Pauvre Blaise/19

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Librairie Hachette et Cie (p. 292-305).



XIX

L’Entorse


Le lendemain et les jours suivants, le comte alla très-exactement passer une heure avec Blaise, qu’il emmenait promener dans les champs ; il lui rendait compte de tout ce qui pouvait l’intéresser, mais il ne nommait jamais la comtesse dans ses entretiens. Un jour, Blaise, ayant mis le pied à faux sur une pierre, tomba et ressentit une violente douleur à la cheville. Il se releva difficilement avec l’aide du comte, et retourna à grand’peine chez lui, soutenu et presque porté par le comte. Mme Anfry s’empressa de lui enlever son soulier et son bas, qu’elle fut obligée de couper pour le retirer, tant le pied était enflé.

« Qu’allez-vous faire pour le soulager, madame Anfry, en attendant mon médecin ? demanda le comte avec anxiété.

madame Anfry.

Je ne suis pas embarrassée du traitement,

Il se releva avec l’aide du comte.
Il se releva avec l’aide du comte.


monsieur le comte, et je ne veux pas de votre médecin. Dans trois jours il n’y paraîtra pas.

Le comte.

Quel remède allez-vous donc employer ? Prenez garde d’augmenter son mal en voulant le guérir sans médecin.

Madame Anfry.
Pas de danger, monsieur le comte ; je vais lui faire le remède Valdajou ; c’est bien simple et bien connu pour les entorses.
Le comte.

Avez-vous ce qu’il vous faut ? Je vous enverrai ce dont vous aurez besoin.

Madame Anfry.

Merci, monsieur le comte ; j’ai sous la main tout ce qui m’est nécessaire. Je prends du son, que je mets dans une casserole, j’y verse, pour en faire un cataplasme, de… de… un liquide que je n’ose nommer monsieur le comte ; je mets au feu, et, quand c’est chaud, j’y fais fondre une chandelle en la tenant par la mèche ; voilà tout.

— C’est facile, en effet, répondit le comte en riant. Dieu veuille que mon pauvre Blaise s’en trouve soulagé, car il souffre beaucoup.

Blaise.

Moins depuis que je suis couché, monsieur le comte ; ce ne sera rien ; ne vous en tourmentez pas.

Le comte.

Je reviendrai savoir de tes nouvelles, mon ami, et je vais faire part de ton accident à Hélène et à Jules, qui en seront bien fâchés.

Blaise.

Merci, mon bon monsieur le comte ; je ne leur fais rien dire, mais vous savez que je pense bien souvent à eux. Jamais l’obéissance ne m’a été si pénible, ajouta-t-il avec un soupir.

Le comte.

Elle n’en est que plus méritoire, mon ami ; tu en auras certainement la récompense. »

Le comte partit, après lui avoir serré la main. Quand il se fut éloigné, Blaise appela sa mère.

« Maman, je souffre cruellement ; devant M. le comte, j’ai cherché à dissimuler ma souffrance pour ne pas l’inquiéter, mais je crains d’avoir plus qu’une entorse : il me semble que j’ai le pied démis.
Madame Anfry.

Démis ! Seigneur Dieu ! Je vais vite appeler ton père pour qu’il aille chercher le médecin : Pourquoi ne l’as-tu pas dit à M. le comte ? Il aurait envoyé un cabriolet pour chercher le médecin ; nous l’aurions déjà.

Blaise.

Je n’ai pas voulu l’effrayer ; il est bon et il m’aime bien ; il se serait tourmenté, et il aurait attristé M. Jules et Mlle Hélène.

— Tu penses toujours aux autres et jamais à toi ; c’est trop, mon Blaisot, trop, cela. Anfry, Anfry, continua-t-elle en allant dans le jardin, va vite chercher le médecin pour notre garçon ; il croit avoir le pied démis ; il n’a pas voulu le dire à M. le comte, pour ne pas le chagriner, et il souffre l’impossible. »

Anfry jeta sa bêche, courut à Blaise, examina son pied et sortit précipitamment pour aller chez le médecin. Il le trouva heureusement chez lui et l’emmena voir son fils.

Quand M. Taillefort vit le pied de Blaise, il reconnut, malgré l’enflure, qu’il y avait, en effet, plus qu’une entorse ; le pied était démis ; il fallait le remettre.

« L’opération sera très-douloureuse, mon pauvre garçon, dit-il à Blaise, mais ce sera vite fait ; prenez courage et laissez-moi faire, ce ne sera pas long.
Le pied était démis ; il fallait le remettre.

— Le courage ne me manquera pas avec l’aide du bon Dieu, monsieur ; vous pouvez commencer quand vous voudrez. »

Blaise fit un grand signe de croix et attendit en fermant les yeux.

Anfry était pâle comme un mort ; il eut à peine la force d’exécuter l’ordre du médecin, de tenir fortement la jambe de Blaise pendant qu’on tirait le pied pour le mettre en place.

Blaise ne poussa pas un cri ; un gémissement lui échappa au moment de la plus vive douleur.

