Pauvre Blaise/4

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Librairie Hachette et Cie (p. 35-51).

IV

Le Chat-fantôme


Blaise était courageux ; il n’avait pas peur de l’obscurité, et, quand il faisait beau, il aimait à se promener tout seul, le soir, dans les prairies traversées par un joli ruisseau.

Qu’est-ce qui lui plaisait tant dans la prairie ?

D’abord il était seul, il allait où il voulait ; ensuite, en suivant le chemin qui bordait le ruisseau, il voyait une longue rangée de fours à plâtre creusés dans la montagne qui borde les prés et la grande route. Ces fours étaient en feu tous les soirs ; il en sortait des gerbes d’étincelles ; les hommes occupés à enfourner du bois dans ces brasiers lui semblaient être des diables au milieu des flammes de l’enfer. Un autre enfant aurait eu peur, mais Blaise n’était pas si facile à effrayer ; il s’arrêtait et regardait avec bonheur ces feux allumés, ces longues traînées d’étincelles, ces hommes armés de fourches attisant le feu. Il suivait tout doucement la rivière jusqu’au moulin, dont il traversait la cour pour revenir par la grande route, en longeant les fours à chaux.

Quelques jours après sa première visite au château, Blaise se préparait à faire sa promenade favorite, lorsqu’il vit accourir Jules.

« Blaise ! Blaise ! lui cria-t-il, veux-tu venir jouer avec moi ? Je suis seul, je m’ennuie.

— Merci, monsieur Jules, répondit Blaise, je vais me promener dans la prairie ; je ne veux pas venir chez vous, pour que vous inventiez encore quelque histoire qui me fasse gronder !

Jules.

Oh ! Blaise, je t’en prie, viens ; je serai très-bon ; je ne dirai rien du tout à personne.

Blaise.

Non, monsieur Jules, j’aime mieux me promener que jouer.

Jules.

Alors j’irai avec toi.

Blaise.

Je ne veux pas vous emmener sans la permission de votre papa, monsieur Jules.

Jules.

Laisse donc ! Quelle sottise ! Crois-tu que papa et maman me tiennent en laisse comme un chien de chasse ? Je veux aller avec toi, et j’irai. »

Blaise, ne pouvant empêcher Jules de l’accompagner, se décida à le laisser venir, et ils partirent ensemble, Jules enchanté de sortir du jardin, qui l’ennuyait, et Blaise ennuyé d’avoir Jules pour compagnon.

La lune commençait à se lever et à éclairer le sentier. Les fours étaient tous allumés ; Jules eut peur d’abord ; mais les explications de Blaise le rassurèrent ; il ne se lassait pas de regarder les fours et les hommes travaillant à entretenir le feu. Ils arrivèrent ainsi au moulin. Blaise voulut ouvrir la grille pour traverser la cour, comme il en avait l’habitude ; deux énormes dogues accoururent en aboyant dès qu’il mit la main sur la grille ; ils montraient deux rangées de dents formidables. Jules eut peur : Blaise appela, personne ne répondit ; il passa la main dans les barreaux de la grille, pour les flatter et obtenir passage, les chiens s’élancèrent sur la grille et cherchèrent à mordre la main que Blaise retira promptement.

Comment revenir sans passer par le même chemin ? Il y en avait bien un autre, mais Blaise n’aimait pas à le prendre, parce qu’il longeait le cimetière du village ; le grand-père, la grand’mère de Blaise y étaient enterrés, et quand il passait devant leur tombe, il avait du chagrin.
Blaise.

Il faut que nous revenions sur nos pas, monsieur Jules ; les chiens gardent le passage ; ils nous dévoreraient si nous entrions dans la cour. Les fours étaient tous allumés

Jules.

C’est ennuyeux de revenir par le même chemin ; je voudrais passer près des fours à chaux.

Blaise.

Il y a bien un moyen, monsieur Jules, mais vous allez avoir peur.

Jules.

Pourquoi ? Y a-t-il du danger ?

Blaise.

Aucun danger, monsieur, si vous n’avez pas peur.

Jules.

Dis-moi vite ; qu’est-ce que c’est ?

Blaise.

Ce serait de traverser le cimetière ; nous nous retrouverons sur la grande route, juste à l’endroit où commencent les fours.

Jules.

Avec toi je n’aurai pas peur ; marche en avant.

Blaise.

Marchons un peu lestement pour être plus tôt arrivés. »

Ils prirent le chemin du cimetière, situé derrière le moulin. Ils marchaient et approchaient rapidement. Les yeux fixés sur le mur et sur la porte du cimetière, Jules sentait battre son cœur ; ses grands yeux ouverts ne quittaient pas le mur blanc, lorsqu’il s’arrêta et poussa un cri de terreur ; sa main s’allongea involontairement vers le cimetière et désigna l’objet qui le terrifiait.

Blaise regarda Jules avec surprise, suivit la direction de la main, vit une grande forme blanche, un fantôme qui s’élevait lentement au-dessus du mur, et qui resta immobile quand sa tête et le haut de son corps eurent dépassé le mur. Jules cria ; le fantôme tourna vers lui des yeux flamboyants. Jules tremblait de tous ses membres ; Blaise n’était pas trop rassuré et restait immobile comme le fantôme ; il rassembla enfin tout son courage et fit le signe de la croix. Le fantôme ne bougea pas.

