Pauvre Blaise/2

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Librairie Hachette et Cie (p. 10-23).

II

Première Visite au château


« M. le comte demande le concierge », dit d’une voix impérieuse un des domestiques du château.

C’était de grand matin. Mme Anfry faisait son ménage, Blaise nettoyait la vaisselle, et Anfry était allé scier du bois pour les fourneaux de la cuisine et de la lingerie.

Le domestique avait ouvert bruyamment la porte et restait sur le seuil ; il regardait le modeste mobilier du concierge.

« Votre mobilier ne fait pas honneur à vos anciens maîtres, dit le valet en ricanant ; si M. le comte passait par ici, il vous ferait bien vite changer tout cela.

— Qu’est-ce que vous trouvez à mon mobilier qui parle contre les anciens maîtres ? répondit vivement Mme Anfry. Est-ce qu’il y manque quelque chose ? Tout n’est-il pas en bon état ? C’étaient de bons maîtres, ceux qui n’y sont plus, et je n’en demande pas de meilleurs au bon Dieu.

Le domestique.

Ha ! ha ! le bon Dieu ! Comme s’il se mêlait d’un concierge et de son mobilier.

Madame Anfry.

Le bon Dieu se mêle de tout, et d’un pauvre concierge tout comme d’un prince et d’un roi ; et je n’entends pas qu’on se raille du bon Dieu chez moi, entendez-vous bien !

Le domestique.

Voyons, voyons, madame la concierge, il ne faut pas vous emporter pour un mot dit en plaisanterie ; mais M. le comte demande le concierge et je ne le vois pas ici.

Madame Anfry.

Il est au château à scier du bois ; allez le chercher là-bas, vous lui ferez la commission.

Le domestique.

Si vous y envoyiez votre garçon, cela me donnerait le temps d’aller faire un tour au village et de faire connaissance avec les cafés.

Madame Anfry.

Mon garçon n’a que faire au château ; on lui a dit hier qu’on n’y entrait pas en blouse ; il ne se mettra pas en prince pour y aller, et il n’ira pas.

Le domestique.

Vous êtes maussade, madame la concierge ; mais prenez-y garde, on pourrait bien chercher à vous remplacer et à vous faire partir.

Madame Anfry.

Comme vous voudrez. Si les maîtres sont comme les valets, je ne tiens pas à y rester ; nous sommes connus dans le pays, et nous ne manquerons pas de travail ni de place, mon mari et moi. »

Le domestique vit qu’il n’y avait rien à gagner en continuant la conversation ; il se retira en grommelant, et remonta lentement l’avenue du château. Il trouva le concierge au bûcher, comme le lui avait dit Mme Anfry.

« M. le comte vous demande, lui dit-il brusquement.

— Je ne suis guère en toilette pour me présenter chez M. le comte, répondit Anfry.

— Puisqu’il vous demande, c’est qu’il vous veut comme vous êtes, reprit le domestique d’un ton bourru.

— C’est vrai », se borna à répondre Anfry.

Et, laissant son travail, il remit sa veste, secoua la poussière de ses pieds, et se dirigea vers le château.

« Où allez-vous ? lui dit rudement un domestique qui balayait l’escalier.

— M. le comte m’a fait demander.

— Est-ce bien sûr ?… Passez alors, quoique vous soyez bien mal vêtu pour paraître devant M. le comte.

— Qu’à cela ne tienne ; j’aime autant ne pas y aller. »

Et Anfry se mit à redescendre l’escalier qu’il avait monté à moitié.

« Mais non, je ne dis pas cela. Puisque M. le comte vous a demandé, c’est qu’il veut vous voir.

— Alors, gardez vos réflexions pour vous », dit Anfry en remontant l’escalier.

Il arriva à la porte du comte de Trénilly et frappa discrètement.

« Entrez ! » lui cria-t-on.

Anfry entra ; il vit un homme de trente-cinq à trente-six ans, d’assez belle apparence, l’air hautain, mais le regard assez doux. Anfry salua ; le comte répondit par un léger signe de tête.

« Vous avez des enfants ? dit-il d’un ton bref.

Anfry.

Un seul, monsieur le comte.

Le comte.

Garçon ou fille ?

Anfry.

Garçon.

Le comte.

Quel âge ?

Anfry.

Onze ans.

Le comte.

Envoyez-le au château.

Anfry.

Pour quel service, monsieur le comte ?

