Pauvre Blaise/14

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 218-232).



XIV

Les Domestiques


Les parents de Blaise avaient déjà achevé de déjeuner quand il entra dans la cuisine, un peu honteux de sa longue nuit ; mais son père le rassura en lui disant que ce sommeil avait été nécessaire pour le reposer de tant de jours et de nuits passés dans l’inquiétude et les veilles. Blaise se dépêcha de déjeuner et courut au château pour reprendre son poste près de Jules. La nuit avait été excellente, et le sommeil de Jules n’avait été interrompu que deux fois, par le besoin de prendre de la nourriture ; il avait bu du bouillon ; le médecin qui sortait d’auprès de lui, avait permis des soupes, et Jules était en train d’en manger une quand Blaise entra. M. de Trénilly alla à lui et l’embrassa avec tendresse, à la grande surprise du domestique qui avait apporté la soupe. Jules lui tendit la main en souriant, ce qui augmenta l’étonnement du domestique.

« Eh bien ! mes amis, dit-il à ses camarades en rentrant à l’office, voilà du nouveau ! Si je ne l’avais pas vu, je ne le croirais pas ! M. le comte qui embrasse le petit Anfry, et M. Jules qui lui tend la main et qui lui sourit !

— Tiens, tiens, tiens, du nouveau en effet ! Comment, M. le comte, qui est si fier qu’il ne vous regarde seulement pas, et qu’il semble se croire au-dessus de tout le monde, touche et embrasse le petit Anfry ! Du nouveau, comme tu dis, Adrien.

— Vont-ils être fiers, ces Anfry ? reprit Adrien. Et le petit ? va-t-il devenir insolent !

— C’est qu’il faudra le saluer bien bas à son passage !

— Et le servir comme un maître ! comme M. Jules !

— Eh bien, dit le premier valet de chambre, je ne suis pas là-dessus, moi, du même avis que vous, je ne crois pas que le petit change sa manière pour cela. Il est bon et honnête, cet enfant.

— Honnête et bon ! laisse donc ! Tu as déjà oublié toutes ses histoires de l’année dernière.

— Ma foi, mes amis, pour vous dire la vérité, eh bien, entre nous, je n’ai jamais beaucoup cru à ces histoires. Nous connaissons bien M. Jules et de quoi il est capable.

— Il est certain qu’il est mauvais et méchant, que c’en est répugnant.

— Et M. le comte ! Il n’est pas déjà si bon non plus. Est-il orgueilleux !

— Et sévère ! et dur ! et désagréable ! et exigeant !

— Et voilà ce qui m’étonne dans ce que nous raconte Adrien ! Comment aurait-il embrassé le petit du concierge ?

— Comment et pourquoi, nous n’en savons rien, mais ce qui est certain, c’est qu’il l’a fait. Attention à nous et soyons polis et même aimables pour ce nouveau favori.

— Oh ! d’abord, moi, je ne lui ai jamais rien fait, à ce gamin.

— Toi ! allons donc ! c’est toi qui l’as barbouillé de cirage le jour du cerf-volant.

— Tiens, et toi, tu lui as versé de l’eau sale plein la tête.

— C’est bon, c’est bon ; ne parlons plus de cela, mes amis, et soyons prudents à l’avenir. De la politesse, des égards.

— D’abord, moi je lui donnerai du café tant qu’il en voudra.

— Et moi des liqueurs !

— Et moi des sucreries !

— Et moi donc qui suis le chef, je lui donnerai à emporter chaque jour les restes du dîner. On sait bien ce que sont les restes d’une cuisine pour les amis ; de quoi nourrir toute la famille et largement.

— Ha ! ha ! ha ! Oui, ils sont drôles vos restes. L’autre jour un gigot entier à la petite Lucie, la repasseuse. Hier un gâteau pas seulement entamé à la bouchère. Ce matin, une livre de beurre à la voisine.

— Tu n’as pas besoin de crier si haut, dit le chef avec humeur. Tu as bien porté l’autre jour un panier de vin au village !

— Tiens, je crois bien, c’était pour faire honneur au repas que donnait l’épicier. »

La sonnette qui se fit entendre mit fin à cette conversation intime ; un des domestiques se précipita pour répondre à l’appel.

« Monsieur le comte à sonné ? dit-il en ouvrant avec précaution la porte de Jules.

— Oui, apportez-moi à déjeuner pour deux ! Blaise déjeune avec moi.

— Oui, monsieur le comte ; tout de suite. »

Cinq minutes après, le domestique apportait une petite table avec deux couverts, une volaille froide, du jambon, du beurre frais et des fruits.

Le comte.

