Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XIII

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Librairie Ve le Normant (p. 329-339).
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TITRE XIII.

DE L’ESPACE, DU TEMPS, DE LA LUMIÈRE, DE L’AIR, DE L’ATMOSPHÈRE, DES CHAMPS, DES ANIMAUX, DES FLEURS, ETC.


I.

L’espace est la stature de Dieu.

II.

Les idées de l’éternité et de l’espace ont quelque chose de divin, ce que n’ont pas celles de la pure durée et de la simple étendue.

III.

L’espace est au lieu ce que l’éternité est au temps.

IV.

Le temps, cette image mobile
De l’immobile éternité,


mesuré ici-bas par la succession des êtres, qui sans cesse changent et se renouvellent, se voit, se sent, se compte, existe. Plus haut, il n’y a point de changement ni de succession, de nouveauté ni d’ancienneté, d’hier ni de lendemain : tout y paraît, et tout y est constamment le même.

Le temps est du mouvement sur de l’espace.

Il y a du temps dans l’éternité même ; mais ce n’est pas un temps terrestre et mondain, qui se compte par le mouvement et la succession des corps ; c’est un temps spirituel, incorruptible, qui se mesure par les affections des esprits et par la succession des pensées qui sont leurs mouvements. Il ne détruit rien : il achève.

Ses changements sont des améliorations, des développements. Il consume le mal pour le bien, et efface le bien par le mieux. Il offre à Dieu ses spectacles, et les lui offrira toujours.

L’année est une couronne qui se compose de fleurs, d’épis, de fruits et d’herbes sèches.

La rondeur assure à la matière qu’elle embrasse une plus facile durée : le temps ne sait par où la prendre.

Toute machine a été mise en jeu par un esprit qui s’est retiré.

La lumière est comme une humidité divine.

La lumière vient de Dieu aux astres, et des astres à nous.

La lumière est l’ombre de Dieu ; la clarté, l’ombre de la lumière.

Rien ne peut être beau dans la matière que par l’impression de la pensée ou de l’âme, excepté la lumière, belle par elle-même ou plutôt par l’impression de son principe immédiat, qui est Dieu.

Le reflet est pour les couleurs ce que l’écho est pour les sons. Les vrais et les faux diamants ont les mêmes facettes, la même transparence ; mais il y a, dans la lumière des premiers, une liberté, une joie qui ne se trouvent pas dans la lumière des seconds : le vrai y manque.

Rien n’est beau que le vrai.

L’âme du diamant est la lumière.

La première clarté du jour est plus réjouissante que celle des heures qui la suivent. Elle a, à proprement parler, un caractère essentiel d’hilarité, dont elle teint toutes nos humeurs, sans notre participation.

Remerciez le ciel quand il vous donne de beaux songes. » le sage », disaient les stoïciens, " a des songes ingénieux et sages. » la flamme est un feu humide. Le feu, dit-on, fait compagnie ; c’est qu’il fait réfléchir. En physique surtout, il n’est pas de spectacle plus inspirateur. L’attitude, le silence, le lieu, et l’espèce de rêverie où l’on est toujours, quand on se chauffe, contribuent à donner à l’esprit plus d’attention et d’activité. Le foyer est un Pinde, et les muses y sont.

L’or est le soleil des métaux.

On enlève aux orages une de leurs utilités, en ôtant aux hommes la crainte religieuse qu’ils en ont naturellement partout.

L’air est sonore, et le son est de l’air lancé, vibré, configuré, articulé.

Le bruit est un son écrasé, informe. Il fend l’air et le trouble ; le son s’y soutient et l’enchante. L’un nous agite, l’autre nous calme ; nous sommes des instruments que le son met d’accord et que le bruit désorganise.

Le son du tambour dissipe les pensées ; c’est par cela même que cet instrument est éminemment militaire.

Le son est au vent ce que la flamme est à la chaleur.

L’écho est le miroir du son et une image du bruit.

Le bruit qui vient d’un seul lieu fait paraître déserts ceux qui sont à l’entour. Quand il vient de plusieurs, il peuple jusqu’aux intervalles.

