Paula Monti/I/XX

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 175-187).
Première partie


CHAPITRE XX.

L’ÉMISSAIRE.


Huit jours s’étaient passés depuis que M. de Brévannes avait reconnu, à la Comédie-Française, Paula Monti dans madame la princesse de Hansfeld.

Il était dix heures du matin : M. de Brévannes descendait de fiacre à la porte d’une maison de médiocre apparence, située à l’extrémité de la rue des Martyrs, rue généralement assez déserte, ainsi que chacun sait.

Il n’y avait pas de portier dans cette maison : M. de Brévannes monta donc jusqu’au premier étage où il sonna en maître. Presque aussitôt la porte lui fut ouverte par une femme assez âgée, modestement mais proprement vêtue. Son visage était fortement couperosé ; elle portait des lunettes et tenait une tabatière à la main.

En deux mots nous dirons que cette femme, appelée madame Grassot, était gardienne d’un petit appartement loué par M. de Brévannes pour y recevoir en toute sécurité les rivales de Berthe.

— Eh bien ! madame Grassot, quelles nouvelles ? — dit M. de Brévannes en entrant dans un joli salon où flambait un bon feu.

— De très bonnes, monsieur Charles — dit la vieille en ôtant ses lunettes et en aspirant une forte prise de tabac.

— De très bonnes ? — s’écria M. de Brévannes en se retournant vers elle.

— D’excellentes, monsieur Charles. Est-ce que cela vous étonne ?

— Non, car je sais par expérience que vous êtes habile… Pourtant il s’agissait d’une chose très difficile…

— Et vous doutiez de moi ?…

— Il y avait tant d’obstacles à surmonter… Enfin que savez vous ?…

— Vous m’aviez donné huit jours… et en cinq j’ai réussi.

— Eh bien !…

— Eh bien !… commençons, comme on dit, par le commencement, et écoutez-moi attentivement.

— Je n’y manquerai pas.

— Mardi matin, vous m’avez dit : Madame Grassot, il faut absolument que vous trouviez moyen de vous aboucher avec un des domestiques ou une des femmes de madame la princesse de Hansfeld, qui demeure rue Saint-Louis, hôtel Lambert.

— Vous me faites mourir d’impatience…

— Ah ! monsieur Charles, si vous m’interrompez…

— Mais vous ne savez pas à quel point ceci m’intéresse…

Laissez-moi parler. Aussitôt pris, aussitôt pendu, comme on dit. Dès que vous avez eu tourné les talons, je suis descendue à pied jusqu’au boulevard Montmartre, j’ai pris l’omnibus de la Bastille ; de la porte Saint-Antoine, je suis arrivée dans l’île Saint-Louis. J’ai commencé, comme de juste, par faire le tour de l’hôtel, à partir de la grande porte située rue Saint-Louis-en-l’Île jusqu’à l’extrémité du mur du jardin qui donne sur le quai d’Anjou…

— Je vous avais surtout recommandé d’observer de ce côté ; il y a une petite porte qui s’ouvre sur ce quai désert…

— Je n’ai rien oublié, soyez tranquille… Mais pour mes premières observations, je devais d’abord m’attacher à la porte cochère… Comme il n’y avait ni café, ni cabaret où j’aurais pu m’établir pour observer, et que, dans les rues désertes, on eût bien vite remarqué ma présence, je descendis jusqu’à la place de fiacres du quai Saint-Paul. J’y pris une petite voiture à l’heure, et baissant bien les stores, j’allai m’embusquer au coin de la rue Poultier, où demeure votre beau-père.

— C’est bon… c’est bon… Eh bien !…

— De là j’apercevais parfaitement la porte de l’hôtel sans être dans la rue ; jusqu’à trois heures je ne vis personne ; les jours sont si courts que j’allais me retirer, lorsqu’une femme, vêtue d’une robe puce et d’un chapeau brun, sortit de l’hôtel et se dirigea justement de mon côté : c’était une jeune fille, noire comme un diable, comme qui dirait une mulâtresse, avec des yeux bleu-clair. Je n’ai jamais vu une figure pareille ; j’ai laissé passer la moricaude, j’ai payé mon fiacre, et j’ai suivi…

— Eh bien !

— Elle a pris la rue Poultier, le quai d’Orléans, le pont, elle a fait enfin le tour de l’île, et est rentrée par la petite porte en question. C’était une simple promenade.

— Lui avez-vous parlé ?

— Peste ! comme vous y allez, monsieur Charles ; vous savez que mon fort, c’est la prudence… Jusqu’au moment où j’ai vu la moricaude rentrer par la petite porte, rien ne me disait qu’elle fût de la maison de la princesse… Voilà pour le premier jour. Ça n’a l’air de rien, mais je savais déjà qui demander en me présentant à l’hôtel.

