Pauvre Blaise/9

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Librairie Hachette et Cie (p. 110-139).



IX

Les Poulets


« Maman, dit un jour Hélène, j’ai trouvé dans un buisson quatre œufs de poule ; la fermière dit que ce sont les poules Crève-cœur qui perdent leurs œufs ; j’ai envie d’en faire une omelette que nous mangerons ce soir, Jules et moi.

— Au lieu de manger des œufs qui ne sont probablement pas frais, tu ferais mieux, Hélène, de les faire couver, répondit Mme de Trénilly.

— C’est vrai, maman, je n’y pensais pas. Je vais vite les porter à la ferme pour les faire couver. »

Hélène courut porter ses œufs à la ferme, mais elle fut désappointée en apprenant par la fermière que dans le moment il n’y avait pas une poule qui voulût couver.

« Mais, ajouta la fermière, vous pouvez porter vos œufs chez Anfry, mademoiselle ; il a une excellente couveuse qui vous fera bien éclore vos œufs ; on n’a qu’à les lui faire voir, elle se mettra à couver sur-le-champ. »

Hélène remercia et courut chez Anfry.

« Ma bonne Madame Anfry, je vous apporte quatre œufs, que je vous prie de vouloir bien faire couver à votre poule. J’espère que cela ne vous dérangera pas.

— Pour cela, non, Mademoiselle. Justement ma poule demande depuis ce matin à couver, et je n’ai pas d’œufs à lui donner. Si vous voulez venir, Mademoiselle, nous allons tout de suite la faire commencer. »

Hélène suivit, en la remerciant de son obligeance. La poule accourut à l’appel de sa maîtresse, qui lui montra les œufs et les mit dans un panier à couver ; la poule sauta dans le panier, étendit ses ailes et commença sa besogne de la meilleure grâce du monde.

Hélène était enchantée et remercia Mme Anfry.

« Combien de jours faut-il pour faire éclore les œufs ? demanda-t-elle.

— Vingt jours au plus, mademoiselle. Vous viendrez voir sans doute comment se comporte la couveuse ?

— Oui, certainement je viendrai tous les jours lui apporter de l’orge et de l’avoine. À demain, madame Anfry ; bien des amitiés à Blaise. »

Hélène retourna tous les jours chez Mme Anfry savoir des nouvelles de ses œufs ; elle avait soin d’apporter chaque fois un panier plein d’orge et d’avoine. Elle avait prié sa mère de ne parler de rien à Jules, pour lui faire une surprise, dit-elle ; mais sa véritable raison, c’est qu’elle avait peur que Jules ne lui jouât quelque mauvais tour, en écrasant les œufs ou en empêchant la poule de couver.

Le vingt et unième jour, Blaise, qui attendait toujours Hélène à la porte, lui annonça que deux poulets étaient éclos. Hélène courut à la cabane où couvait la poule, elle lui jeta un peu d’orge pour lui faire quitter son panier, et vit avec grande joie les deux petits poussins venir manger les grains d’orge que la poule leur écrasait avec son bec avant de les leur laisser manger.

Les poussins étaient fort jolis ; ils étaient noirs, avec une huppe noire et blanche.

« Demain, mademoiselle, les deux autres éclôront bien sûr, dit Blaise.

Hélène.

Et quand ils seront tous éclos, est-ce que je ne pourrai pas les emporter chez moi ?

Blaise.
Non, mademoiselle ; il faut les laisser avec leur mère jusqu’à ce qu’ils soient assez grands pour se passer d’elle.
Hélène.

Combien de temps faudra-t-il attendre ?

Blaise.

Quinze jours ou trois semaines pour le moins, mademoiselle.

Hélène.

C’est bien long ! Mais j’aime mieux les laisser ici, parce qu’à la maison… »

Hélène n’acheva pas.

Blaise.

Est-ce que vous n’avez pas, un endroit où vous puissiez les loger pour la nuit, mademoiselle ?

Hélène.