Le comte.

Pour le mien, parbleu, puisque je vous dis de me l’envoyer.

Anfry.

Pardon, monsieur le comte, mais je ne comprends pas comment mon garçon de onze ans pourrait faire le service de monsieur le comte. Et s’il faut tout dire, je n’aimerais pas à le mettre en contact avec vos gens.

Le comte.

Et pourquoi, s’il vous plaît ? Le fils de mon concierge est-il trop grand seigneur pour se trouver avec mes gens ?

Anfry.

Au contraire, monsieur le comte, il ne serait pas assez grand seigneur pour eux ; ils l’ont chassé hier, ils le chasseraient bien encore.

— Je voudrais bien voir cela, s’écria le comte avec colère, quand ce serait par mon ordre qu’il viendrait ici.

Anfry.

Enfin, Monsieur le comte, mon garçon pourrait voir et entendre des choses qui me feraient de la peine en lui faisant du mal, et j’aime autant qu’il reste à la maison et qu’il n’entre pas au château. »

Le comte fut étonné de cette résistance. Il regarda attentivement le concierge et parut frappé de l’air décidé, mais franc, ouvert et honnête, qui donnait à toute sa personne quelque chose qui commandait le respect. Il hésita quelques instants, puis il reprit d’un ton plus doux :

« C’était pour mon fils que je vous demandais le vôtre ; mais peut-être avez-vous raison… Quand mon fils voudra jouer avec votre garçon, il ira le chercher chez vous. À revoir, ajouta-t-il en faisant de la main un geste d’adieu. Quel est votre nom ?

— Anfry, monsieur le comte, à votre service, quand il vous plaira. »

Anfry sortit, redescendit l’escalier et fut arrêté dans le vestibule par des domestiques, curieux de savoir ce que leur maître avait pu vouloir à un homme d’aussi petite importance qu’un concierge de château ; Anfry leur répondit brièvement, sans s’arrêter, et rentra chez lui.

Blaise était devant la grille ; il époussetait et nettoyait quand son père rentra.

« As-tu vu le garçon de M. le comte ? lui demanda Anfry.

Blaise.

Non, papa ; je n’ai vu personne, qu’un domestique, qui est venu me dire d’aller voir M. Jules.

Anfry.

Tu n’y as pas été, j’espère bien ?

Blaise.

Non, papa, vous me l’aviez défendu ; d’ailleurs, je n’ai guère envie de lier connaissance avec ce M. Jules. Je me figure qu’il ne doit pas être bon.

— Tu pourrais avoir raison ; travaille, va à l’école, ce sera mieux pour toi que courailler et paresser toute la journée. En attendant, va me chercher ma serpe que j’ai laissée au bûcher ; il y a des branches qui avancent sur la grille et qui gênent pour l’ouvrir. Je veux les couper. »

Blaise, toujours prompt à obéir, partit en courant ; il entra au bûcher et y trouva Jules de Trénilly, qui essayait de couper des rognures de bois avec la serpe, qu’il avait ramassée.

« Voulez-vous me donner cette serpe, monsieur ? lui dit Blaise poliment.

Jules.

Elle n’est pas à toi, je ne te la rendrai pas.

Blaise.

Pardon, monsieur, elle est à papa ; il m’a envoyé pour la chercher.

Jules.

Je te dis que j’en ai besoin ; laisse-moi tranquille.

Blaise.

Mais papa en a besoin aussi, je dois la lui rapporter.

Jules.

Vas-tu me laisser tranquille ; tu m’ennuies. »

Blaise insista encore pour avoir sa serpe ; Jules continuait à la refuser ; Blaise s’approcha pour la retirer des mains de Jules, qui se mit en colère et menaça de la lancer à la tête de Blaise. Il fit, en effet, le mouvement de la jeter ; la serpe, trop lourde, retomba sur son pied et lui fit une entaille au soulier, au bas et à la peau ; Jules se mit à crier ; Michel, le garçon d’écurie, accourut et s’effraya en voyant du sang au pied de son jeune maître.

« Comment vous êtes-vous blessé, monsieur Jules ? lui demanda-t-il.

Jules, criant.

C’est ce méchant garçon qui m’a fait mal. Il m’a coupé avec la serpe.

Michel, avec rudesse.

