Pauvre Blaise/20

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 306-332).


XX

L’Épreuve


Le comte entra au salon, où il trouva la comtesse et les enfants ; il leur raconta l’accident du pauvre Blaise, ses souffrances et son courage pour dissimuler son mal et pour subir l’opération. Hélène et Jules se désolaient et ne pouvaient s’empêcher d’exprimer le vif désir de le soigner et de le distraire pendant sa réclusion, et leur amer chagrin de ne pouvoir satisfaire à ce vœu de leur cœur.

La comtesse n’avait rien dit ; la tête baissée sur son ouvrage, elle avait semblé impassible au récit de son mari et aux lamentations de ses enfants.

« Hélène, dit-elle en relevant la tête, prends du papier, une plume et de l’encre pour écrire une lettre sous ma dictée. »

Quoique Hélène ne fût guère en train de faire la correspondance de sa mère, elle obéit sans hésiter.

Hélène.

Je suis prête, maman.

La comtesse, dictant.

« Mon cher Blaise… »

Hélène relève la tête vivement, Jules saute de dessus sa chaise, le comte regarde sa femme avec surprise.

La comtesse.

As-tu écrit : « Mon cher Blaise » ?

Hélène.

Non, maman ; j’ai été surprise…

La comtesse, avec calme.

Écris et n’interromps pas, si tu peux. « Mon cher Blaise, papa nous a raconté ton accident et ton courage ; Jules et moi nous sommes si tristes de te savoir souffrant, que nous ne résistons plus au désir de te voir… »

Hélène quitte encore sa plume et regarde sa mère d’un air ébahi ; Jules reste debout, l’œil fixe, l’oreille tendue ; le comte, extrêmement surpris et non moins intrigué, ne quitte pas sa femme des yeux.

La comtesse.

Continue, Hélène : « … que nous ne résistons pas au désir de te voir, et que demain… »

Deux cris de joie s’échappent des lèvres de Jules et d’Hélène ; le comte se lève.
La comtesse, toujours avec calme.

« … que demain nous irons chez toi avant neuf heures, pour que maman ne le sache pas. Si tu veux, nous pourrons y retourner tous les jours, matin et soir, en mettant papa dans notre confidence. Nous t’embrassons bien tendrement, mon bon Blaise ; nous t’apporterons demain des livres, des couleurs, des images à peindre, et tout ce qui pourra t’amuser. »

La plume tomba des mains d’Hélène stupéfaite ; le comte s’approcha de la comtesse, lui prit la main et lui dit avec émotion :

« Julie, votre intention est bonne, je n’en doute pas, je vous en remercie ; mais vous proposez aux enfants une action déloyale, et vous leur faites jouer près du pauvre Blaise le rôle du démon tentateur.

La comtesse.

Je le sais bien, mon ami ; aussi n’est-ce pas sérieux. Je compte bien que les enfants ne feront pas la visite dont je parle.

Le comte, d’un air de reproche.

Alors pourquoi leur donner, ainsi qu’à Blaise, le crève-cœur de la proposer ? C’est un jeu cruel, Julie.

La comtesse.

Ce n’est pas un jeu, c’est une épreuve. Je veux voir si Blaise est réellement ce que vous pensez : s’il a le courage de refuser la visite des enfants, je serai bien ébranlée dans mon opinion ; s’il accepte, j’aurai eu raison.

Le comte.

Non, ce ne serait qu’une faiblesse bien naturelle dans un enfant aimant et affaibli par la souffrance. Mais je connais assez ce loyal et noble caractère pour espérer qu’il sortira victorieux du piège que vous lui tendez.

La comtesse.

Nous verrons bien. Signe la lettre, Hélène.

Hélène.

Oh ! maman ! de grâce. Ce pauvre Blaise ! il nous aime tant ! s’il allait dire oui.

Jules.

Il dira non, j’en suis certain : je l’ai vu dans bien des épreuves que lui amenait ma méchanceté, il a toujours agi noblement et bien.

La comtesse.