Oh ! si fait ; la place ne manque pas ; mais je craindrais que Jules… »

Hélène s’arrêta encore ; Blaise la regarda et, devinant sa pensée, ne la questionna plus ; il lui dit seulement :

« Ils seront mieux ici que partout ailleurs, mademoiselle ; nous les soignerons de notre mieux, maman et moi, pour vous être agréables, car nous ne pourrons jamais oublier que vous seule avez toujours cru à mes paroles et à mon innocence, quand tout le monde m’accusait et me croyait coupable. Je n’oublierai pas votre bonté, mademoiselle.

Hélène.

Ce n’est pas de la bonté, mon pauvre Blaise, ce n’est que de la justice. J’aurais voulu que tout le monde pensât comme moi à ton égard, et ce m’est un grand regret de penser que c’est mon frère qui a donné mauvaise opinion de toi.

Blaise.
Mais vous ne partagez pas cette mauvaise opinion, mademoiselle ?
Hélène.

Moi, je crois que tu es le plus honnête, le meilleur, le plus obligeant et aimable garçon qu’il soit possible de voir, et je crois que Jules t’a indignement calomnié. »

Un éclair de joie et de reconnaissance brilla dans les yeux de Blaise.

Blaise.

Merci, ma bonne et chère demoiselle. Le bon Dieu me récompense de n’avoir pas murmuré contre le mal qu’il a permis. Je le prie tous les jours de vous bénir et de rendre M. Jules semblable à vous.

Hélène.

Comment, mon pauvre Blaise, tu as la générosité de prier pour Jules, qui est la cause de tout le mal qu’on dit et qu’on pense de toi !

Blaise.

Certainement, mademoiselle ; je n’ai pas de rancune contre lui ; il fait ce qu’il fait parce qu’il n’y pense pas. S’il savait combien il offense le bon Dieu, il ne le ferait sans doute pas, et c’est pourquoi je prie le bon Dieu de lui faire voir clair dans son âme.

Hélène.

Excellent Blaise ! Je dirai à papa et à maman tout ce que tu viens de

me dire ; ils ne pourront pas douter de ta sincérité.
Blaise.

Comme vous voudrez, mademoiselle, mais cela ne me fait pas grand’chose à présent. Depuis que je vais au catéchisme pour ma première communion l’an prochain, je sais que Notre-Seigneur a souffert des méchants, et cela me console de souffrir un peu. »

Hélène tendit la main à Blaise, qui la remercia encore avec reconnaissance et affection ; elle retourna lentement à la maison. En rentrant, elle raconta à son père et à sa mère ce que Blaise lui avait dit, et elle fit part de son impression à l’égard de Blaise.

« Je n’ai jamais vu, dit-elle, un plus excellent garçon, et je serais bien heureuse de vous voir changer d’opinion et de sentiments à son égard.

— Il faudrait pour cela, ma chère Hélène, dit M. de Trénilly avec froideur, que nous pensassions bien mal de ton frère, qui dit juste le contraire de Blaise, et qui serait d’après toi un menteur, un calomniateur, un méchant. J’aime mieux avoir cette mauvaise opinion de Blaise que de mon fils.

Hélène, avec feu.

Cela dépend de quel côté est la vérité, papa ; si pourtant Blaise est innocent, voyez quel mal vous lui faites, et quelle injustice vous commettez.

— Tu oublies que tu parles à ton père, Hélène, dit Mme de Trénilly avec sévérité.
Hélène.

Je n’avais pas l’intention de manquer de respect à papa, mais je suis si peinée de voir mon frère si mal agir, et le pauvre Blaise tant souffrir !…

M. de Trénilly.

Souffrir ? Tu crois qu’il souffre ? Laisse donc, il n’y pense seulement pas.

Hélène.

Je l’ai pourtant souvent trouvé tout en larmes, pendant qu’il travaillait et qu’il était tout seul, et il cherchait à me le cacher et à sourire quand il me voyait, et un jour je lui ai demandé pourquoi il pleurait ; il m’a répondu que c’était parce qu’il ne pouvait rencontrer aucun de ses camarades sans qu’ils lui dissent qu’il était un voleur, un menteur, un malheureux ; et personne ne veut ni jouer ni se promener avec lui.