« C’est fait, dit M. Taillefort ; le pied est bien remis. Vous avez eu un fier courage, mon ami, ajouta-t-il en enveloppant la cheville d’un cataplasme. Il n’y en a pas beaucoup qui supportent une pareille opération sans crier, et vous pouvez vous… Ah mon Dieu ! il s’est évanoui ! monsieur Anfry, du vinaigre, s’il vous plaît, pour bassiner les tempes et le front. »

Anfry voulut aller au buffet, mais la force lui manqua ; il retomba sur une chaise ; l’émotion avait été trop vive.

« Tiens, vous ne valez guère mieux que votre garçon, reprit M. Taillefort. Où trouverai-je du vinaigre ? Je vous en arroserai en passant. »

Anfry montra du doigt le buffet. M. Taillefort l’ouvrit et en tira une bouteille.

« Où est donc Mme Anfry ? Serait-elle aussi par terre dans quelque coin ? J’ai besoin d’une serviette pour envelopper le pied.

— Me voici, Monsieur, répondit Mme Anfry, qui s’était réfugiée dans un cabinet pour ne pas être témoin des souffrances de son fils. Elle en sortit pâle et le visage baigné de larmes.

— Une serviette, s’il vous plaît, ou un mouchoir pour maintenir le cataplasme ; pendant que je banderai le pied, vous lui bassinerez le front et les tempes avec du vinaigre. »

Mme Anfry donna la serviette que demandait M. Taillefort, et frotta de vinaigre le visage décoloré de Blaise. Il ne tarda pas à reprendre connaissance. Il poussa un soupir, ouvrit les yeux et regarda autour de lui pour rappeler ses souvenirs.

« Là ! c’est fait et parfait, dit le médecin ; du repos, du calme, peu de nourriture, et ce sera l’affaire de huit jours.

— Huit jours ! s’écria Blaise effrayé. Huit jours sans marcher ! Et ma retraite de première communion qui commence dans huit jours !

— Eh bien ! eh bien ! ce qui commence n’est pas fini. Dans huit jours, vous pourrez essayer de vous traîner jusqu’à l’église. Et dans quinze jours vous marcherez comme un autre. Du calme, du calme, mon garçon : sans quoi la fièvre s’en mêlera. »

Et M. Taillefort salua et s’en alla.

Le pauvre Blaise était retombé sur son oreiller et répétait tout pas :

« Mon Dieu ! que votre volonté soit faite et non la mienne ! »

Cinq minutes après, il avait repris son calme et sa gaieté.

« Ne vous affligez pas, maman, dit-il à sa mère qui pleurait ; je souffre bien moins qu’avant l’opération ; et, comme dit M. Taillefort, dans huit jours je serai sur pied.

— Dans huit jours ! Je dis que tu seras sur pied dans quatre jours, n’en déplaise à ce monsieur ; je vais t’enlever cette saleté de cataplasme qu’il t’as mis là, et je le remplacerai par le cataplasme Valdajou. Ce ne sera pas le premier pied qu’il aura guéri, je t’en réponds.

— Es-tu sûr que ce ne sera pas mauvais pour ce qu’il a ? dit Anfry avec inquiétude.

— Mauvais, le cataplasme Valdajou ! On voit bien que tu ne le connais pas, mon ami ; tu y auras plus de confiance quand il aura guéri notre cher garçon. »

Et Mme Anfry se mit en devoir de préparer le cataplasme de son, de chandelle et… Nous laissons deviner ce que Mme Anfry n’a pas voulu nommer.

Blaise s’endormit dès que sa mère lui eut appliqué son remède Valdajou, et il dormit si bien qu’il n’entendit pas le comte qui vint après le dîner savoir des nouvelles du malade.

« Ah ! il dort ! dit-il à mi-voix en jetant un regard sur le lit où dormait Blaise. Tant mieux ! il ne sent pas son mal en dormant… Pauvre enfant ! ajouta-t-il après l’avoir regardé attentivement ; comme il est pâle !
Madame Anfry.

Il y a de quoi, monsieur le comte. Quand vous avez été parti, il nous a avoué qu’il souffrait horriblement, et il a demandé le médecin pour lui remettre le pied.

Le comte, avec inquiétude.

Un médecin ! Lui remettre le pied ! Mais il avait refusé le médecin, et il m’avait dit qu’il souffrait moins.

Madame Anfry.

C’est pour ne pas vous tourmenter, monsieur le comte, qu’il vous a caché sa souffrance. Son pied était bien réellement démis. M. Taillefort le lui a remis. Notre pauvre garçon n’a pas même sourcillé pendant l’opération ; seulement il a perdu connaissance après. C’est pourquoi il est si pâle.

Le comte, d’une voix émue.

Pauvre Blaise ! Quel oubli de lui-même, et quel courage ! il le puise dans sa grande confiance et dans sa parfaite soumission à toutes les volontés du bon Dieu… Quel bel exemple nous donne cet enfant ! »

Le comte resta quelques minutes silencieux près du lit de Blaise. Avant de le quitter, il effleura de ses lèvres son front pâle, bénit l’enfant dans son sommeil, et recommanda à Anfry de lui faire savoir au réveil de Blaise comment il se trouvait.