Pauvre Blaise/15

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Librairie Hachette et Cie (p. 233-253).



XV

L’Aveu public


La convalescence de Jules marcha rapidement ; il avait repris une gaieté qui l’avait abandonné depuis longtemps ; souvent il causait avec son père de sa vie passée, du mal qu’il avait fait au pauvre Blaise, de ses tyrannies envers sa sœur toujours bonne et douce. Il ne trouvait pas avoir suffisamment réparé ses torts envers Blaise ; il semblait méditer un projet qu’il ne voulait découvrir à personne.

« Papa, disait-il, j’attends le retour de maman et d’Hélène pour achever ma réparation à Blaise : ce sera une bonne manière de me préparer à la première communion que nous devons faire ensemble.

Le comte.
Que veux-tu donc faire de mieux que ce que tu fais maintenant, mon pauvre Jules ? Blaise semble être parfaitement heureux.
Jules.
Papa, Blaise se contentera toujours de peu ; mais il m’a beaucoup parlé, depuis ma maladie de ses devoirs envers Dieu, envers les hommes et envers lui-même ; il m’a expliqué sur les motifs de sa conduite des choses que je n’aurais jamais sues sans lui ; M. le curé, qui vient tous les jours, me dit aussi de bonnes choses ; vous verrez, papa, que ce que je veux faire sera bon, et vous fera plaisir. Car, vous aussi, cher papa, vous êtes tout changé. Depuis que vous couchez dans ma chambre, je vois bien comme vous priez et comme vous pleurez en priant ; j’ai bien vu que vous causiez avec le curé ; c’est tout cela qui fait du bien, papa ; votre exemple m’encourage, me donne de bonnes pensées que je n’avais jamais eues auparavant… C’est singulier.
Le comte.

Non, mon ami. C’est très-naturel. Comme je te l’ai dit le jour où je me suis montré pour la première fois près de ton lit de mourant, c’est moi qui étais coupable de tes fautes ; c’est moi qui devais les payer. Le bon Dieu s’est servi du pauvre Blaise pour m’éclairer ; ta maladie, en amollissant mon cœur, m’a permis de comprendre mes torts immenses envers ta pauvre âme, que je perdais par ma faiblesse et par mon irréligion. Dieu m’a touché par l’intermédiaire de Blaise, et tu as fait comme ton père, que tu aimes et que tu rends bien heureux par ton changement. »

Le père et le fils s’embrassèrent avec tendresse ; Blaise arriva peu de temps après ; il continuait à passer tout son après-midi avec Jules et le comte.

Les forces de Jules revenaient sensiblement, il commençait à faire d’assez longues promenades dans la campagne ; on s’étonnait au village de voir que Blaise l’accompagnait toujours et était traité amicalement par le comte.

Mme de Trénilly était attendue très-prochainement avec Hélène ; ni l’une ni l’autre n’avaient su ni la gravité de la maladie de Jules, ni le retour de Blaise dans le château, ni le changement du comte et de Jules. Hélène avait renouvelé sa première communion avec une grande piété et avait ardemment prié pour la conversion de son père et de Jules. On s’apprêtait au château à les recevoir avec une affection inaccoutumée. Le jour de l’arrivée étant fixé, Jules demanda à son père de rassembler toute la maison dans le salon, le soir de l’arrivée de la comtesse et d’Hélène ; son père lui avait vainement demandé quelle était son intention en convoquant ainsi tous les gens, y compris Anfry, sa femme et Blaise.

« Vous verrez, papa, vous verrez. C’est pour la réception de maman et d’Hélène ; vous serez tous contents, j’en suis sûr. »

Le jour arriva, Jules avait prié Blaise de ne venir qu’à la convocation générale.

« Ne t’effraye pas, lui dit-il, si j’ai l’air de te négliger et de ne pas t’aimer comme jadis. Cela ne durera pas, je te le promets ; seulement les premières heures de l’arrivée de maman et d’Hélène. Après tu seras avec moi le plus possible, comme depuis ma maladie.

Blaise.

Je ne suis pas inquiet, monsieur Jules ; j’ai confiance en vous, ce n’est plus comme avant. Je répondrais de vous comme de moi-même.

Jules.

Hélène sera étonnée et contente de notre amitié.