— Il n’a que ce qu’il mérite », dit sèchement M. de Trénilly.

Hélène ne répondit plus ; elle sentit qu’elle ne ferait qu’irriter son père en continuant à défendre Blaise, et elle se retira dans sa chambre pour travailler seule comme d’habitude.

Les poulets devenaient grands et forts ; Hélène avait décidé avec Blaise qu’ils pouvaient se passer de la poule, et qu’on les porterait dans la cour du château, où ils coucheraient dans une niche de chien qui se trouvait vide. Le lendemain, Blaise devait les apporter et leur arranger la niche en poulailler. Par une fatalité malheureuse, Jules rencontra le pauvre Blaise portant les poulets dans un panier pour les mettre dans leur nouvelle demeure.

Jules.

Qu’est-ce que tu as dans ton panier ?

Blaise.

C’est une commission, monsieur Jules.

Jules.

Montre-moi ce que c’est.

Blaise.

Je n’ai pas le temps, monsieur, je suis pressé.

Jules.

Qu’est-ce qui te presse tant ?

Blaise.
Maman m’attend pour déjeuner, monsieur.
Jules.

Eh bien, elle attendra deux minutes de plus, voilà tout. »

Blaise ne voulait pas lui faire voir les poulets, parce qu’il craignait que Jules ne leur fît mal ou ne les fît échapper ; il voulut donc continuer son chemin, mais Jules saisit l’anse du panier et chercha à le lui arracher. Blaise le retenait de toutes ses forces, et il allait le dégager des mains de Jules, lorsque celui-ci, se sentant le plus faible, ramassa une poignée de sable et la lui jeta dans les yeux. La douleur fit lâcher prise à Blaise ; Jules saisit le panier et l’emporta en triomphe. Il courut dans un massif, près d’une mare, pour examiner ce que contenait le panier. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant les poulets qui y étaient renfermés ! »

« Ce voleur de Blaise, s’écria-t-il, voilà pourquoi il ne voulait pas me laisser voir ce qu’il emportait dans son panier. Ce sont des poulets qu’il a volés dans notre basse-cour, et qu’il portait à son voleur de père pour les manger ensemble. Ah ! tu crois que tu mangeras mes poulets, mauvais garçon ! Tiens, viens chercher ton déjeuner. »

En disant ces mots, le méchant Jules tira les poulets du panier les uns après les autres et les jeta dans la mare. Les pauvres bêtes se débattirent quelques instants, puis restèrent immobiles, les ailes étendues, flottant sur l’eau.

Jules fut enchanté de son succès et retourna tranquillement à la maison. Il entra chez son père. Le méchant Jules jeta les poulets dans la mare.

« Papa, dit-il, vous devriez défendre à Blaise de mettre les pieds dans notre basse-cour ; je viens de le surprendre emportant, bien cachés dans un panier, quatre poulets qu’il venait de voler dans notre poulailler.

M. de Trénilly.

Tu ne sais pas ce que tu dis, mon ami, je n’ai ni poulets ni poulailler.

Jules.

C’est de la ferme, alors, car je les ai vus, et je les lui ai arrachés.

M. de Trénilly.

Qu’en as-tu fait ? »

Jules ne s’attendait pas à cette question ; il devint rouge et embarrassé, car il ne voulait pas avouer qu’il avait noyé les pauvres bêtes.

« Pourquoi ne réponds-tu pas ? dit M. de Trénilly en l’examinant avec surprise. Est-ce que tu les a rendus à Blaise, par hasard ?

— Oui, papa, balbutia Jules.

M. de Trénilly.

Tu as eu tort, mon ami ; tu devais lui faire avouer d’où il tenait ces poulets, et les apporter à la fermière, s’ils sont à elle. Et Blaise les a-t-il emportés ? »

Jules commençait à craindre qu’on ne trouvât les poulets dans l’eau ; il voulut en rejeter la faute sur Blaise et dit :

« Non papa, il…, il… les a jetés dans la mare.

M. de Trénilly.

Mais la tête lui tourne, à ce mauvais garnement ; où est-il ?

Jules.

