vous seul pouvez inspirer et justifier ?

« Répondez… Voulez-vous de cet amour ?…

« Bien des hommes seraient fiers de le partager. On ne vous dit pas cela par orgueil… car cet amour… on le met à vos pieds avec autant d’humilité que de crainte… Si vous êtes libre, si vous pouvez consacrer… ou plutôt si vous permettez qu’on vous consacre une vie tout entière… dites un mot… et demain vous saurez qui vous écrit cette lettre…

« La confiance que l’on a en vous est telle que l’on vous croira aveuglément. Rien ne vous sera plus facile que de tromper un cœur rempli de vous. Vous pourrez prendre impunément cet amour comme un jouet avec l’arrière-pensée de le briser bientôt ; vous pourrez légèrement, insoucieusement, porter un coup mortel à un cœur trop épris… On vous dit cela parce qu’on vous sait bon et généreux… parce qu’on ne présume pas trop de votre cœur et de votre franchise en attendant une réponse loyale… Quelle qu’elle soit, elle sera reçue avec reconnaissance…. Votre sincérité consolera du moins l’amertume d’un refus. Ce malheureux amour rentrera dans le mystère et dans l’obscurité dont il n’aurait jamais dû sortir ; quoiqu’il ne soit pas partagé, il ne sera pas moins fervent et éternel ; vous pouvez y être insensible, mais vous ne pouvez l’empêcher d’exister.

« P. S. Répondre poste restante, à Paris, à madame Derval. »

Soit qu’il fût dans un milieu d’idées romanesques et mélancoliques, soit qu’il crût à la sincérité de cette lettre, soit enfin que, décidé à refuser l’offre de ce cœur, il évitât, de la sorte, le ridicule d’être dupe d’une plaisanterie, M. de Morville répondit sérieusement à cette proposition, et envoya ces mots : Poste restante, à l’adresse de madame Derval.

« J’aimerais mieux mille fois être victime d’une plaisanterie que risquer de répondre légèrement à l’expression d’un sentiment dont un honnête homme doit toujours se montrer fier et reconnaissant. Il est un mérite que je prétends avoir, c’est celui de la franchise ; jamais je n’ai commis une action lâche ou méchante, jamais je n’ai regardé comme vains et frivoles les engagements de deux cœurs qui se donnent l’un à l’autre, engagements dans lesquels une femme met presque toujours son repos, son honneur, son avenir à la merci d’un homme ; engagements dans lesquels la femme risque tout, l’homme rien…

« Je répondrai donc : Non, mon cœur n’est pas libre ; j’aime, et j’aime sans espoir

« Serai-je compris, lorsque je dirai qu’en répondant de la sorte je crois être à la hauteur du sentiment que l’on m’exprime, et dont je suis aussi touché qu’honoré ?

« En admettant la réalité du sentiment dont on me parle, je suis absous de présomption par cette vérité bien connue : Être aimé ne prouve pas qu’on mérite d’être aimé. Mais, quant à moi, j’ai toujours pensé que ceux qui aimaient méritaient toujours autant de respect que d’admiration.

« Léon de Morville. »

Le lendemain, M. de Morville reçut cette réponse par la poste :

« On vous avait bien jugé, noble et généreux cœur ; votre lettre a fait couler des larmes sans amertume. Votre rare délicatesse aurait encore, si cela était possible, augmenté la folle passion que vous avez inspirée… Folle passion !… oh ! non… non… jamais amour n’a été plus réfléchi, plus médité, plus sage… car vous êtes digne de répondre à toutes les exigences de l’âme la plus pure, la plus élevée.

« Non, ce n’est pas une folle passion que celle que vous inspirez ; on s’en honore, on s’en pare comme d’une vertu… Maintenant on a une dernière grâce à vous demander ; on sait que si vous ne l’accordez pas elle est inopportune ; si, au contraire, vous l’accordez, c’est que vous comprendrez de quelle immense consolation elle peut-être pour un cœur rempli de vous. On voudrait de temps à autre vous écrire, non pas pour vous parler d’un amour qui désormais n’élèvera plus la voix, mais pour vous faire entendre quelquefois les accents d’une voix amie.

« Votre cœur n’est pas libre, et vous aimez sans espoir.

« On a cru que cette confidence imposait des devoirs parce qu’elle vous présageait des chagrins. Ceux qui ont souffert doivent venir à ceux qui souffrent ; si votre amour continue d’être malheureux, peut-être au milieu de vos tristesses accueillerez-vous avec reconnaissance la consolation d’un cœur tendre et dévoué qui, mieux que tout autre, saura compatir à votre douleur.

« Si vous êtes heureux, vous serez généreux, et vous aurez quelques bonnes et douces paroles pour l’amie inconnue qui oubliera ses chagrins en songeant à vos souffrances ou à votre bonheur… Vous êtes si loyal que vous ne suspecterez pas la loyauté des autres. Le but de cette correspondance n’est pas de tendre un piége à votre affection, ou de profiter d’un moment de dépit pour vous offrir de nouveau un cœur que vous avez repoussé ; vous croirez cela parce que vous savez qu’il est des âmes dignes de la vôtre ; vous croirez cela parce que, quoi qu’il arrive, jamais vous ne saurez qui vous écrit.

« Enfin, vous ne verrez dans cette résolution ni orgueil froissé, ni amertume. L’élévation du sentiment qui dicte cette lettre le met hors d’atteinte de ces misérables passions. Le sort a voulu que cette offre d’un cœur dévoué vous fût faite trop tôt ou trop tard… Ce cœur n’en est pas moins à vous, c’est-à-dire toujours digne de vous.

« Répondez poste restante, à la même adresse. »

Le calme et la dignité de cette nouvelle lettre frappèrent M. de Morville ; il en fut touché, malgré les préoccupations que lui causait son amour pour madame de Hansfeld. Il répondit avec sa sincérité habituelle :

« J’accepte avec reconnaissance l’offre que vous me faites… Mon cœur est triste ; je n’ai jamais eu de confident, mais j’aimerais à épancher mes impressions, non pas raconter des faits agréables ou pénibles, et les confidents s’inquiètent des personnes, non des sentiments. Il se peut donc que je trouve un grand charme, une grande consolation à dire mes tristesses ou mes espérances, ou à m’entendre plaindre si je souffre, ou féliciter si je suis heureux, par la mystérieuse et généreuse amie qui vient à moi. »

« Léon de Morville. »

Ce dernier billet écrit et envoyé à son adresse, M. de Morville, absorbé par son amour croissant pour madame de Hansfeld, ne songea plus que rarement à sa mystérieuse correspondante, la personne inconnue (que le lecteur a sans doute devinée) ne voulant pas abuser par une hâte indiscrète de la permission que M. de Morville lui avait donnée.