Alors, signe, Hélène… Signe donc, répéta-t-elle d’un ton d’impatience, voyant l’hésitation d’Hélène. Demain matin, de bonne heure, je lui ferai parvenir cette lettre, et je vous prie instamment, dit-elle en s’adressant à son mari, de ne pas contrarier mon épreuve, qui est dans l’intérêt de Blaise ; puisque vous êtes tous si sûrs de lui.

— Faites, dit le comte avec froideur et tristesse ; mais je répète que votre jeu est cruel, et que le moment est mal choisi pour tourmenter ce pauvre enfant. »

La comtesse prit la lettre des mains d’Hélène, la cacheta et ordonna à sa fille de la remettre à un domestique, avec recommandation de la porter à Blaise le lendemain de bonne heure.

Hélène exécuta l’ordre de sa mère et reprit tristement son ouvrage ; Jules dessina sans dire mot ; le comte resta pensif et silencieux. Ne voyant pas venir Anfry, il envoya savoir des nouvelles de Blaise ; on lui dit qu’Anfry avait toujours attendu le réveil de son fils, qui dormait encore paisiblement.

La soirée était avancée ; peu de temps après, le comte avertit les enfants que l’heure du repos était arrivée ; il se retira avec eux, laissant sa femme à ses réflexions.

Le lendemain, de bonne heure, comme le comte achevait sa toilette et se disposait à aller savoir des nouvelles du pauvre Blaise, un domestique lui remit un paquet ; il l’ouvrit et vit qu’il contenait la lettre que la comtesse avait fait écrire la veille par Hélène ; une autre feuille était de l’écriture de Blaise ; il lut ce qui suit :

« Cher monsieur le comte,

« Je reçois à l’instant la lettre que je me permets de vous envoyer ci-jointe ; je suis reconnaissant de l’amitié que me témoignent Mlle Hélène et M. Jules, mais je vous supplie instamment, mon cher, bien cher monsieur le comte, d’empêcher la visite qu’ils veulent me faire en cachette de Mme la comtesse. Je ne peux pas les fuir, puisque je suis retenu dans mon lit par l’accident que le bon Dieu m’a envoyé. Et comment aurais-je la force de ne pas leur parler, de ne pas les remercier d’une affection dont je suis si profondément touché, et que je partage si vivement ? Comment ferais-je pour ne pas manquer à ma parole, pour ne pas enfreindre la défense de Mme la comtesse ? Mon bon monsieur le comte, venez à mon secours ; en cela comme en tout, soyez mon guide, mon protecteur, mon bon maître. Ne les laissez pas croire à de l’ingratitude de ma part ; non, non, mon cœur est plein de tendresse et de reconnaissance pour eux, pour vous ; mais voyez, cher monsieur le comte, puis-je honnêtement, loyalement recevoir leur visite, connaissant la défense de Mme la comtesse ? C’est pour moi une grande tristesse, un terrible effort de les repousser quand ils me demandent ; j’en suis malheureux, et mes larmes, que je ne puis retenir, coulent sur mon papier. Cher monsieur le comte, venez me donner du courage, venez me tendre votre main chérie pour que je la couvre de baisers et que je la serre contre mon cœur, ce cœur qui bat pour vous et les vôtres d’un amour si profond, si dévoué et si respectueux.

« Votre tout dévoué et très-humble serviteur,
« Blaise Anfry. »

« P. S. – Je n’ai parlé de la lettre ni à papa ni à maman, parce qu’ils pourraient désapprouver Mlle Hélène de l’avoir écrite, et j’aurais du chagrin de l’entendre blâmer. »

Le cœur du comte battit avec violence à la lecture de cette lettre ; l’admiration, la tendresse se mêlaient à l’irritation que lui causait l’épreuve cruelle que la comtesse avait infligée au pauvre Blaise : les larmes de cet enfant lui retombaient sur le cœur ; il souffrait pour lui et avec lui. Quoiqu’il fût pressé d’aller le consoler et le rassurer, il voulut, avant de sortir, faire lire à Hélène et à Jules la noble et belle réponse de leur ami.