« Ce n’est pas un méchant fantôme, monsieur Jules, car s’il avait été un mauvais esprit, le signe de la croix l’aurait fait fuir. En tout cas, je vais lui jeter une pierre. »

Et Blaise, se baissant, ramassa une grosse pierre aiguë et la lança de toute sa force et avec une grande adresse à la tête du fantôme, qui poussa une espèce de hurlement effroyable et vint tomber au pied du mur, en dehors du cimetière ; il se roula par terre en continuant ses cris. Blaise crut reconnaître des miaulements de chat, et voulut courir à lui pour s’en assurer ; mais Jules, pâle et tremblant, le tenait par sa blouse et l’empêchait d’avancer.

Blaise.

Lâchez-moi donc, monsieur Jules, laissez-moi aller voir.

Jules.

Non, tu n’iras pas ; je ne veux pas que tu me laisses seul ; j’ai peur, j’ai peur du fantôme.

Blaise.

C’est précisément ce que je veux aller voir ; ce n’est pas un fantôme, je crois que c’est un chat. Venez avec moi si vous avez peur de rester seul.

Jules.

Non, non, je ne veux pas y aller.

— Alors, faites comme vous voudrez », dit Blaise, et, donnant une secousse pour arracher sa blouse des mains, de Jules, il courut vers la forme blanche étendue par terre.

Jules aimait mieux encore approcher du fantôme avec Blaise que de rester seul ; il courut après lui et le rejoignit au moment où Blaise, s’étant baissé, poussa un cri en faisant un saut en arrière ; il s’était senti égratigné. Jules se trouvait tout près de lui ; le saut de Blaise le fit trébucher, et il alla tomber sur le fantôme qui, poussant un dernier hurlement, griffa le visage de Jules comme il avait fait de la main de Blaise. La terreur de Jules fut à son comble ; il voulut crier, sa voix ne put sortir de son gosier ; il voulut se lever, la force lui manqua, et il resta à terre privé de sentiment.

Dans le premier moment de surprise, Blaise ne songea pas à Jules, et il examina la forme étendue devant lui ; la lune venant de sortir de derrière un nuage, il vit distinctement un chat blanc d’une grosseur extraordinaire. C’était lui qui avait grimpé sur le mur du cimetière ; la demi-obscurité l’avait fait paraître encore plus gros et plus blanc, et avait donné à sa tête et à son corps l’apparence d’une tête et d’épaules d’homme. Blaise vit avec chagrin que le pauvre animal avait un œil hors de la tête et un côté du crâne brisé ; ses convulsions avaient cessé ; il ne remuait plus.

« Voyons, monsieur Jules, dit Blaise en repoussant le chat, continuons notre route ; je n’ai pas fait de bonne besogne en lançant ma pierre ; je vais demander aux ouvriers des fours à plâtre à qui appartient cet animal. Eh bien ! monsieur Jules, vous ne venez pas ? »

Et, se retournant vers Jules, il l’aperçut étendu par terre, pâle et sans mouvement.

« Ah ! mon Dieu ! qu’est ce qu’il a donc ? Il a perdu connaissance ! Que vais-je faire de lui, mon Dieu ! Aussi pourquoi l’ai-je laissé venir avec moi ; ces enfants de château, c’est poltron comme tout ; je vous demande un peu, là ! y avait-il de quoi s’évanouir, s’effrayer seulement ? »

Le pauvre Blaise était bien embarrassé : il lui soufflait sur la figure, lui tapait le dedans des mains, lui jetait de l’eau sur le visage. Enfin Jules soupira, fit un mouvement ; Blaise lui souleva la tête ; il ouvrit les yeux, regarda autour de lui, aperçut le chat blanc étendu par terre, fut saisi de frayeur et voulut s’éloigner.

« N’ayez pas peur, monsieur Jules, c’est un chat, rien qu’un pauvre chat que j’ai tué d’un coup de pierre, et qui, avant de mourir, s’est vengé sur votre joue et sur ma main. »

Jules, un peu rassuré, se leva lentement et saisit la main de Blaise pour s’éloigner au plus vite de ce chat qu’il avait pris pour un fantôme, et qui lui avait occasionné une si grande frayeur.

« Attendez, monsieur Jules, dit Blaise ; laissez-moi emporter le mort, pour que je le fasse reconnaître par quelqu’un. Un beau chat, ajouta-t-il en le ramassant.

Jules.

Par où allons-nous donc passer pour aller à la route ?

Blaise.

Par le cimetière, puisqu’il n’y a pas d’autre chemin. Nous ne pouvons pas aller par la cour du moulin, les chiens nous barrent le passage.

Jules.

Je ne veux point passer par le cimetière…, non, non…, je ne le veux pas, j’ai trop peur.

Blaise.

De quoi donc auriez-vous peur, monsieur Jules, puisque vous voyez que notre fantôme n’en est pas un ? Ce n’était qu’un chat.

Jules.