Je ne sais pas ; je crois qu’il est allé à l’école. »

Jules savait bien que Blaise n’allait plus à l’école, mais il croyait empêcher par là son père de questionner lui-même Blaise et Anfry.

Pendant ce temps le pauvre Blaise, aveuglé par le sable, ne pouvait quitter la place où il était tombé ; et à force pourtant de frotter ses yeux, que le sable faisait pleurer, il parvint à les tenir entr’ouverts, et il put se diriger vers le puits ; il tira un peu d’eau dans une terrine et s’en lava les yeux jusqu’à ce que tout le sable fût parti. Il pensa alors à se mettre à la recherche de Jules et de son panier. Mais, en cherchant Jules, il rencontra Hélène, qui allait voir si son petit poulailler était prêt à recevoir ses chers poulets Crève-cœur.

Hélène s’arrêta stupéfaite à la vue des yeux rouges et bouffis de Blaise.

« Qu’as-tu, mon pauvre Blaise ? lui dit-elle avec compassion. Pourquoi as-tu pleuré ?

— Ce n’est rien, Mademoiselle, c’est du sable que M. Jules m’a jeté dans les yeux : mais ce qui est plus triste, c’est que lorsqu’il m’a vu aveuglé, il m’a arraché le panier dans lequel j’apportais vos poulets, et comme il s’est sauvé avec, je crains qu’il ne leur soit arrivé malheur.

— Mes poulets, mes pauvres petits poulets ! s’écria Hélène. Oh ! Blaise, mon cher Blaise, aide-moi à les retrouver. Pourvu que Jules ne les ai pas tués ou lâchés dans le parc ! Mes pauvres poulets ! »

Hélène et Blaise se mirent à courir de tous côtés ; en cherchant dans les massifs, Blaise trouva son panier vide.

« Mademoiselle Hélène, cria-t-il, voici mon panier, mais rien dedans.

— C’est que Jules les a lâchés ou tués, dit Hélène ; pour le coup, papa ne prendra pas parti pour lui ; je vais le prier de faire chercher mes petits Crève-cœur. »

À peine avait-elle fait quelques pas vers la maison, qu’elle rencontra son père.

« Papa, papa, je vous en prie, dites qu’on aille partout chercher mes jolis Crève-cœur ; Blaise les apportait dans un panier. Jules le lui a arraché et s’est sauvé avec.

M. de Trénilly.

Ah ! c’est donc cela que me disait Jules ; il croyait que Blaise les avait pris à la ferme. Mais si ce sont tes Crève-cœur qu’apportait Blaise, pourquoi les a-t-il laissé prendre à Jules ? Il n’est guère probable que Blaise, qui est plus fort que Jules, lui ait laissé enlever son panier sans le défendre.

Hélène.

Aussi a-t-il voulu empêcher Jules de les prendre ; mais Jules lui a jeté du sable dans les yeux, et le pauvre Blaise a lâché le panier.

M. de Trénilly.

C’est Blaise qui t’a fait ce conte ; Jules m’a dit au contraire que Blaise avait jeté les poulets dans la mare.

Hélène.

C’est impossible, papa. Blaise a soigné mes poulets depuis qu’ils sont éclos ; il leur avait préparé un poulailler dans une des vieilles niches à chien, et il me les apportait pour que nous les y mettions.

M. de Trénilly.

Ce qui est certain, pourtant, c’est que Jules n’a pas les poulets.

Hélène.

Blaise et moi, nous les cherchons partout. Mon Dieu, mon Dieu, est-ce que Jules a été assez méchant pour les jeter à la mare ? »

La pauvre Hélène, sans attendre la réponse de son père, courut du côté de la mare, appelant Blaise de toutes ses forces ; en approchant de la mare, elle le vit tâchant, avec une longue perche, d’attirer à lui quelque chose qu’elle ne pouvait encore distinguer ; aussitôt qu’il aperçut Hélène, il lui cria :

« Venez vite, mademoiselle ; venez m’aider à faire revivre les pauvres poulets que je viens de trouver dans la mare. J’en ai retiré trois ; je cherche à atteindre le quatrième. Le voici, je crois… Non, il a encore coulé sous ma perche… Tenez, le voilà ! Je l’ai, pour cette fois. » Et, se baissant, il saisit le quatrième Crève-cœur, qu’il avait rapproché du bord avec sa perche.