Blaise.
Elle est bonne, Mlle Hélène ! Que de fois elle m’a consolé quand elle me voyait pleurer !
Jules.

Pauvre Blaise ! Tu pleurais donc ?

Blaise.

Bien souvent, monsieur Jules, bien souvent. Pensez donc que je passais aux yeux de tous pour un vaurien, un menteur, un voleur.

— Pauvre Blaise ! répéta Jules. C’est moi seul qui étais cause de tout le mal. Mais je te vengerai ; sois tranquille ! J’y suis plus décidé que jamais.

Blaise.

Ah ! mon Dieu ! monsieur Jules ! Contre qui donc me vengerez-vous ? Je n’ai pas besoin de vengeance, moi ! Ne suis-je pas bien heureux maintenant, entre vous et l’excellent M. le comte ? Cela me paraît drôle de penser que j’avais si peur de lui. À présent, si je ne craignais de l’ennuyer, je l’embrasserais dix fois par jour ! et quand il m’appelle et qu’il m’embrasse, je le serre à l’étouffer.

Jules.

Mon bon Blaise, comme je t’aime !

Blaise.

Et moi aussi, monsieur Jules, je vous aime ; et je vous aime bien, car je vous aime en Dieu. Je vous aime comme l’enfant, l’ami du bon Dieu, comme mon frère en Dieu.

Jules.

En Dieu et sur la terre, mon cher Blaise ! Vois-tu, quand nous aurons fait notre première communion ensemble, rien ne pourra plus nous séparer.

Blaise.

Quand même nous serions séparés sur la terre, monsieur Jules, nous serons réunis en Dieu et nous nous retrouverons dans le ciel. »

Jules prit la main de Blaise qu’il serra, et ils rentrèrent ainsi au château ; là, Jules dit adieu à son ami, qui attendit avec impatience la convocation du soir pour savoir ce que ferait Jules.

L’heure approchait ; M. de Trénilly et Jules attendaient, en se promenant devant le château, l’arrivée de Mme de Trénilly et d’Hélène. La voiture parut enfin dans l’avenue et s’arrêta devant le perron. Hélène sauta à terre avec la légèreté de son âge, pendant que sa mère descendait plus posément. M. de Trénilly reçut sa fille dans ses bras et l’embrassa avec une effusion qui surprit agréablement Hélène, peu habituée aux témoignages d’affection de son père ; elle le regarda avec étonnement ; M. de Trénilly s’en aperçut et l’embrassa encore en souriant.

« Je suis heureux de te revoir, mon enfant, après la sainte cérémonie à laquelle je n’ai pu malheureusement assister. »

La surprise d’Hélène redoubla, mais elle s’efforça de n’en rien témoigner ; elle alla ensuite embrasser Jules, qui avait déjà dit bonjour à sa mère. Ce fut bien un autre étonnement quand elle vit Jules se jeter à son cou et l’embrasser à plusieurs reprises en disant des paroles affectueuses.

« Ma bonne Hélène ! ma chère sœur ! ton retour manquait à ma joie. Je suis si content de te revoir ! Je t’aime bien, à présent que je sais mieux t’apprécier.

Hélène.

Comme tu es changé, mon pauvre Jules ! Tu as donc été plus malade que nous ne le pensions ?

Jules.

Oui, j’ai été bien malade, Hélène ! bien malade du corps et de l’âme. Mais je suis guéri maintenant, grâce à Dieu… et à Blaise », ajouta-t-il en lui-même.

Hélène dit bonjour aux domestiques rassemblés ; ses yeux semblaient chercher quelqu’un ; elle se hasarda à demander timidement :

« Où est Blaise ? J’ai beau regarder de tous côtés, je ne le vois pas parmi les gens de la maison.

Jules.

Tu le verras ce soir ; il doit venir après dîner.

Hélène.

Ah ! il vient donc au château, maintenant ?

— Oui, quelquefois », dit Jules en souriant.

Ce sourire attira l’attention d’Hélène ; ce n’était pas le sourire moqueur et méchant d’autrefois, mais un sourire doux et bon qu’elle n’avait jamais vu à son frère. Elle remarqua alors combien Jules était embelli et le changement qu’avait subi toute sa personne et surtout sa physionomie.

« Qu’as-tu donc aujourd’hui ? Je ne t’ai jamais vu ainsi. Tu as l’air tout autre.