« J’en étais sûr ! s’écria Jules triomphant. Ne doutez jamais de Blaise, papa, et ne craignez pour lui aucune épreuve ; il en sortira toujours avec honneur et gloire.

— Excellent Blaise, dit Hélène, quel chagrin de ne pas le voir !

— Espérons que votre maman finira par être touchée de tant de vertu et de qualités attachantes, dit le comte. Qui sait quel effet pourra produire la première communion de Jules ! »

En sortant de chez ses enfants, le comte alla chez sa femme.

« Tenez, dit-il en lui tendant la lettre de Blaise, voyez quels sont les sentiments de cet admirable enfant. »

La comtesse prit la lettre, la lut, puis la relut : le comte l’examinait pendant cette lecture, et vit avec bonheur une émotion sensible animer le visage de la comtesse, puis une larme couler le long de sa joue et venir se mêler aux traces des larmes du pauvre Blaise.

Le comte se pencha vers elle et posa ses lèvres sur l’œil qui avait laissé échapper cette larme.

« Pauvre garçon ! dit la comtesse en se laissant aller à son émotion ; pauvre garçon ! Comme j’ai été injuste envers lui !

Le comte.

Vous avez fait comme moi, ma chère Julie ; nous avons tous été méchants pour lui à l’exception d’Hélène, qui a toujours pris sa défense, et qui a su démêler la vérité au milieu de toutes les calomnies qui l’ont déchiré. À votre tour, maintenant, de réparer le mal que vous avez fait.

La comtesse.

Comment faire, mon ami ? Comment revenir sur ce que j’ai tant dit et redit ?

Le comte.

Il est toujours facile de reconnaître un tort ou une erreur, Julie. Il n’y a de difficile que le premier moment.

La comtesse.

Laissez-moi quelques jours encore, mon ami ; donnez-moi le temps de réfléchir, de me décider.

Le comte.

Prenez tout le temps que vous voudrez, chère amie, mais n’oubliez pas que vous avez planté des épines dans le cœur de Blaise et dans ceux de vos enfants, et que vous seule pouvez arracher et guérir les plaies que vous avez faites.

La comtesse.

C’est vrai, c’est vrai. Que faire, mon Dieu, que faire ?

Le comte.

Priez, ma bonne Julie, priez ce Dieu de miséricorde, que vous venez d’invoquer involontairement, de vous bien inspirer, de vous diriger dans votre retour de justice ; il ne vous fera pas défaut.

— C’est que…, c’est que… je ne sais pas prier, s’écria la comtesse en se jetant au cou de son mari.

Le comte.

Pauvre Julie ! c’est tout comme moi, mon amie ; moi aussi je ne savais pas prier quand Jules a été si malade ; Blaise a été mon maître ; par lui j’ai tout vu, tout compris ; par lui j’ai appris ce qu’est le vrai bonheur en ce monde, la douceur qu’on peut tirer des peines, la consolation que donne la prière. Julie, chère Julie, je serai à mon tour votre maître, si vous le voulez.

La comtesse.

Oui, oui, mon maître, et toujours mon ami. Je sens mon cœur tout changé, amolli ; je commence à comprendre et à aimer votre changement, celui de Jules, à respecter les vertus d’Hélène, et à admirer celles du pauvre Blaise. Comment va-t-il, aujourd’hui ? L’avez-vous vu ?

Le comte.

J’y allais quand j’ai reçu sa lettre que je tenais à vous faire lire.

La comtesse.

Merci, mon ami, merci. Dites à ce pauvre garçon que je… non, non, ne dites rien ; je lui dirai moi-même ; mais pas encore… pas encore… Je veux seulement lui envoyer les enfants ; prévenez-le que vu son accident, je lève la défense, et que je lui laisse voir mes enfants. Envoyez-les-moi, mon ami ; ne leur dites rien ; permettez que je le leur dise moi-même. »

Le comte ne répondit qu’en serrant sa femme contre son cœur et en l’embrassant à plusieurs reprises avec tendresse ; il alla sans perdre de temps chercher les enfants, qui causaient de leur chagrin de ne pas voir leur cher Blaise.
Le comte.