— Soit. Mais ensuite !

— Le lendemain, j’ai pris mon carton avec mes échantillons de dentelles et de guipures. Quelle bonne idée que ce carton, monsieur Charles ! nous a-t-il servi ! mon Dieu… nous a-t-il servi !…

— Au fait… au fait…

— Cette fois-là, j’arrive bravement à la grand’porte ; je frappe, on m’ouvre. Vous me croirez, si vous voulez, monsieur Charles, je ne suis pas poltronne ; eh bien ! je n’ai pu m’empêcher de sentir un tic-tac en entrant là-dedans.

— Pourquoi cela ?

— La cour est petite, dallée et entourée de grands bâtiments sombres. C’est triste comme un cloître. Le soleil ne doit jamais venir là-dedans, c’est sûr. Au fond de la cour, il y a comme un péristyle énorme et si profond qu’il faisait noir ; on y voyait pourtant, à cause de sa blancheur, la balustre en pierre d’un immense escalier en fer à cheval qui montait en dehors jusqu’au premier étage ; le péristyle allait jusqu’au fond.

— Mais c’est un palais.

— Oui, mais si triste, si triste, que j’aimerais autant habiter un tombeau que de vivre là-dedans. Un vieux portier borgne, qui m’avait ouvert, m’examinait comme s’il avait voulu me manger en me barrant le passage. — Que voulez-vous ? me dit-il. — C’est bien ici l’hôtel Lambert ? — Oui. — Habité par madame la princesse de Hansfeld ? — Oui. — Eh bien ! je viens lui apporter des dentelles choisies hier par une jeune dame très brune qui est venue à mon magasin sur les quatre heures. Comme la mulâtresse était sortie la veille à cette heure-là, mon conte parut vraisemblable ; le cerbère me laissa passer. Je n’avais pas fait quatre pas que j’entendis siffler derrière moi, ni plus ni moins que dans une caverne de brigands. C’était le concierge qui annonçait.

— En effet, on m’a dit qu’il y avait encore quelques maisons du Marais où l’on sifflait de la sorte.

— C’est un drôle d’usage toujours ; moi qui ne le connaissais pas, naturellement ça m’a surprise. Je monte cet énorme escalier qui ne finissait pas ; j’arrive au premier, et je trouve une espèce de grand olibrius vêtu en chasseur, avec de grandes moustaches, qui baragouinait le français. Je lui dis que j’apporte des dentelles pour la princesse ; il me prie d’attendre et il me laisse dans une antichambre à colonnes de pierre, grande comme une maison, sonore comme une église, si grande enfin qu’il y avait de l’écho ; jugez comme c’était gai. Au bout de cinq minutes, l’olibrius revient me dire que sa maîtresse n’avait pas demandé de dentelles, et il me montre la porte ; je réponds que c’est une jeune mulâtresse qui est venue. — C’est donc mademoiselle Iris, la demoiselle de compagnie de S. E. la princesse ? — me dit l’olibrius. — Justement, c’est mademoiselle Iris ; j’avais oublié son nom — répondis-je. Et le chasseur s’en va en grommelant chercher mademoiselle Iris. J’avais gagné à cela de savoir que la moricaude était demoiselle de compagnie, et s’appelait Iris…

— Iris ?… quel nom singulier…

— Il y a bien d’autres choses singulières dans cette diable de maison. Comme je l’avais prévu, mademoiselle Iris vient en personne pour me dire que j’étais une menteuse, et qu’elle ne m’avait pas demandé de dentelles. Le chasseur était resté, ce qui ne m’empêche pas de dire rapidement et tout bas à la mulâtresse : — J’ai quelque chose de très important à vous communiquer ; il y va de la mort d’un homme. Demain à la nuit tombante et les jours suivants, je serai sur le quai d’Anjou, à la petite porte du jardin ; je vous attendrai jusqu’à ce que vous veniez… — Vous concevez, monsieur Charles… la mort d’un homme… on dit toujours ça… c’est d’un effet sûr pour piquer la curiosité des jeunesses.

— Qu’a répondu la mulâtresse ?

— Elle m’a répondu très aigrement (je m’y attendais) qu’elle ne savait pas ce que je voulais dire, que j’avais l’air d’une vieille intrigante ; finalement elle dit à l’olibrius en me montrant : « Qu’on ne laisse jamais rentrer cette femme ici ! » L’olibrius me fait un geste et me montre la porte. Je prends mon carton, mon sac et mes quilles, comme on dit, et je descends le grand escalier comme si j’avais retrouvé mes jambes de quinze ans… Voilà pour le second jour. Vous voyez que ça marche joliment bon train.