Sans l’accompagnement du chant de la cigale, le tremblottement de l’air, en été, au soleil et pendant la grande chaleur, est comme une danse sans musique. Il y a, pendant la pluie, une certaine obscurité qui allonge tous les objets. Elle cause, d’ailleurs, par la disposition où elle oblige notre corps à se placer, une sorte de recueillement qui rend l’âme plus sensible. Le bruit qu’elle produit, en occupant continuellement l’oreille, éveille l’attention et la tient en haleine. L’espèce de teinte brune qu’elle donne aux murailles, aux arbres, aux rochers, ajoute encore à l’impression causée par ces objets.

Enfin, la solitude et le silence qu’elle étale autour du voyageur, en obligeant les animaux et les hommes à se taire et à se tenir à l’abri, achèvent de rendre pour lui les sensations plus distinctes. Enveloppé dans son manteau, la tête recouverte, et cheminant dans des sentiers déserts, il est frappé de tout, et tout est agrandi devant son imagination ou ses yeux. Les ruisseaux sont enflés, les herbes plus épaisses, les minéraux plus apparents ; le ciel est plus près de la terre, et tous les objets, renfermés dans un horizon plus étroit, semblent avoir plus de place et plus d’importance. Les odeurs sont comme les âmes des fleurs : elles peuvent être sensibles dans le pays même des ombres.

La tulipe est une fleur sans âme ; mais il semble que la rose et le lys en aient une.

Les fleurs portent leurs parfums comme les arbres portent leurs fruits.

Il faudrait qu’on ne recueillît rien de ce qui croît dans nos cimetières, et que leur herbe même eût une inutilité pieuse.

Les lieux meurent comme les hommes, quoiqu’ils paraissent subsister.

Les monuments sont les crampons qui unissent une génération à une autre. Conservez ce qu’ont vu vos pères. L’agriculture produit le bon sens, et un bon sens d’une nature excellente.

On jouit, par le jardinage, des pures délicatesses de l’agriculture.

Nos jardins, à Paris, sentent le renfermé.

Je n’aime point ces arbres toujours verts.

Il y a quelque chose de noir dans leur verdure, de froid dans leur ombrage, de pointu, de sec et d’épineux dans leurs feuilles. Comme d’ailleurs ils ne perdent rien et n’ont rien à craindre, ils me paraissent insensibles, et par conséquent m’intéressent peu.

Les chemins produisent, sur le côteau, le même effet que la rivière dans la plaine.

Les rochers sont l’excuse et l’ornement de la stérilité. Les ailes du papillon sont des feuilles colorées qui le soutiennent sur les fleurs.

Qu’a donné Dieu au roitelet ? Il l’a rendu content.

J’imagine que les reptiles sont les plus prudents des animaux, qu’ils ont des notions presque toujours claires et vraies, beaucoup d’ignorances et peu d’erreurs.

Les poissons doivent être, comme les oiseaux de proie, fins et bornés.

Les poissons qui sont sans voix s’entendent sans doute et communiquent entre eux par les mouvements et les configurations qu’ils donnent au fluide dont ils sont environnés.

L’eau remuée frappe leur ouïe.

Les animaux carnassiers aiment non-seulement la proie, mais la chasse. Elle est leur jeu, leur passe-temps, leur plaisir. Tous, en effet, chassent gaîment, et en riant, pour ainsi dire.

Le plaisir de la chasse est le plaisir d’atteindre.

Il serait utile de rechercher si les formes que donne à son nid un oiseau, qui n’a jamais vu de nid, n’ont pas quelque analogie avec sa constitution intérieure. L’instinct, dans tous les cas, n’est-il pas l’effet des impressions nécessaires que produisent certaines sensations ? N’est-il pas un pur mécanisme ? La rapidité même avec laquelle nous agissons, par ce qu’on nomme instinct, ne nous permet pas de nous observer dans ce moment. C’est peut-être pour cela que plus un animal est pourvu d’instinct, moins il est pourvu de raison.