Votre maman vous demande, mes amis ; allez vite, vite, mes chers enfants.

Jules.

Comme vous avez l’air heureux ! papa ; y a-t-il quelque chose de nouveau, de bon ?

Le comte.

Vous verrez, allez dire bonjour à votre maman.

Hélène.

Oh ! papa nous avons le temps ; maman n’aime pas que nous entrions chez elle trop tôt.

Le comte, riant.

Sont-ils entêtés, ces nigauds-là ! Puisque je vous dis d’y aller vite, vite ; c’est que…

Jules.

C’est que quoi, papa ?

— C’est que… c’est que je vous aime de tout mon cœur, et que je bénis le bon Dieu du fond de mon cœur, et que nous devons tous remercier le bon Dieu de tout notre cœur, s’écria le comte en serrant ses enfants dans ses bras et les embrassant avec un redoublement de tendresse.

Le comte s’échappa en riant, et laissa les enfants surpris de cette explosion si joyeuse, qui ne lui était plus habituelle depuis le retour de la comtesse.

« Allons chez maman, dit Hélène ; peut-être nous expliquera-t-elle l’air radieux de papa.
Jules.

N’y restons pas trop longtemps ; je ne sais jamais de quoi parler devant maman : j’ai toujours peur d’être grondé.

Hélène.

C’est qu’elle ne pense pas comme nous et comme papa. Si elle pouvait se trouver changée comme papa et toi, nous serions si heureux !

Jules.

Oui, mais il faudrait pour cela qu’elle vît souvent Blaise, qu’elle écoutât Blaise, qu’elle aimât Blaise ! Malheureusement elle le déteste. »

Tout en causant, ils étaient arrivés à la porte de leur maman. À leur grande surprise, au lieu de les attendre, elle alla au-devant d’eux et les embrassa à plusieurs reprises avec vivacité.

« Hélène et Jules, mes chers enfants, leur dit-elle d’une voie émue, votre papa m’a fait lire la lettre du pauvre Blaise… »

À cette épithète de pauvre Blaise, Hélène et Jules écoutèrent avec anxiété.

La comtesse, continuant.

J’en ai été très-touchée ; j’ai reconnu que j’avais eu de lui une fausse opinion, et non seulement je vous permets, mais je vous engage à aller le voir…

— Voir Blaise ! Aller chez Blaise ! s’écrièrent les enfants avec transport.

— Oui, mes enfants : voir Blaise, allez chez lui, le plus que vous pourrez. Vous lui direz que c’est moi qui vous envoie ; vous lui expliquerez que c’est sa réponse à la lettre que j’ai fait écrire par Hélène qui a amené ce changement, et que je verrai avec plaisir votre intimité avec lui.

— Merci, merci, maman, s’écrièrent encore Hélène et Jules en se jetant à son cou et en l’embrassant avec effusion. Merci du bonheur que vous nous donnez à nous et à notre pauvre Blaise !

— Pauvres enfants ! vous me faisiez pitié depuis quelque temps déjà. Plusieurs, fois j’ai été sur le point de lever ma défense, mais je n’étais pas encore bien convaincue, et je voulais attendre. Allez, courez, pauvres enfants ; allez porter la joie dans le cœur de votre cher malade. »

Les enfants embrassèrent encore la comtesse et coururent chez Anfry. Jules entra le premier, se précipita dans la chambre en criant :

« Blaise, mon cher Blaise, nous voici, Hélène et moi. »

Le comte était près du lit de Blaise, auquel il n’avait encore rien dit, lui trouvant un peu de fièvre, et craignant qu’une émotion nouvelle ne redoublât son agitation. Aux premiers mots de Jules, Blaise saisit les mains du comte, et d’un accent de détresse, il lui dit :

« Monsieur le comte, cher monsieur le comte, secourez-moi, sauvez-moi !

Le comte.

Rassure-toi, mon enfant, c’est ma femme qui, après la lecture de ta lettre, t’envoie elle-même ses enfants.

Blaise.