Hélène pleurait près de ses pauvres poulets, couchés à terre sans mouvement, le bec ouvert, les ailes étendues, les yeux entr’ouverts. Blaise les porta sur l’herbe, les sécha le mieux qu’il put, avec de la mousse, avec son mouchoir et celui d’Hélène ; mais il eut beau les frotter, les rouler sur le sable chaud, les poulets restèrent sans vie. Voyant tous leurs efforts inutiles, Hélène et Blaise se relevèrent.

« Que ferons-nous de ces pauvres petites bêtes ? dit Blaise. Des poulets si jeunes, ce n’est pas bon à manger ; d’ailleurs, ça fait mal au cœur de manger des bêtes qu’on a soignées.

— Il faut les enterrer, dit tristement Hélène ; ne les laissons pas ici ; les chats les dévoreraient.

— Écoutez, mademoiselle, essayons encore une chose ; j’ai entendu dire à un médecin qu’on faisait revenir des noyés en les couvrant de cendre tiède ; il y a un grand tonneau dans la buanderie, ici tout près : plongeons-les dedans jusqu’à demain ; en tout cas, cela ne leur fera pas de mal, et peut-être… qui sait… la cendre tiède, en les réchauffant, les ranimera-t-elle.

— Essayons, dit Hélène ; il sera toujours temps de les enterrer demain. »

Hélène et Blaise prirent chacun deux poulets ; ils les portèrent à la buanderie, où ils trouvèrent effectivement un tonneau de cendres ; on venait d’en remettre de toute chaude. Blaise creusa quatre trous, Hélène y mit les poulets, Blaise les recouvrit de cendre jusqu’à la tête, ne laissant passer que le bec et les yeux. Ils fermèrent ensuite la buanderie et s’en allèrent chacun chez eux. Hélène fort triste de la mort de ses jolis Crève-cœur, et Blaise fort triste du chagrin d’Hélène, tous deux peinés de la méchanceté de Jules. Quand Hélène revint dans sa chambre, elle y trouva Jules qui l’attendait avec un peu d’inquiétude, pour savoir ce qu’avait dit son père.

« Tu m’as encore fait une vraie peine, Jules, lui dit-elle, et tu as encore fait une méchanceté au pauvre Blaise.

— Moi, une méchanceté ? répondit Jules d’un air innocent ; qu’ai-je donc fait, Hélène ? tu On fait revenir les noyés en les couvrant de cendre chaude.
m’accuses toujours sans savoir comment les choses se sont passées.

Hélène.

Je sais très-bien que tu as noyé mes pauvres poulets, que tu les as arrachés à Blaise après lui avoir jeté du sable dans les yeux, et que tu as conté des mensonges à papa.

Jules.

Je n’ai rien fait de tout cela, mademoiselle, c’est Blaise qui avait volé des poulets ; je ne savais pas qu’ils fussent à toi ; j’ai voulu les lui enlever, et, pour que je ne les aie pas, il les a jetés dans la mare.

— Menteur ! s’écria Hélène avec indignation. C’est abominable de mentir avec autant d’effronterie ! Tu pourrais bien réserver tes mensonges pour papa, qui a la bonté de te croire ; quant à moi, tu sais que je te connais et que je ne crois pas un mot de ce que tu dis.

Jules, avec colère.

Méchante ! vilaine ! J’irai dire à papa que tu me dis cinquante sottises pour excuser Blaise, qui est un sot et un impertinent ; je le ferai chasser avec son vilain père.

Hélène.

Tu en es bien capable ; rien ne m’étonnera de ta part. C’est bien triste pour moi d’avoir un si méchant frère. »

Hélène lui tourna le dos et se mit à table pour écrire. Jules resta un instant indécis s’il resterait chez Hélène pour la contrarier, ou s’il irait se plaindre à son père ; il finit par quitter la chambre, et il se dirigea vers le cabinet de M. de Trénilly, qui était alors occupé à lire.