Allons, Blaise, mettons-nous à table, c’est la première fois que je mangerai avec appétit depuis la maladie de mon pauvre Jules.

Blaise.

Monsieur le comte est bien bon : je viens de déjeuner, je n’ai pas faim.

Le comte.

Qu’as-tu mangé à ton déjeuner ?

Blaise.
Du pain et du fromage, monsieur le comte, comme d’habitude. C'était pour faire honneur au repas que donnait l'épicier
Le comte.

Mais, mon pauvre enfant, ce n’est pas un déjeuner cela, après toutes les fatigues que tu as eues, toutes les nuits que tu as passées ?

— Oh ! monsieur le comte, je me suis bien reposé cette nuit ; il n’y paraît plus.

— Vous pouvez vous en aller, dit le comte au domestique ; si j’ai besoin de vous, je sonnerai.

— Tu ne veux donc rien accepter de moi, Blaise, de moi qui ait tant accepté et reçu de toi, continua le comte. Prends garde que ce ne soit encore de l’orgueil, ajouta-t-il en souriant et en passant amicalement la main sur la tête et sur la joue de Blaise.

— Non, monsieur le comte, vrai, ce n’est pas de l’orgueil ; je recevrais de vous plus volontiers que de tout autre ; cela me ferait même plaisir de vous donner cette satisfaction. Car,… ajouta-t-il d’un air pensif, je sais que votre cœur déborde de reconnaissance pour les soins que j’ai donnés à M. Jules, et que vous ne savez que faire pour me le témoigner… Attendez… attendez… je vais vous contenter. Habillez-moi de neuf pour la première communion, dans un mois. Cela me fera un grand plaisir et à papa aussi, car c’est cher pour des gens comme nous… Voulez-vous ? voulez-vous ? reprit-il avec vivacité. Quant à la volaille, vraiment je n’ai pas faim.

— Bon et brave garçon, dit M. de Trénilly, attendri ; oui, tu as bien deviné avec ton excellent cœur le besoin que j’éprouve de t’exprimer ma reconnaissance ; je te remercie de me dire si franchement ce qui te ferait plaisir. Je te ferai faire un habillement complet pareil à celui de Jules.

Blaise.

Oh ! non, non, monsieur le comte, pas pareil, pas si beau ! ce ne serait pas bien, voyez-vous. Le serviteur ne doit pas se vêtir comme le maître ; je serais moi-même mal à l’aise. Non, laissez-moi faire ; laissez-moi commander mes habits comme si papa devait payer, et puis c’est vous qui payerez tout. Est-ce convenu ?

Le comte.

Oui, mon ami, oui ; ce sera comme tu voudras. Ce que tu dis est sage.

Blaise.

Merci, monsieur le comte ; maintenant, encore une chose ;… mais… ne vous fâchez pas si j’en demande trop… Dites seulement : non, Blaise, tu es trop ambitieux.

Le comte.

Qu’est-ce donc que tu veux me demander ? Voyons… parle donc ! Dis, mon enfant, dis.

Blaise.

Monsieur le comte,… monsieur le comte,… permettez-moi de vous embrasser non pas du bout des lèvres, mais là…, comme je l’entends… comme j’embrasse quand j’aime…

— Viens, mon cher enfant, viens », dit le comte, en ouvrant les bras pour recevoir Blaise qui s’y jeta avec transport et qui embrassa le comte à plusieurs reprises.

Jules avait regardé et écouté avec attendrissement, il voulut à son tour embrasser Blaise comme un frère, un ami.

« Papa, dit-il, comment faire pour que Blaise ne nous quitte jamais ?

— C’est de le garder avec nous ; d’en faire mon second fils, ton camarade d’études et de jeux.

— C’est impossible, cela, dit Blaise avec résolution ; impossible. J’ai un père moi aussi, et une mère ; je suis leur seul enfant ; je dois rester près d’eux, et je serais malheureux loin d’eux, comme ils le seraient loin de moi. Je serais séparé d’eux, non-seulement de fait, mais d’habitudes, d’éducation, de vêtements et de manières. Je ne serais plus comme leur fils. Non, monsieur le comte, je vous aime, je vous respecte, je voudrais passer ma vie à vous servir et à vous témoigner mon affection et mon respect, mais quitter mes parents, vous suivre à Paris, jamais ! »

Le comte considérait avec émotion la belle figure de Blaise animée par les sentiments qu’il exprimait avec énergie et noblesse. « Cet enfant est au-dessus de son âge, pensa-t-il ; mais il a raison, toujours raison ; et ce qui me surprend, c’est que je ne m’en sente pas humilié. »

« Blaise a raison, mon Jules, dit-il enfin, ce qu’il dit est juste et sage. Il faudra trouver autre chose ; et nous ne ferons rien sans te consulter, Blaise. C’est toi qui nous guideras, comme tu as fait tout à l’heure pour tes habits. »

Le comte avait fini son déjeuner ; il sonna et fit emporter le plateau. Le domestique vit avec surprise que Blaise n’avait pas mangé.