Est-il possible !… Quel bonheur !… Mon Dieu, quel bonheur !… Mon Dieu, je vous remercie ! »

Hélène avait rejoint Jules, qui ne se lassait pas d’embrasser Blaise ; tous deux lui racontèrent, lui expliquèrent le changement survenu dans le sentiment de la comtesse. Blaise était aussi heureux que le comte et ses enfants. Le bonheur l’empêchait de sentir la douleur de son pied et l’agitation de la fièvre. Le comte dut user d’autorité pour emmener Hélène et Jules ; il craignit que la fièvre n’augmentât par l’émotion que lui donnait la présence de ses amis ; il promit à Blaise de les ramener dans l’après-midi, et lui recommanda en le quittant, de rester bien tranquille. En effet, Blaise, radieux, n’oublia pas de remercier longuement le bon Dieu du bonheur qu’il lui envoyait, et, tout en priant, il s’endormit. Son sommeil dura deux heures ; à son réveil, la fièvre avait disparu ; le cataplasme Valdajou avait enlevé presque entièrement la douleur de son pied : il se livra donc sans réserve à la joie qui inondait son cœur.

Peu de temps après son réveil, un domestique vint apporter à Blaise la lettre suivante, en demandant la réponse :

« Ton dernier ennemi est vaincu, mon cher Blaise ; la noblesse de tes procédés, la vertu que tu as déployée dans les événements récents, que j’ai provoqués et que je regrette, ont entièrement changé l’opinion que je m’étais formée de toi. Au lieu de te qualifier d’intrigant, de méchant, de voleur et de menteur, je te vois tel que tu es, pieux, bon, patient, généreux, désintéressé et dévoué. Tu as déjà reçu les excuses de mon mari et de mon fils ; reçois encore les miennes, et pardonne-moi la peine que je t’ai causée et que je me reproche vivement. Écris-moi si ma visite te ferait plaisir ; je serais peinée d’ajouter une contrariété à toutes celles que je t’ai causées. Je t’embrasse, mon pauvre enfant, et je te bénis des soins que tu as donnés à Jules pendant sa maladie, soins que j’ai eu l’aveuglement de croire intéressés. Prie Dieu pour moi afin qu’il me rende semblable à mon mari, à mes enfants et à toi-même.

« Comtesse de Trénilly. »

Blaise, attendri du contenu de cette lettre, qui avait dû beaucoup coûter à l’orgueil de la comtesse, porta ses lèvres sur la signature, demanda à son père une plume et du papier, et fit la réponse suivante :

« Madame la comtesse,

« Votre bonté m’a comblé de joie ; tous mes vœux sont accomplis. Je souffrais de la mauvaise opinion que j’avais probablement provoquée sans le vouloir et sans le savoir ; je suis heureux, bien heureux des bonnes, excellentes paroles que vous voulez bien m’adresser. Si vous daignez m’honorer d’une visite, j’en serai aussi reconnaissant que joyeux ; je vous unis déjà dans mon cœur à mon cher M. le comte, à Mlle Hélène et à M. Jules. Je vous remercie, madame la comtesse, d’avoir bien voulu donner à vos enfants la permission de venir me voir ; la joie que j’en ai ressentie a fait passer ma fièvre et m’empêche de sentir le mal de mon pied. C’est le premier effet de votre bonté, madame la comtesse.

« Veuillez croire à la sincère reconnaissance et au profond respect de votre très-humble et obéissant serviteur,

« Blaise Anfry. »

Le domestique prit la lettre de Blaise et s’empressa de la porter à la comtesse, qui était dans le salon avec son mari et ses enfants, tous attendant avec impatience la réponse, qu’ils n’avaient pas de peine à deviner.

Jules.

Nous irons le voir tout de suite, n’est-ce pas, maman ?

— Oui, s’il accepte ma visite, mon cher enfant ; mais il est possible qu’il me demande d’attendre son rétablissement.

Hélène.

Et pourquoi, maman ? Pourquoi reculerait-il la joie que vous voulez lui procurer ?

La comtesse.

La joie ! la joie ! tu oublies donc, ma bonne Hélène, le chagrin que je lui ai fait, et tous mes dédains, et les humiliations que je lui ai fait subir.