— La maladie change, répondit Jules avec gravité.

— Et puis… et puis… tu vas bientôt faire ta première communion », dit Hélène avec hésitation.

Jules.

Oui, Hélène, et tu m’aideras à la faire dignement ; je compte pour cela sur toi, ma chère sœur, et aussi sur un ami que je te présenterai ce soir.

Hélène.

Un ami ? Qui donc ? Y a-t-il de nouveaux voisins dans le pays ?

Jules.

Non, rien n’est changé dans le voisinage : c’est dans mon cœur que s’est fait le changement.

Hélène.

Mon bon Jules, que je suis contente de te voir comme tu es maintenant ! »

Pendant que le frère et la sœur causaient et arrangeaient la chambre d’Hélène, M. de Trénilly avait emmené sa femme et lui racontait la terrible maladie de Jules, les pénibles révélations qui en avaient été la conséquence, le changement qui s’était opéré dans l’âme de Jules et dans la sienne propre, les services immenses que leur avait rendus Blaise, la bonté, la piété admirable de cet enfant, et l’impression que ses vertus avaient produite sur le cœur de Jules et sur le sien.

Mme de Trénilly fut surprise de tout ce que lui disait son mari, sembla mécontente de n’avoir pas su le danger qu’avait couru son fils, et se montra incrédule quant aux vertus extraordinaires de Blaise.

« Le chagrin et l’inquiétude, dit-elle, ont disposé votre cœur à l’attendrissement et à la crédulité ; le petit bonhomme, qui n’est pas bête, en a profité pour vous fasciner et s’impatroniser dans la maison. J’espère que tout cela va finir avec mon retour, et que chacun reprendra sa place.

Le comte.

Vous m’affligez beaucoup, ma chère, par cette froideur et cette injustice. Le pauvre Blaise, bien loin d’abuser et même d’user de son ascendant sur moi et sur Jules, a refusé les offres avantageuses que nous lui avons faites, et se tient dans une réserve dont peu d’hommes faits eussent été capables.

La comtesse.

Tant mieux pour lui et surtout pour nous, car, sans connaître les offres que vous lui avez faites, je présume qu’elles étaient de nature à ne pas être agréées par moi.

Le comte.

Julie, Julie ! ce que vous dites est mal ! Si vous saviez combien vous me peinez profondément, combien vous blessez tous mes sentiments paternels !

La comtesse.

Vos sentiments paternels vous ont toujours porté à gâter vos enfants, surtout Jules que vous avez rendu odieux.

Le comte.

En ceci vous avez raison, Julie ; je l’avais rendu méchant et odieux ; Blaise l’a rendu bon et aimable.

La comtesse.

En vérité ! mais la maladie de Jules vous a fait perdre la raison ; ne me débitez donc pas de semblables sornettes.

— Mon Dieu, vous me punissez ! je l’ai mérité ! » dit le comte avec un geste de désolation en quittant la chambre.

La comtesse sonna sa femme de chambre, s’habilla, commanda qu’on servît le dîner et entra au salon avec l’air froid et calme qui lui était habituel.

Le dîner fut silencieux et grave ; l’air triste du comte troubla et inquiéta les enfants ; le repas fini, Jules demanda à son père l’exécution de sa promesse. Le comte l’embrassa et sortit après lui avoir dit à l’oreille :

« Sois prudent, mon Jules ; ménage ta mère. »

Peu de minutes après, les portes s’ouvrirent et tous les gens de la maison entrèrent à la suite du comte, qui avait Blaise à ses côtés. La comtesse et Hélène n’étaient pas revenues de leur étonnement, lorsque Jules, pâle et ému, s’approcha de Blaise, le prit par la main, l’amena au milieu du salon et dit d’une voix haute, mais tremblante d’émotion :

« Mes amis, je vous ai tous fait venir ici avec l’approbation de papa, pour réparer autant qu’il est en moi l’injustice dont je me suis rendu coupable depuis deux ans envers mon pauvre Blaise…

— Monsieur Jules, monsieur Jules ! de grâce ! interrompit Blaise d’un air suppliant.

