Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XII

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Librairie Ve le Normant (p. 312-328).
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TITRE XII.

DE LA PHILOSOPHIE,
DE LA MÉTAPHYSIQUE, DES ABSTRACTIONS, DE LA LOGIQUE,
DES SYSTÈMES.


I.

Je, d’où, où, pour, comment ? c’est toute la philosophie : l’existence, l’origine, le lieu, la fin et les moyens.

II.

Les deux philosophies, celle qui s’occupe des corps et celle qui s’occupe des esprits, sont toutes les deux bonnes, utiles, nécessaires. Il faut étudier la matière avec les sens et l’expérience de la matière, comme il faut étudier l’esprit avec la vue interne et l’expérience de soi-même. Le raisonnement et l’imagination, la patience et l’enthousiasme, la réflexion et le sentiment, sont des instruments dont l’usage est également indispensable dans nos recherches. L’âme n’a pas trop de son tact et de sa sagacité, de son goût et de sa mémoire, de ses pieds et de ses ailes, pour atteindre à la vérité.

La philosophie doit rechercher les erreurs pour les combattre : voilà son seul emploi ; mais comme la vérité ressemble à l’erreur, et que souvent elles sont mêlées, elle a tué des vérités.

Il est une philosophie pleine de fleurs, d’aménité et d’enjouement, science gaie autant que sublime.

En bonne philosophie, le beau est toujours le plus vrai, ou du moins le plus approchant de la vérité.

Ne confondez pas ce qui est spirituel avec ce qui est abstrait, et souvenez-vous que la philosophie a une muse, et ne doit pas être une simple officine à raisonnement. Que faire avec cette philosophie qui bannit la spiritualité des systèmes du monde, et la piété de la morale ? C’est s’interdire, en un calcul, des quantités indispensables, des portions intégrales dans une énumération.

Spiritualiser les corps, c’est aller droit à leur essence ; il faut en faire un mérite plutôt qu’un reproche à ceux qui l’ont tenté avec quelque succès.

La métaphysique est une espèce de poésie ; la dévotion en est l’ode.

Comme la poésie est quelquefois plus philosophique même que la philosophie, la métaphysique, est, par sa nature, plus poétique même que la poésie.

La curiosité de connaître l’âme n’existe avec ténacité que dans les temps et dans les lieux où les arts sont connus. Chose singulière ! La métaphysique et la mécanique ont une époque d’existence simultanée.

La métaphysique plaît à l’esprit parce qu’il y trouve de l’espace ; il ne trouve ailleurs que du plein. L’esprit a besoin d’un monde fantastique où il puisse se mouvoir et se promener ; il s’y plaît, non pas tant par les objets que par l’espace qu’il y trouve. C’est ainsi que les enfants aiment le sable et l’eau, et tout ce qui est fluide ou flexible, parce qu’ils en disposent à leur gré.

Le vide, dans le monde métaphysique, est nécessaire à l’esprit et à ses évolutions, surtout si l’esprit a des ailes. Cette lumière diffuse, sans montrer aucun objet, et sans donner aucun savoir, perfectionne la vue, nourrit la perspicacité et augmente l’intelligence. C’est une région lumineuse, où l’erreur même est transparente, et n’obscurcit jamais l’esprit.

La pratique est grave, mais la théorie récrée ; l’âme s’y égaie et s’y rajeunit dans les joies de l’intelligence.

Ce qui nous trompe en morale, c’est l’amour excessif du plaisir. Ce qui nous arrête et nous retarde en métaphysique, c’est l’amour de la certitude.

Dans les questions de métaphysique, il faut se décider par la clarté, et, dans les questions de morale et de pratique, par l’utilité.

Dès qu’on peut dire : il est avantageux au genre humain, on a prouvé ce qu’il faut faire, de même que, lorsqu’on a conçu nettement, on a trouvé ce qu’il faut croire.

La métaphysique est à la morale ce que les mathématiques sont à la mécanique, la physique à la médecine, la chimie à la pharmacie : elle doit fournir des motifs, par ses clartés, comme les autres sciences, par leurs théories, doivent fournir des machines, des procédés, des mélanges. Malheureusement on ne l’a employée jusqu’ici qu’au service de sa servante, c’est-à-dire à perfectionner le langage de la logique ; à peu près comme un grammairien qui ne sait trouver, dans les vers de la plus haute poésie, que des règles et des exemples de constructions.

La métaphysique rend l’esprit singulièrement ferme ; voilà pourquoi rien n’est si cruel quelquefois qu’un métaphysicien.

La métaphysique est bonne pour ceux qui s’égarent dans les régions supérieures ; ceux qui ne quittent pas la terre n’en ont pas besoin : la morale leur en tient lieu.

La religion est la seule métaphysique que le vulgaire soit capable d’entendre et d’adopter.

Les métaphysiciens pratiques, ce sont les dévots.