Le comte.

Il a tout pardonné, tout oublié, j’en suis certain.

C’est une si belle nature, si généreuse, si sincèrement chrétienne !

Jules.

Voici la réponse, maman ; voici Joseph qui l’apporte. »

La comtesse alla au-devant du domestique qui entrait et, prenant la lettre, l’ouvrit précipitamment. Après l’avoir lue, elle la présenta à son mari.

« Généreux enfant ! dit-elle ; si simple dans sa grandeur, si modeste, si humble dans son triomphe. Il semble qu’il reçoive un bienfait, et que la reconnaissance doive venir de lui.

— Belle et noble âme, en vérité, dit le comte en passant la lettre aux enfants ! Toujours le même, jamais de rancune ; le cœur toujours plein de charité et de tendresse !… Quel beau modèle à suivre !

— Partons bien vite, dit la comtesse en mettant son chapeau : j’ai hâte d’embrasser ce pauvre garçon et de lui entendre dire qu’il ne m’en veut pas. »

Le comte donna le bras à sa femme, après l’avoir tendrement embrassée, et tous se dirigèrent vers la demeure de Blaise, où ils ne tardèrent pas à arriver.

« Nous voici au grand complet, mon cher enfant, » dit le comte d’un air joyeux en entrant.

Blaise se retourna vivement, son visage devint radieux, et il rougit en voyant la comtesse s’approcher de lui et l’embrasser à plusieurs reprises.

« Je viens te faire mes excuses de vive voix, pauvre enfant calomnié et outragé ; je n’avais pas assez de vertu pour comprendre la tienne, ni assez de sagesse pour deviner le mobile de tes actions.

— Oh ! madame la comtesse ! de grâce ! ne dites pas cela ! Non, non, je vous en prie, ne le répétez pas, dit Blaise, voyant que la comtesse s’apprêtait à parler. Je pourrais avoir le malheur de prendre au sérieux ce que vous dicte votre trop grande indulgence et votre bonté. Et que deviendrait ma première communion sans esprit d’humilité ? Je vous remercie mille fois, madame la comtesse, vous êtes bonne ! vous m’avez rendu si heureux !

La comtesse.

Je voudrais bien, mon pauvre enfant, n’avoir jamais que du bonheur à te donner. Comme je te l’ai écrit, prie Dieu pour que mes yeux s’ouvrent tout à fait à ce qui est bon et chrétien.

— Tu as meilleure mine que ce matin, mon ami, dit le comte d’un air affectueux ; c’est le bonheur qui te fait oublier tes maux.

— Je ne souffre plus, cher monsieur le comte ; je n’ai plus rien à oublier. Mme la comtesse vient de fermer ma dernière plaie.

— Et j’espère ne pas la rouvrir, mon enfant, dit la comtesse en souriant.

— Dis-nous donc quelque chose, s’écria Jules en saisissant la tête de Blaise et la tournant de son côté ; tu n’en as que pour papa et pour maman, et nous sommes là comme les dindons égarés qui cherchent un regard, un sourire, et qui ne les trouvent pas.

— Pardon, monsieur Jules, pardon, mademoiselle Hélène ; j’étais occupé avec M. le comte et Mme la comtesse, dit Blaise en souriant ; vous savez que le général passe avant les officiers.

Hélène, riant.

Et où sont les soldats ?

Blaise.

C’est moi qui suis le soldat, prêt à exécuter vos commandements.

Le comte.

Nous sommes tous les soldats du bon Dieu, et notre drapeau est la croix.

Blaise.

Glorieux drapeau qu’il ne faut jamais déserter, et qui a bien ses douceurs, n’est-ce pas, mademoiselle Hélène ? »

Hélène ne répondit que par un signe de tête et un sourire ; elle ne voulut pas dire devant sa mère qu’elle avait souffert de sa froideur, de sa sévérité passée ; mais la comtesse la devina, et, l’attirant à elle, elle l’embrassa et lui dit :

« Je tâcherai à l’avenir de t’épargner les croix, ma pauvre enfant. Mais à quand la première communion ? M. le curé a-t-il fixé le jour ?
Jules.