— Laisse-moi achever, Blaise ! Laisse-moi pour le repos de ma conscience, pour la satisfaction de mon cœur, dire ici devant maman, devant Hélène, devant tous, combien je les ai méchamment, indignement trompés sur ton compte ; j’ai tourné contre toi toutes tes bonnes actions ; je t’ai toujours calomnié, injurié ! Tu m’as toujours noblement et généreusement pardonné. Au lieu de te justifier en m’accusant, tu t’es laissé perdre de réputation dans la maison et dans le pays. Hélène est la seule qui t’ait rendu justice ; elle a toujours pris parti pour toi, c’est-à-dire pour la vérité, pour la bonté, pour la réunion de toutes les vertus. Je désire que dans tout le pays on sache l’aveu que m’arrache le repentir ; qu’on dise à tous que je suis aussi vil, aussi méprisable que tu es, toi, honorable et admirable. Je veux que tous sachent qu’ici, devant papa, maman, devant toutes les personnes de la maison que j’ai tant et si souvent offensées par mes exigences, mes insolences, mes méchancetés, je demande pardon à genoux de toute ma vie passée. Je veux qu’on sache que c’est à Blaise que je dois ma conversion ; sa vertu m’a touché, ses conseils ont excité mon repentir, son exemple m’a donné l’horreur de moi-même. »

Jules s’était effectivement mis à genoux en prononçant ces dernières phrases : Blaise se précipita vers lui pour le relever ; Jules se jeta dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises : tous les domestiques pleuraient, et le comte, qui s’était contenu jusque-là, ne put comprimer plus longtemps son émotion ; il s’approcha de Jules et de Blaise, les prit tous deux dans ses bras :

« Mon noble Jules ! disait-il à travers ses sanglots — quel courage ! Le bon Dieu te
Jules s'était mis à genoux en prononçant ces dernières phrases.
récompensera ! — cher enfant ! Bon Blaise, c’est à toi que je dois cette douce joie ! »

Les domestiques demandèrent la permission de serrer la main de leur jeune maître. Jules courut à eux et leur prit les mains à tous avec effusion. Il était heureux, il se sentait le cœur léger.

Sa mère n’avait encore rien dit. Aux premières paroles de Jules, elle s’était sentie courroucée contre ce qu’elle trouvait être une humiliation ridicule. À mesure qu’il parlait, la noblesse de l’action de son fils, l’accent sincère de ses paroles la touchèrent, mais sans la disposer à approuver cet aveu public de ses fautes. Elle en voulait au pauvre Blaise, cause bien innocente de cette confession, et lorsqu’elle le vit dans les bras de Jules et puis du comte, le mécontentement reprit le dessus et elle resta froide et immobile, retenant Hélène, qui avait voulu se précipiter dans les bras de son frère et qui pleurait à chaudes larmes.

Les domestiques sortirent en jetant à Jules des regards d’affectueuse admiration ; ils ne parlèrent pas d’autre chose toute la soirée ; plusieurs d’entre eux furent assez profondément touchés pour changer complètement de vie et pour devenir d’honnêtes et fidèles serviteurs.

Quand le comte et Jules restèrent en famille avec Blaise, que Jules avait retenu, Hélène s’élança vers son frère, qu’elle embrassa avec effusion, puis se tournant vers le comte :

« Papa, me permettez-vous d’embrasser ce bon Blaise, qui a été la cause première de tout ce bien ?

— Certainement, ma fille, ma chère Hélène ; embrasse-le ; il doit être pour toi un second frère. »

Blaise se laissa timidement embrasser par Hélène, dont il baisa la main avec tendresse.

La comtesse s’était levée avec colère, et, s’approchant d’Hélène, elle la retira violemment en disant :

« Vous oubliez, Hélène, que c’est un fils de portier que vous vous permettez d’embrasser sous mes yeux. Je n’entends pas que cette scène ridicule se prolonge plus longtemps ; venez, Hélène, suivez-moi et laissez votre père et votre frère faire leur ami et leur confident de ce garçon sans éducation. »

Le comte regardait sa femme avec douleur et pitié.

« Julie, lui dit-il, malheur à l’ingrat et à l’orgueilleux !

— Malheur aux intrigants et aux sots ! » répondit-elle en quittant la chambre et entraînant Hélène.

Le comte retomba sur un fauteuil, le visage caché dans ses mains. La dureté orgueilleuse de sa femme le navrait. Il lui avait toujours reproché de la sécheresse et du manque de cœur ; mais, sec et égoïste lui-même, il n’en avait jamais souffert comme en ce jour où tout était changé en lui.