Je veux retourner par le chemin de la rivière, par lequel nous sommes venus.

Blaise.

Et les fours à chaux, donc, nous ne passerons pas devant ? C’est le plus joli de la promenade.

Jules.

Non, je ne veux pas y aller ; je veux rentrer tout de suite. Si tu ne viens pas avec moi, je vais crier si fort que je vais faire accourir tout le monde.

Blaise.

Ah bien ! ce serait honteux pour vous de crier pour rien du tout. Mais, tout de même, comme on pourrait croire que c’est moi qui vous fais crier, il faut bien que je m’en retourne avec vous, et que je laisse mon chat sans demander à qui il appartient. »

Et Blaise, pas trop content de renoncer aux fours à chaux, suivit Jules, qui marchait très-vite pour rentrer à la maison le plus tôt possible. À cent pas de l’avenue du château ils rencontrèrent Hélène et sa bonne, qui les cherchaient de tous côtés.

Hélène.

Où as-tu été, Jules ? Maman n’est pas contente ; elle a su que tu étais sorti avec Blaise ; elle craint qu’il ne te soit arrivé quelque accident ; il est très-tard, nous devrions être couchés depuis longtemps ; allons, mon frère, rentrons vite, tu vas être grondé.

Jules.

Ce n’est pas ma faute, c’est Blaise qui m’a emmené bien loin ; il m’a mené dans des chemins dangereux, j’ai manqué d’être mangé par des chiens énormes, et puis j’ai manqué d’être étranglé par les fantômes du cimetière !

Hélène.

Qu’est-ce que tu dis ? Les fantômes du cimetière ! Tu sais bien qu’il n’y a pas de fantômes.

Blaise.

Ne l’écoutez pas, mademoiselle ; en fait de fantômes, nous n’avons vu qu’un gros chat blanc monté sur le mur du cimetière. Je l’ai malheureusement tué d’un coup de pierre. Et, quant à emmener M. Jules, c’est bien lui qui a voulu absolument venir avec moi, et j’aurais mieux aimé qu’il ne vînt pas, j’ai tout fait pour l’empêcher de m’accompagner.

Hélène.

Jules, tu dis toujours sur Blaise des choses qui ne sont pas vraies ; c’est très-mal ; ne répète pas à maman ce que tu m’as dit, parce que tu ferais injustement gronder le pauvre Blaise.

Blaise.

Merci, mademoiselle ; je ne crains pas ce que M. Jules peut rapporter de moi, pourvu qu’il dise la vérité. »

Hélène ne répondit pas et soupira ; elle savait que Jules mentait souvent, et elle craignait qu’il ne fît gronder le pauvre Blaise, qu’elle savait innocent.

Mme de Trénilly était descendue dans la cour pour avoir des nouvelles de Jules, dont elle était inquiète ; en le voyant revenir avec sa sœur, elle alla à eux et demanda avec inquiétude ce qui l’avait retenu si longtemps.

Jules.

Maman, c’est Blaise qui m’a emmené bien loin ; j’avais très-peur, mais il ne voulait pas revenir, et m’a fait aller au cimetière.

La comtesse.

Au cimetière ! Pourquoi faire ? et qu’as-tu donc à ton habit ? Le dos est plein de poussière, comme si tu t’étais roulé par terre. Serais-tu tombé ? T’es-tu fait mal ?

Jules.

C’est Blaise qui m’a fait tomber en tuant un superbe chat blanc.

La comtesse.
Pourquoi a-t-il tué ce chat ? Comment t’a-t-il fait tomber en le tuant ? Il est donc méchant, ce Blaise ?
Jules.

Oui, maman, il est très-méchant et il ment souvent ou plutôt toujours.

— Maman, reprit Hélène avec indignation, Blaise est très-bon et ne ment pas. C’est Jules qui ment et qui est méchant. Blaise m’a dit que Jules avait voulu absolument le suivre à la promenade, et il a tué ce chat parce qu’ils l’ont pris pour un fantôme : mais il ne voulait pas le tuer, et il en est très fâché.

La comtesse.

Blaise peut mentir aussi bien que Jules. Pourquoi excuser un étranger pour accuser ton frère ?

Hélène.

Parce que je connais Jules, maman, et je sais qu’il ment souvent.

La comtesse.

Hélène, toi qui prétends être pieuse, sois plus charitable et plus indulgente pour ton frère. Montons au salon ; je tâcherai demain de savoir quel est le menteur, et je promets qu’il sera puni comme il le mérite. »

Jules eût mieux aimé que sa mère ne parlât plus de cette affaire ; mais Hélène, qui avait pitié du pauvre Blaise calomnié, fut au contraire satisfaite de la promesse de sa mère. En allant se coucher, elle reprocha à Jules sa méchante conduite ; il répondit, comme à son ordinaire, par des injures et des coups de pied.

Le lendemain, la comtesse alla seule chez Anfry ; elle fit venir Blaise, qu’elle questionna beaucoup, et elle acquit la certitude de l’innocence de Blaise et de la méchanceté de Jules ; mais la crainte de rabaisser son fils en donnant raison à un petit paysan, l’empêcha de punir Jules comme il le méritait.