Méchant garnement ! que viens-tu faire ici ? Tu es le fils du concierge ; va à ta niche et n’en sors pas… Ne pleurez pas, pauvre monsieur Jules ; nous allons bien faire gronder ce mauvais sujet qui vous a fait mal.

Jules.

Tu diras, Michel, qu’il m’a donné un coup de serpe.

Michel.

Mais est-ce bien vrai ? Je n’ai rien vu, moi.

Jules.

C’est égal, dis toujours, puisque c’est sa faute, si tu ne veux pas, je dirai que c’est toi, et je te ferai chasser.

Michel.

Non, non, monsieur Jules, non, non, il ne faut pas me faire chasser ; je dirai comme vous me l’ordonnez. »

Et Michel prit Jules dans ses bras et l’emporta au château.

Le pauvre Blaise était resté immobile, stupéfait. Enfin il ramassa la serpe et se dit :

« Faut-il que ce garçon soit méchant ! Je vais vite tout raconter à papa, pour qu’il connaisse la vérité et qu’il sache bien que ce n’est pas moi qui l’ai blessé. »

Il courut vers la grille ; son père l’attendait avec impatience.

« Tu y as mis du temps, mon garçon, dit-il en recevant la serpe. Qu’est-ce qui t’a retenu si longtemps ? »

Blaise, tout essoufflé, raconta à son père ce qui s’était passé ; il avait à peine terminé son récit, que M. de Trénilly parut au haut de l’avenue, marchant d’un pas précipité vers la grille.

« Anfry ! cria-t-il avec colère, amenez-moi ce petit drôle, qui s’est caché dans la maison quand il m’a aperçu. »

Anfry marcha seul vers M. de Trénilly.

« Monsieur le comte, dit-il le chapeau à la main, je crois savoir ce qui vous amène ici, et je sais que mon fils n’est pas coupable de ce qui est arrivé.

M. de Trénilly.

Comment, pas coupable ? Mon fils a au pied une grande entaille que lui a faite votre garçon avec sa serpe, et vous trouvez qu’il n’est pas coupable ?

Anfry.

Ce n’est pas mon garçon, c’est le vôtre qui se l’est faite lui-même.

M. de Trénilly.

Ceci est trop fort, par exemple ! Me faire croire que mon fils s’est coupé pour le plaisir d’avoir une plaie et d’en souffrir pendant huit jours.

Anfry.

Non, monsieur le comte, mais par imprudence et par colère. »

Alors Anfry raconta à M. de Trénilly ce que venait de lui apprendre Blaise.

« Faites-le venir, dit M. de Trénilly, je veux l’entendre raconter à lui-même. »

Anfry alla chercher Blaise, qu’il trouva blotti derrière un rideau.

Anfry.
Allons, Blaisot, viens parler à M. le comte ; il veut que tu lui racontes ce qui s’est passé avec M. Jules.
Blaise.

Oh ! papa, j’ai peur. Il a l’air en colère ; il va me battre.

Anfry.

Te battre ! Sois tranquille, mon garçon, je suis là, moi ; s’il fait mine de te toucher, je t’emmène et nous quitterons la maison, seulement le temps d’emporter nos effets. »

Blaise sortit de sa cachette et, tout tremblant, suivit son père, qui l’emmena devant M. de Trénilly. Blaise n’osait lever les yeux ; M. de Trénilly le regardait avec colère.

« Raconte-moi comment mon fils a reçu sa blessure, dit-il enfin avec dureté.

Blaise.

Il ne voulait pas me rendre la serpe que papa m’avait envoyé chercher, monsieur ; j’ai insisté, il s’est fâché, il a voulu m’en donner un coup ; la serpe est lourde, elle est retombée malgré lui et l’a blessé au pied.

M. de Trénilly.

Tu mens ! je te dis que tu mens.

Blaise, vivement.

Non, monsieur, je ne mens pas ; je ne mens jamais. Si j’avais blessé M. Jules, je l’aurais dit sans attendre qu’on me le demandât. »

L’honnête indignation de Blaise parut faire impression sur M. de Trénilly ; il regarda alternativement Blaise et Anfry, et s’en alla en se disant à mi-voix :

« C’est singulier ! Il a l’air franc et honnête ; mais pourquoi Jules aurait-il fait ce conte, et pourquoi Michel l’aurait-il soutenu ?… C’est ce que je vais tâcher de me faire expliquer… »

Quand il fut parti, Anfry rentra avec Blaise et lui répéta la défense d’aller au château sans nécessité.