« Papa, dit-il en entrant, je viens vous dire que c’est bien triste pour moi d’avoir une si mauvaise sœur ; elle croit tous les mensonges que lui fait Blaise et elle vient de me dire toutes sortes d’injures, prétendant que je mentais, que Blaise valait cent fois mieux que moi, qu’elle voudrait bien l’avoir pour frère, et qu’elle serait enchantée si vous me chassiez pour me mettre au collège.

— Hélène est une sotte, répondit M. de Trénilly ; elle est entichée de ce mauvais garnement de Blaise ; mais, aujourd’hui, j’excuse son humeur, et je ne lui en dirai rien, parce qu’elle est irritée d’avoir perdu ses poulets.

— Mais, papa, ce n’est pas ma faute si Blaise a volé ses poulets. Pourquoi faut-il que ce soit moi qui reçoive des injures, parce que son Blaise a menti ?

— Que veux-tu que j’y fasse, mon ami ? Tu sais que je ne me mêle pas de l’éducation de ta sœur ; va te plaindre à ta mère, si tu veux, et laisse-moi finir un travail très-sérieux qui doit être terminé cette semaine. Va, Jules, va, mon garçon. »

Jules sortit à moitié content : il avait espéré faire gronder sa sœur, et il n’avait pas réussi. Il ne voulait pas aller se plaindre à sa mère ; elle n’était pas toujours disposée à le croire et à l’approuver, comme M. de Trénilly, qui était aveuglé par sa tendresse pour son fils. Quant à Hélène, il n’avait aucune crainte qu’elle le dénonçât, parce qu’il la savait trop bonne pour le faire gronder. Il résolut donc de se taire et de ne plus parler des poulets, ni de Blaise, ni d’Hélène.

Le lendemain, après le déjeuner, Hélène demanda à sa mère la permission d’enterrer les poulets et de faire venir Blaise pour l’aider. Mme de Trénilly y consentit, à la condition que Blaise ne mettrait pas les pieds au château ni dans le jardin de Jules. Hélène le promit et ajouta en souriant que la défense serait probablement très-bien reçue, car le pauvre Blaise ne devait avoir nulle envie de se retrouver avec Jules. Elle rencontra Blaise au milieu de l’avenue ; il venait chercher les poulets pour leur préparer une fosse.

« Tu viens m’aider à enterrer mes poulets, n’est-ce pas, mon cher Blaise ? Ne passons pas devant le château, pour que Jules ne te voie pas et ne vienne pas nous rejoindre.

— Je n’ai nulle envie de le voir, mademoiselle, je vous assure bien. Il me demanderait de venir avec lui que je refuserais, car, je suis fâché de vous le dire, mademoiselle, puisqu’il est votre frère, mais je n’ai jamais rencontré de garçon aussi méchant pour moi que l’est M. Jules… Mais nous voici arrivés ; allons prendre nos pauvres morts. »

Blaise tourna la clef, poussa la porte et fit un cri de surprise que répéta immédiatement Hélène, entrée avec lui. Les poulets qu’on avait cru morts étaient vivants, bien vivants, sautant sur leur tonneau de cendre, et ouvrant le bec pour demander à manger.

« C’est la cendre ! s’écria Blaise. Le médecin avait raison.

— C’est évidemment la cendre, répéta Hélène. Quel bonheur de revoir mes pauvres poulets vivants, et quelle bonne idée tu as eue, mon bon Blaise ! Sans ton bon conseil, je les aurais perdus, car je les aurais enterrés de suite. Va vite leur chercher à manger. Je vais pendant ce temps les porter à leur poulailler, où tu me trouveras.

— Irai-je à la cuisine, Mademoiselle, pour demander du pain et du lait ?

— Non, non, ne va pas à la cuisine. Maman a défendu que tu entres au château.