Quiconque ne sent pas quelle différence on doit mettre entre ces mots : le beau et la beauté, le vrai et la vérité, l’idéal et l’abstrait,

est mauvais métaphysicien.

La véritable métaphysique ne consiste pas à rendre abstrait ce qui est sensible, mais à rendre sensible ce qui est abstrait, apparent ce qui est caché, imaginable, s’il se peut, ce qui n’est qu’intelligible, intelligible enfin ce qui se dérobe à l’attention.

Où le spiritualiste emploie les mots de dieu, création, volonté, lois divines, le raisonneur matérialiste est perpétuellement obligé de se servir d’expressions abstraites, telles que la nature, l’existence, les effets. il ne nourrit son esprit que de spectres sans traits, sans couleur, sans beauté.

Défiez-vous, dans les livres métaphysiques, des mots qui n’ont pas pu être introduits dans le monde, et ne sont propres qu’à former une langue à part.

L’incertitude des idées rend le cœur irrésolu. Aussi faudrait-il n’user des termes abstraits qu’avec une extrême sobriété. Non-seulement ils ne sont l’appellation d’aucun être véritable ; mais ils n’expriment même aucune idée fixe, et, en accoutumant l’esprit à ne pas s’entendre, ils accoutument bientôt la conscience à ne pas nous juger. Plus le style a de corps, plus il est moral. S’il arrive que la langue se perfectionne tellement qu’elle devienne toute physique, cette révolution en causera une importante dans les mœurs.

Affirmons hardiment qu’il n’y a souvent que des expressions figurées qui soient propres à représenter et à faire concevoir exactement l’état de l’âme, et ce qui se passe en elle, c’est-à-dire, la vérité. Hobbes a beau vouloir qu’on les bannisse de l’argumentation : il faut, ou nous interdire beaucoup d’explications, ou les y admettre. Non-seulement notre entendement, mais aussi la nature des choses le demande.

Quand l’âme, s’entretenant avec elle-même, se donne le spectacle de ses propres pensées, elle les revêt de figures, et se parle par images.

Ce langage est vraiment intime. Celui de l’esprit pur, que les malebranchistes ont tant recommandé, dépouille la pensée de sa pâte et de ses couleurs, pour n’en représenter que les plus secs linéaments. C’est l’art du névrologue ou du géomètre. L’âme ne se borne pas là : elle se peint tout et le peint ; l’esprit pur n’est qu’un de ses aides.

Quand, isolant sa faculté rationatrice de toutes ses autres facultés, on parvient à rendre abstrait, aux yeux de son esprit, ce qu’il y a de plus réel et même de plus solide dans le monde, et pour les sens et pour le cœur, tout est douteux, tout devient problématique, et tout peut être contesté. Que parle-t-on d’ordre, de beauté ? Il n’y a, pour la faculté rationatrice

isolée, que des non ou des oui, des absences ou des existences, des unités ou des nullités.

On a beau dire, les métaphores ne sont pas moins nécessaires à la métaphysique que les abstractions. Ayez donc recours à l’abstraction, quand la métaphore vous manque, et à la métaphore, quand l’abstraction est en défaut.

Saisissez l’évidence, et montrez-la comme vous pourrez : voilà tout l’art et toutes les règles.

Le grand abus des abstractions est de prendre, en métaphysique, les êtres de raison, tels que la pensée, pour des êtres réels, etc., et de traiter, en politique, les êtres réels, tels que le pouvoir exécutif, comme des êtres de raison.

Avant que l’abstraction soit devenue pour l’esprit une chose qu’il puisse se représenter, et même concevoir, que de temps il lui faut ! Par combien de retouches il faut fortifier cette ombre ! Combien de gens se font abstraits pour paraître profonds ! La plupart des termes abstraits sont des ombres qui cachent des vides.

Tous ces métaphysiciens prétendus n’apprennent rien qu’à ne rien croire en métaphysique ; et tout leur savoir à eux-mêmes se bornait là.

ô métaphysicaille ! La logique opère, la métaphysique contemple.

Dans ses opérations, la logique part d’une définition, et la métaphysique d’une idée.

L’une a pour but la conviction ; l’autre la clarté et l’assentiment. L’une appartient au judiciaire ; l’autre au démonstratif. La première, comme l’arithmétique, n’emploie dans ses opérations qu’une espèce de calcul ; la seconde est essentiellement persuasive, expositive : l’âme y prend part. Il y a entre elles la différence d’un axiome avec une idée, d’un principe avec une notion.

La logique est à la grammaire ce que le sens est au son dans les mots.

Le raisonnement est une espèce de machine intellectuelle, à l’aide de laquelle on conclut, c’est-à-dire, on enferme, dans une opinion déjà adoptée, une autre opinion qui souvent n’y entre pas naturellement. L’utilité la plus assurée du syllogisme est d’être une espèce d’escrime, de gymnastique qui délie l’esprit de ceux qu’on y exerce.