Ce sera de dimanche en huit, maman ; il est temps de s’occuper des habits que papa a promis à Blaise.

Le comte.

Ils sont déjà commandés d’après les indications de Blaise ; les tiens aussi, Jules.

Jules.

Qu’est-ce que tu as demandé pour toi, Blaise ?

Blaise.

Des choses superbes, pour faire honneur à M. le comte : une redingote en bon drap noir, un pantalon et un gilet blancs ; des souliers bien solides et une cravate blanche.

Jules.

Pourquoi pas un habit au lieu d’une redingote ?

Blaise.

Parce qu’une redingote est plus utile, et qu’un habit me mettrait au-dessus des gens de ma classe, monsieur Jules.

Hélène.

Quel livre as-tu pour la retraite et pour le jour de la première communion ?

Blaise.
Je n’en ai pas ; j’ai un chapelet que m’a donné M. le curé, et qui est béni par le pape, m’a-t-il dit.
Hélène.

Maman, permettez-moi de lui donner une Imitation de Notre-Seigneur. C’est un si beau et si bon livre !

La comtesse.

Donne-lui tout ce que tu voudras, ma fille ; je serai ton trésorier ; tu puiseras dans ma caisse.

Le comte.

Nous lui formerons une bonne et pieuse bibliothèque, qui lui fera passer le temps dans les longues soirées d’hiver.

Blaise.

Que vous êtes bon, monsieur le comte ! C’est tout ce que je désirais. J’aime tant à lire ! M. le curé me prête quelques livres, mais il n’en a guère qui soient à ma portée.

Le comte.

Pourquoi ne le disais-tu pas ? Tu sais que je me serais fait un vrai plaisir de satisfaire ce goût si sage et si utile.

Blaise.

Vous avez déjà été si bon pour moi, mon cher monsieur le comte, que j’aurais craint d’abuser de votre trop grande indulgence à mes désirs.

Le comte.

Tu auras tes livres pour ta première communion, mon pauvre garçon. Je suis content d’avoir si bien trouvé. »

Le comte et la comtesse restèrent quelque temps encore près de Blaise ; ils se retirèrent en lui promettant de revenir le lendemain. Hélène et Jules obtinrent sans peine de rester près de leur cher malade. Hélène lui proposa de faire une lecture intéressante, ce qu’il accepta avec reconnaissance. Quand il resta seul, il remercia le bon Dieu du fond de son cœur du bonheur qu’il lui avait envoyé dans cette journée. Il causa longuement avec son père et sa mère, dîna avec appétit et passa une nuit tranquille.

Le lendemain, ne sentant plus aucune douleur à son pied, il demanda à se lever ; sa mère enleva le cataplasme et vit avec plaisir que l’enflure était disparue ; elle lui banda le pied avant de le lui laisser poser à terre. Quand Blaise fut levé, il essaya de s’appuyer sur le pied malade ; la douleur fut si légère, qu’il voulut faire quelques pas, appuyé sur le bras de son père. Cet essai lui ayant réussi, il demanda à rester levé, et, à partir de ce jour la guérison marcha rapidement. Quand le jour de la retraite arriva, il put aller à l’église avec les autres enfants de la première communion, et la suivre jusqu’à la fin.

Pendant la retraite, Jules le quittait seulement pour prendre ses repas. Aidés du comte et d’Hélène, ils avaient arrangé dans la chambre de Jules une petite chapelle ornée d’images, de
Ils avaient arrangé dans la chambre de Jules une petite chapelle.
flambeaux, d’un crucifix, d’une statue de la sainte Vierge. Trois fois par jour ils faisaient devant cet autel une lecture pieuse et des prières qu’improvisait Blaise et qui touchaient profondément le cœur du comte et d’Hélène, qui avaient demandé d’y assister.

La veille de la retraite, les habits de Jules et de Blaise avaient été apportés et essayés de sorte qu’il n’y avait plus à s’occuper qu’à préparer leurs cœurs à recevoir avec humilité et amour le corps de leur divin Sauveur.