— Ainsi on me croit toujours un vaurien, un voleur, dit Blaise en soupirant. C’est triste, mais c’est bon, car j’en ferai mieux ma première communion, en supportant ces affronts avec courage et douceur… Je vais demander à maman ce qu’il nous faut pour les poulets. Ne vous impatientez pas, mademoiselle, si je suis un peu longtemps ; il y a loin d’ici chez nous, l’avenue est longue. »

Hélène resta près de ses poulets ; elle aussi était triste, car elle sentait combien était injuste la mauvaise opinion qu’on avait de Blaise, et elle s’affligeait que ce fût son frère qui eût fait tout ce mal.

« Pauvre Blaise ! se dit-elle en le regardant s’éloigner. Le bon Dieu fera sans doute connaître son innocence ; mais en attendant il souffre et Jules triomphe. Oh ! si Jules pouvait comprendre combien il est mauvais ! L’année prochaine il doit faire sa première communion ; comment pourra-t-il la faire s’il ne reconnaît pas ses torts ?… »

Hélène eut le temps de réfléchir, car Blaise ne revint qu’au bout d’une demi-heure.

« Voici, mademoiselle, cria-t-il de loin, une pâtée faite par maman. J’ai été longtemps, car il a fallu la préparer, puis revenir pas trop vite pour ne pas renverser l’assiette ; elle est bien pleine, les poulets vont se régaler. »

Et il posa l’assiette au milieu du poulailler ; les quatre poulets affamés se précipitèrent dessus et picotèrent jusqu’à ce qu’il n’en restât miette.

Blaise conseilla à Hélène de tenir ses poulets enfermés pendant deux ou trois jours, pour qu’ils pussent s’habituer à leur nouvelle demeure. En peu de semaines ils devinrent de beaux poulets gras et forts. Jules s’en informait avec intérêt de temps en temps ; Hélène lui en sut gré et crut que c’était un commencement de repentir et d’amélioration. Un jour que Mme de Trénilly préparait le dîner, Jules lui dit :

« Quand donc mangerons-nous les poulets d’Hélène ? Le cuisinier en ferait volontiers une fricassée.

— Manger mes poulets ! s’écria Hélène effrayée. J’espère bien, maman, que vous n’y avez pas songé, et que c’est une invention de Jules.

— Je croyais, comme Jules, que tu les élevais pour les manger, Hélène, dit Mme de Trénilly.

— Mais non, maman, je n’ai jamais eu la pensée de les manger. Je veux garder ces jolies volailles pour qu’elles pondent et qu’elles couvent ; je veux les laisser mourir de vieillesse. Pensez donc que c’est Blaise et moi qui les avons élevées, puis sauvées de la mort.

Jules.

Que tu es bête ! Tu crois que Blaise voulait les sauver ? Il a dû être bien attrapé quand il a vu qu’au lieu de les manger pour son dîner il aurait encore à les soigner ! »

Hélène ouvrit la bouche pour répondre vertement, mais elle se contint, et, jetant sur son frère un regard qui le fit rougir, elle se contenta de dire :

« Ne parle pas mal de Blaise devant moi, Jules ; tu sais la bonne opinion que j’en ai et l’amitié que j’ai pour lui. Je la lui doit en compensation du tort que tu lui as fait, et je ne souffrirai pas qu’on le calomnie en ma présence, sans prendre sa défense et sans dire les choses comme je les sais. »

Jules resta muet devant le regard fixe et ferme de sa sœur. Il se borna à dire, en levant les épaules :

« Que tu es sotte ! » et quitta la chambre.

Mme de Trénilly avait fini de commander au cuisinier le déjeuner et le dîner ; elle ne fit pas attention à la fin de la discussion d’Hélène et de Jules, et reprit sa lecture interrompue.

Il ne fut plus question des poulets. Hélène les avait transportés chez Mme Anfry, de peur que Jules n’eût la fantaisie de les attraper et de les faire manger. À l’automne, les poulets étaient devenus des poules qui se mirent à pondre ; au printemps elles couvèrent leurs œufs et eurent à leur tour des poulets à conduire. Hélène finit par en faire cadeau à Mme Anfry, qui y trouva un grand avantage, et qui, de temps à autre, faisait manger à Hélène un des poulets de ses poules. Ils étaient toujours tendres et gras, et chacun en appréciait la qualité.