— Pas trop.

— Comment, pas trop ?… Ce n’était rien de donner un rendez-vous à cette moricaude en lui annonçant qu’il y allait de la mort d’un homme ?

— Mais cette jeune fille vous avait dit qu’elle ne viendrait pas.

— Mon Dieu ! monsieur Charles, est-ce vous, à votre âge, avec votre expérience, qui me faites une telle observation ? Si je lui avais dit : « Je serai seulement demain à la petite porte du jardin pour vous apprendre quelque chose de très important, » la curiosité de la mulâtresse aurait pu se contenir jusqu’à demain, et après-demain il était trop tard pour y céder à cette curiosité ; mais remarquez donc bien que j’avais dit demain et les jours suivants… je lui laissais le temps de succomber.

— C’est juste.

— Or, une sainte, une vraie sainte ne résisterait pas à la curiosité de savoir, si, comme je l’avais dit, je viendrais tous les jours par un temps d’hiver me camper à la porte ; et si j’y venais, le secret était donc bien important ; il était donc possible qu’il s’agît de la mort d’un homme. Et quelle est la sainte, je le répète, qui résisterait au désir de connaître un tel secret ?

— Allons, allons, madame Grassot, je me rétracte ; vous êtes une maîtresse femme… Ceci est fort habile.

— Je le crois bien.

— Continuez.

— Le troisième jour, vers les quatre heures, je prends un petit fiacre, une boule d’eau chaude pour me tenir les pieds chauds, parce que la faction pouvait être longue, je m’enveloppe dans mon manteau, et : Cocher, quai d’Anjou, la dernière petite porte du quai à main droite ; je m’attendais bien à ne pas voir la moricaude. Ce soir-là, en effet, je me morfonds jusqu’à neuf heures, j’étais gelée… rien…

— Et le lendemain ?

— Ah ! monsieur Charles, il faut que ça soit vous… Le lendemain, même jeu… J’arrive en fiacre ; il s’arrête à raser la petite porte ; ses lanternes l’éclairaient comme en plein jour… À sept heures environ, la petite porte s’entr’ouvre et se referme brusquement. C’était chose gagnée, la curieuse était à moi. Pourtant le lendemain, à mon grand étonnement, je ne vis personne ; j’attendis jusqu’à dix heures et demie, rien… Mais enfin, hier soir, j’ai été bien dédommagée…

— Et je vais l’être aussi de tous ces détails.

— Cela vous impatiente, monsieur Charles. Êtes-vous impatient ! Enfin, hier, j’arrive ; on m’attendait, car la petite porte s’ouvre tout de suite, et la moricaude, enveloppée dans un manteau, s’avance sur le pas de la porte ; j’abaisse la vitre du fiacre, et elle demande à voix basse si c’est bien la marchande de dentelles qui est là… Pauvre agneau !!

« C’est elle-même, ma belle demoiselle ; mais si vous voulez monter avec moi un petit moment dans le fiacre, nous causerons plus à notre aise… »

« Oh ! madame, je n’ose pas. » La pauvre petite était toute effrayée ; c’est si jeune et si timide. Enfin, après des si et des mais dont je vous fais grâce, elle consent à monter dans le fiacre auprès de moi. Je dis au cocher de faire le tour de l’île au pas, et nous partons. La pauvre petite tremblait si fort que j’ai eu toutes les peines du monde à la rassurer. Je m’y connais ; je vous donne la moricaude pour la plus fière trembleuse, la plus fameuse ingénue…

— Enfin… enfin…

« Vous m’avez dit, madame, reprit-elle, que vous aviez quelque chose de bien important à m’apprendre… qu’il s’agissait de la mort d’un homme ? » Voyez-vous, monsieur Charles, ça fait toujours son effet.