Ce choix de mots qui, vous offrant d’abord des images dont vous conviendrez, vous engage insensiblement à en admettre d’autres dont vous ne seriez pas convenu, c’est un raisonnement caché. Il a la force et la puissance d’un raisonnement véritable, et n’en a pas la dureté, l’impérieux, le rebutant.

Il se fait dans l’esprit une perpétuelle circulation d’insensibles raisonnements.

La justesse de raisonnement a ses règles et sa physionomie. La justesse de conception n’en a pas ; mais elle est bien supérieure à l’autre.

Qu’est-ce que définir ? C’est décrire, c’est dessiner avec des mots ce que l’esprit seul aperçoit ; c’est donner des extrémités à ce qui n’en a pas pour l’œil ; c’est peindre ce qu’on ne saurait voir ; c’est circonscrire, en un espace qui n’a pas de réalité, un objet qui n’a pas de corps.

Et qu’est-ce que bien définir ? C’est représenter nettement l’idée que tous les esprits se font, en eux-mêmes et malgré eux, de l’objet dont on veut parler, quand ils y pensent au hasard.

La haute logique n’a pas besoin d’arguments ; elle convainc par la seule tournure qu’elle sait donner à ses raisons.

Tâchez de raisonner largement. Il n’est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu’elle soit dans la pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu’un raisonnement ait de la grâce : or, la grâce est incompatible avec une trop rigide précision. Le raisonnement sec est un squelette qu’on fait jouer aux osselets, pour amener le coup annoncé.

Sortir du raisonnement pour entrer dans le sens intime, du sujet pour parcourir la matière, des arguments pour prendre haleine, en se livrant au sentiment, est très-permis, très-utile et très-convenable dans les discussions de bonne foi. Il ne faut pas qu’elles soient méthodiques au point de ne pouvoir être ingénues.

L’extrême subtilité peut se trouver dans les idées, mais ne doit pas se trouver dans le raisonnement. Les idées font l’office de la lumière, et participent de sa nature ; mais le raisonnement est un bâton, et présente une espèce de tâtonnement où doit se trouver quelque chose de très-palpable.

Dès qu’un raisonnement attaque l’instinct et la pratique universels, il peut être difficile à réfuter, mais à coup sûr il est trompeur.

Quoiqu’on ne puisse pas parvenir à y répondre, il ne faut pas moins s’obstiner à y résister. L’homme sage s’en affranchit en gardant l’opinion commune.

Examiner le principe par les conséquences, est permis par la saine logique et ordonné par la saine raison.

Toutes les fois qu’une idée est claire, quelque embarrassante que soit l’objection qui l’attaque, cette objection est fausse ; s’y arrêter est une duperie.

Combattre des objections, ce n’est souvent détruire que des fantômes ; on n’éclaircit rien par là ; seulement on rend muets ceux qui obscurcissent.

La conviction est, pour l’esprit, une espèce de gehenne, dont il se tire par l’aveu. Dupe de sa propre douleur, il y échappe en confessant ce qu’il ne croit pas. L’art de convaincre, dont j’ai vu des gens si fiers, employé sur les hommes simples, n’est pas plus merveilleux que celui de serrer les pouces à un enfant. Avec un habile, ce n’est que l’art du rétiaire entre les gladiateurs. Dans la pratique journalière, quand on en use avec empire, avec orgueil et tout de bon, c’est-à-dire en contraignant les autres à y conformer leurs actions, leurs goûts, leurs discours et leur vie, c’est véritablement un art de bourreau, l’art de Bronte, le questionnaire.

Le sophiste se contente des apparences ; le dialecticien de la preuve ; le philosophe veut connaître par inspection et par évidence.

Le sophisme est un fantôme, une apparence de bon raisonnement et de raison.

Un système est une doctrine absolument personnelle à celui qui l’invente. Si elle contredit toutes les autres, le système est mauvais ; si elle les illumine, il est bon, au moins comme système.

Souvent un système n’est qu’une erreur nouvelle, qu’on ne sait comment réfuter, parce qu’elle n’avait pas encore existé, et qu’on n’a pas eu le temps de se dresser à la combattre. Tout système est un artifice, une fabrique qui m’intéresse peu ; j’examine quelles richesses naturelles il contient, et ne prends garde qu’au trésor. D’autres, au contraire, ne se soucient que du coffre ; ils en connaissent les dimensions, et savent s’il est de sandal ou d’aloès, d’acajou ou de noyer. Les vers à soie ont besoin, pour filer, de brins de bois disposés d’une certaine manière ; il faut les leur laisser, les leur fournir ; mais ce n’est pas à la quenouille qu’il faut regarder, c’est à la soie.

Si les systèmes sont des toiles d’araignées, qu’au moins elles soient faites avec des fils de soie.