Il prévoyait les luttes de tous les jours, les scènes, les reproches qui devaient à l’avenir empoisonner sa vie. Le bonheur si nouveau et si pur qu’il avait goûté entre Jules et Blaise depuis environ un mois était passé pour ne plus revenir ; son fils et lui-même seraient privés de la société de Blaise, dont la piété leur était si utile, dont la gaieté, l’affection, la complaisance leur étaient si agréables.

La comtesse serait sans cesse entre eux et Blaise, ce pauvre Blaise destiné à rencontrer toujours des ingrats dans la famille du comte.

Il réfléchissait avec une peine profonde à cette situation inattendue quand il se sentit serrer dans les bras de Jules en même temps que ses mains étaient effleurées par les lèvres de Blaise ; les pauvres enfants pleuraient, car ils prévoyaient une séparation ; Blaise sentait qu’il redeviendrait pauvre Blaise.

Jules.

Papa, mon cher papa, que faire maintenant ? Comment et où pourrai-je passer mes après-midi avec Blaise et avec vous ?

Le comte.

Cher enfant, il faudra céder quelque chose à ta mère jusqu’à ce qu’elle ajoute foi à ce que nous croyons si bien, nous qui en avons profité ; je veux dire aux excellentes qualités, aux vertus de Blaise et à la reconnaissance que nous lui devons.

Blaise.

Mon cher, mon bon monsieur le comte, ne parlez pas de reconnaissance ; après ce que M. Jules a fait aujourd’hui, la reconnaissance est toute de mon côté…

Jules.

Non, non ; moi je n’ai fait que réparer ; toi, tu as pardonné et tu t’es dévoué avant la réparation.

Le comte.

Jules a raison, Blaise, nous admettons que nous soyons quittes envers toi ; ce qui n’est pas et ne pourra jamais être, nous souffrirons toujours dans notre affection pour toi, d’abord en nous trouvant souvent privés de ta présence, ensuite en te sachant méconnu par celle qui devrait t’apprécier mieux que tout autre.

Blaise.

Cher monsieur le comte, le bon Dieu fait bien tout ce qu’il fait ; ce qui arrive est peut-être pour notre bien à tous. Et d’abord n’est-ce pas un bonheur de souffrir en ce monde pour recevoir une plus grande récompense dans l’autre vie ? Ne pouvons-nous pas continuer à nous aimer sans nous voir autant, et en nous donnant le mérite d’accepter avec résignation et douceur cette peine que le bon Dieu nous envoie ? Cher monsieur le comte, je vous aime, vous le savez, avec toute la tendresse de mon cœur ; mais je me résignerais à ne plus jamais vous voir si c’était la volonté du bon Dieu ! Hélas ! peut-être ne vous embrasserai-je plus jamais, jamais, ni M. Jules non plus.

— Tu m’embrasseras du moins ce soir, et tant que tu voudras, mon enfant », dit le comte en le serrant contre son cœur.

Blaise usa largement de la permission ; mais la soirée était avancée ; il était temps de se séparer. Blaise dit un dernier adieu à Jules et au comte et se retira en sanglotant.

« Papa, dit Jules, vous continuerez à coucher dans ma chambre, que je vous aie toujours près de moi ?

— Tant que tu n’auras pas repris tes forces et ta santé habituelles, je coucherai près de toi, mon cher enfant ; quand tu seras tout à fait bien, je reprendrai ma chambre. Il faut s’habituer aux sacrifices, mon Jules ; celui-là sera moins pénible que celui auquel nous allons être condamnés en nous privant de Blaise.

— C’en sera un de plus, papa, dit Jules tristement.

— Et ce ne sera probablement pas le dernier ni le plus grand, mon ami. Mais, viens dire adieu à ta mère et à la pauvre Hélène, et allons ensuite nous coucher. N’oublions pas qu’au travers de notre tristesse nous avons bien à remercier le bon Dieu, toi d’avoir eu le courage de faire l’aveu public de tes fautes, moi d’avoir reçu de toi cette consolation. Viens, mon Jules, sois aussi affectueux que tu le pourras pour ta mère, afin de lui faire voir que la piété ouvre le cœur au lieu de le resserrer. »