« Oui, ma belle demoiselle ; mais ce qui doit vous rassurer, c’est que ce secret ne vous regarde pas, il regarde votre bonne, votre excellente maîtresse, que vous aimez de tout votre cœur, n’est-ce pas ? — Oui, madame. — Et à qui vous ne voudriez pas causer de chagrins ? — Non, madame. — Eh bien ! mon enfant, vous lui en causeriez un bien vif en ne la mettant pas à même d’empêcher un grand malheur. — Comment cela, madame ? — Un malheureux jeune homme… Mais je ne puis vous en dire davantage, mon enfant… Ce pauvre jeune homme !… Si vous consentez à l’écouter, il viendra à ma place demain soir, en fiacre, à la petite porte, et il vous expliquera tout cela. — Oh ! madame, je n’oserai jamais. — Mais il s’agit de quelque chose de très grave pour votre maîtresse. — Alors j’en parlerai à Son Excellence (vous voyez comme la moricaude est simple, monsieur Charles). — Gardez-vous-en bien, — lui dis-je, — écoutez d’abord ce malheureux jeune homme, et si ce qu’il vous dit ne vous persuade pas, vous ne parlerez de rien à votre maîtresse. Il y aurait, il est vrai, quelque chose de plus simple ; ce serait que Son Excellence vînt avec vous… Attendez donc, ne vous effarouchez pas ainsi, mon enfant ; c’est en tout bien tout honneur… Ne croyez pas qu’il s’agisse d’amour, au moins, une femme comme moi ne se mêlerait pas de tels tripotages. Non, il s’agit de sauver la vie d’un malheureux…. Mais je ne puis vous en dire davantage… Accordez le rendez-vous que je vous demande ; au besoin même prévenez-en la princesse. — Et le prince, madame, faudrait-il aussi le prévenir ? » — me dit l’innocente.

— Diable !…

— Je vous avoue qu’à ces mots, monsieur Charles, je me repentis d’avoir été si avant ; mais je m’assurai bientôt que c’était pure ingénuité de la part de cette petite, qui a l’air d’avoir seize ans… jugez… Enfin, à force de raisonnements, de promesses, je l’ai décidée à vous donner rendez-vous, comme à moi, à la petite porte du jardin.

— Ce soir ?

— Non, demain. Elle m’a dit que sa maîtresse ne sortait pas aujourd’hui ; mais qu’elle irait demain à l’Opéra, et qu’alors, sur les neuf heures, vous pouviez venir en fiacre à la petite porte. Maintenant, monsieur Charles, le reste vous regarde ; vous voici en relation avec la petite, et jusqu’à un certain point avec sa maîtresse ; car, ingénue comme est cette jeune fille, elle ne manquera pas probablement de tout dire à sa maîtresse ; et, si la mulâtresse reparaît avec l’agrément de la princesse, vous êtes en bonne voie… Si elle ne reparaît pas, c’est mauvais signe.

— Allons, maman Grassot, vous êtes une femme incomparable. Tenez, voici cinq louis pour vos frais de fiacre.

— Monsieur est bien bon ; monsieur n’a rien de plus à m’ordonner ?

— Non ; mais dites-moi : avez-vous demandé au locataire du second s’il voulait déménager ? je préférerais avoir cette petite maison à moi seul.

— Que je suis étourdie, à mon âge ! j’oubliais de dire à monsieur que ce locataire consentirait à déménager sur-le-champ, si on lui donnait mille francs d’indemnité.

— Il est fou ; son loyer est à peine de quatre cents francs.

— J’ai bataillé ; il n’y a pas eu moyen de le faire démordre.

— Mais c’est me mettre le pistolet sur la gorge.

— Sans doute ; il faut payer la convenance, et il s’en irait tout de suite. Dans vingt-quatre heures, son déménagement serait fait.

— Allons, tenez, voici un billet de 1,000 francs et un de 500 francs, vous payerez six mois d’avance et vous me tiendrez compte du reste…

— Monsieur sera en effet bien plus tranquille en étant seul dans la maison. Quant à moi, je n’en serai pas plus effrayée, quoiqu’il n’y ait pas de portier ; je n’ai peur ni des revenants ni des voleurs, moi.

— D’ailleurs le quartier est très sûr quoique solitaire.

— Sans compter le factionnaire du coin qui, de sa guérite, voit notre porte.

— Allons, madame Grassot, faites vite déménager ce locataire du second, j’ai hâte d’être seul ici.

— Après-demain ce sera fait, monsieur… Allons, bonne chance… Je sais bien pour qui je voudrais l’étrenne de cette maison, après que le locataire du second sera parti… Mais je connais monsieur, ça sera plus tôt que plus tard… quand monsieur a mis quelque chose dans sa tête…

— Vous êtes une flatteuse, madame Grassot.

Et M. de Brévannes quitta la petite maison de la rue des Martyrs.

Après avoir attendu le lendemain soir avec une extrême impatience, il arriva vers les huit heures quai d’Anjou ; il faisait une très belle nuit d’hiver, le froid était vif et sec, la lune brillait. Après quelques moments d’attente, la petite porte du jardin de l’hôtel s’ouvrit : Iris parut sur le seuil bien encapuchonnée. M. de Brévannes avait laissé sa voiture à quelques pas ; il accourut auprès de la jeune mulâtresse, qui prit son bras en tremblant.