« Voyez donc, mes amis, dit-il en rentrant à l’office : une nouvelle merveille ! M. Blaise a refusé l’invitation de M. le comte, il n’a pas déjeuné ; voici son couvert, et le verre, et le pain qui n’ont pas été touchés ?

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? Ce garçon de concierge, ce mangeur de pain et de fromage, refuse de la volaille, du vin, des gâteaux ! On ne pourra donc pas le prendre par la bouche. Je me souviens bien qu’il m’a refusé il y a quelque temps un verre de bon vin de Frontignan et des biscuits. Il n’avait jamais rien pris d’aussi bon, bien sûr. Et à propos de ce vin, comment s’en est-il tiré avec M. le comte ? nous ne l’avons jamais su.

— Mais c’est à partir de ce jour qu’il a été si bien avec M. le comte, qu’on lui a permis d’aider à soigner M. Jules, et qu’il s’est introduit dans le château pour n’en plus sortir.

— Ah ! oui, un garçon comme cela, quand il s’est implanté près d’un homme riche et grand seigneur comme M. le comte, c’est fini ; ça n’en bouge plus… Est-ce croyable ? M. le comte qui l’embrasse, qui l’invite à déjeuner !

— Et c’est que M. Blaise le laisse faire ! Il s’est laissé embrasser ! on aurait dit qu’il voulait rendre à M. le comte son gros baiser ! Pour un rien, il lui aurait sauté au cou.

— La morale de tout cela, c’est que M. le comte l’a pris en gré, que M. Jules en a fait autant, qu’il va être le maître à la maison et que nous n’avons qu’à bien nous tenir et à tâcher de nous en faire un ami. Nous aurons par lui tout ce que nous voudrons, sans avoir l’air d’y toucher.

— Bah ! bah ! ça ne va pas durer longtemps ; tout ça n’est pas franc du collier ; l’année dernière il fait cinquante infamies, et cette année le voilà un sage ! un saint ! Nous allons voir d’ici à peu quelque tour de M. Blaise, et il se fera chasser ; ainsi soyons sur nos gardes ; ne nous découvrons pas trop. »

Comme ils allaient se séparer pour retourner à leur ouvrage, Blaise parut à la porte et dit que M. Jules demandait qu’on allât au village chercher un demi-cent de jolies billes pour s’amuser.

« Tout de suite, mon petit Blaise ; j’y vais, dit un des gens. J’en apporterai un cent.

— Non, non ; un demi-cent, m’a dit M. Jules.

— Un demi-cent pour lui, un demi-cent pour toi, mon petit Blaise.

— Pas pour moi, monsieur ; je n’en veux pas ; je n’aurais pas de quoi les payer.

— Est-ce qu’on te demande de les payer, farceur ? répondit le domestique. On les portera sur le compte de M. Jules.

— Mais non, ce ne serait pas honnête ; M. Jules me gronderait, et il aurait raison.

— M. Jules ne le saura pas, nigaud.

— Il faut bien qu’il le sache, puisqu’elles seront sur son compte.

— Est-il innocent, celui-là ? On ne les portera pas sur le compte de M. Jules ; si le cent a coûté trois francs, on mettra : demi-cent de billes, trois francs. Voilà comme les tiennes seront payées par les siennes.

— Ce que vous voulez me faire faire, monsieur, est tout simplement un vol. Je ne prêterai jamais les mains à une friponnerie, quelque petite qu’elle soit. Le bon Dieu me retirerait sa protection ; c’est alors que je serais malheureux et méprisable.

— Voyez-vous ce bel excès de vertu qui prend à monsieur Blaise ! Tu as oublié les friponneries de l’année dernière.

— Je n’ai pas commis de friponneries, répondit Blaise avec calme et dignité. Le bon Dieu m’a toujours protégé contre le mal.

— Tiens, va-t’en avec ta morale, tu nous ennuies à la fin. Ce que je te disais était pour rire ; tu l’as pris au sérieux comme un nigaud.

— Tant mieux pour vous, monsieur », dit Blaise en se retirant.

« Il n’y a rien à faire de ce garçon-là, dirent les domestiques au bout de quelques instants. Il ne faut plus rien lui offrir. Attendons qu’il demande. Nous nous compromettrions. »