Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XVII

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Librairie Ve le Normant (p. 395-413).
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TITRE XVII.

DE L’ANTIQUITÉ.


I.

Trois choses attachaient les anciens à leur sol natal, les temples, les tombeaux et les ancêtres. Les deux grands liens qui les unissaient à leur gouvernement, étaient l’habitude et l’ancienneté. Chez les modernes, l’espérance et l’amour de la nouveauté ont tout changé. Les anciens disaient nos ancêtres, nous disons la postérité ; nous n’aimons pas comme eux la patrie, c’est-à-dire le pays et les lois de nos pères ; nous aimons plutôt les lois et le pays de nos enfants ; c’est la magie de l’avenir, et non pas celle du passé, qui nous séduit.

II.

Le mot patria, chez les anciens, voulait dire terre paternelle, et avait pour eux un son qui allait au cœur. Celui de patrie n’étant lié à aucun autre mot connu, ne s’entend que par réflexion ; il n’a pour nous qu’un son muet, un sens obscur, et ne peut exciter dans notre âme les mêmes affections. Devenu substantif dans nos idiomes, cet adjectif ne dénomme qu’une chose morale, et par conséquent, il est froid.

Beaucoup de mots ont changé de sens. Le mot de liberté, par exemple, avait, au fond, chez les anciens, le même sens que celui de dominium. Je veux être libre, signifiait chez eux : je veux gouverner ou administrer la cité,

et signifie parmi nous : je veux être indépendant.

liberté, chez nous, a un sens moral, et avait, chez eux, un sens tout politique.

Les anciens, que tout matérialisait dans leurs institutions, étaient spiritualisés par leur poésie. Ils disaient qu’il y avait une muse qui présidait à la science du gouvernement.

Les anciens avaient besoin de la vertu, et, n’y étant pas portés par le précepte, ils s’y menaient, pour ainsi dire, eux-mêmes par des raisonnements et des considérations légères.

Les anciens apprenaient au pied des autels de leurs dieux, en ne leur adressant que d’agréables et douces paroles, à être doux, ornés, polis dans leurs discours avec les hommes.

Ils faisaient cette prière à Vénus : « accordez-nous de ne rien dire que d’agréable et de ne rien faire qui ne plaise. » la politesse athénienne était supérieure à la nôtre. Elle avait presque le langage de la galanterie. Socrate, dans le banquet de Platon, disait à Alcibiade : « les yeux de l’esprit deviennent plus perçants, à l’âge où les yeux du corps s’affaiblissent, et vous êtes encore loin de cet âge. » quelle grâce dans la contradiction ! On demandait un jour à la fille d’Aristote, nommée Pythias, quelle couleur lui plaisait davantage. Elle fit réponse que c’était celle qui naissait de la pudeur sur le visage des hommes simples et sans malice. Dinarque disait aux athéniens : « vous avez fait mourir Menon, le meûnier, parce qu’il avait retenu dans son moulin un enfant libre de Pellène. Vous avez puni de mort Thémistius, parce qu’il avait insulté, pendant les fêtes de Cérès, une musicienne de Rhodes ; et Euthymaque, parce qu’il avait prostitué une jeune fille d’Olynthe… » quelle idée une telle sévérité donne à notre esprit de la douceur de mœurs et de la bonté naturelle des athéniens ! Quelquefois, en effet, des lois rigides annoncent un peuple qui est bon.

Le mépris des injures particulières était un des caractères des mœurs antiques.

Les anciens vantent toujours la fermeté comme une qualité héroïque et rare. Il fallait qu’ils fussent naturellement bien éloignés de notre sécheresse de cœur et de mœurs. Il y avait dans l’âme des anciens une sensibilité et des tendresses que nous n’avons plus. Des idées plus justes nous ont rendus, même envers les héros, des juges plus sévères.

On reprochait à Euripide d’avoir fait Ménélas méchant sans nécessité ; cette censure était honorable aux critiques ; ils regardaient comme une chose absurde la méchanceté gratuite.

Aux grecs, et surtout aux athéniens, le beau littéraire et civil ; aux romains, le beau moral et politique ; aux juifs, le beau religieux et domestique ; aux autres peuples, l’imitation de ces trois-là.

Les grecs aimaient la vérité, mais ils ne pouvaient se refuser au désir de la parer, et à l’occasion de l’embellir ; ils aimaient à la dire, même solide, avec des paroles flottantes.

Les athéniens et les grecs prenaient grandement garde à la beauté du naturel. La pénétration d’esprit, la douceur et le courage faisaient la perfection de l’homme, aux yeux de Socrate et de Platon : la douceur, qui rend l’homme pacifique dans la cité et agréable aux citoyens ; le courage, qui le rend ferme dans les maux, modéré dans les plaisirs même, et redoutable aux ennemis ; la pénétration d’esprit qui le rend délicieux à ses amis, dans la conversation, et parfait dans sa propre vie, en lui faisant toujours apercevoir et faire ce qui est le mieux.

Converser et connaître : c’était en cela surtout que consistait, selon Platon, le bonheur de la vie privée.

Il me semble beaucoup plus difficile d’être un moderne que d’être un ancien.

Quand je parle d’antiquité, j’entends la saine antiquité, car il y en eut une malade et délirante, comme celle de Porphyre et de Iamblique.

Les athéniens étaient délicats par l’esprit et par l’oreille. Ils n’auraient pas supporté un mot propre à déplaire, même quand on ne l’aurait que cité. On dirait qu’ils étaient toujours de bonne humeur en écrivant. Ils désapprouvaient dans le style l’austérité qui annonce des mœurs difficiles, âpres, tristes ou sévères.

La force naît de l’exercice, et l’exercice de l’obstacle. C’est ainsi que, dans les anciennes républiques, où les travaux étaient livrés aux esclaves, les citoyens, pour n’être pas énervés par la mollesse, introduisirent la lutte, le ceste, le pugilat. C’est ainsi que les grecs, pour qui le passé était une table rase, inventèrent leur versification, leur dialectique, leur rhétorique, c’est-à-dire des entraves à la raison, à l’esprit et à la parole, pour se rendre l’esprit agile, la raison pénétrante et le style parfait.

Il est étonnant combien les anciens avaient eu d’idées ingénieuses, combien même ils avaient découvert de vérités, en supposant, par exemple, qu’une chose avait toujours son contraire ou son opposé, et en le cherchant : qu’elle était première, moyenne ou dernière, et en supposait deux autres qu’ils essayaient aussi de déterminer. Cette méthode leur ouvrait des voies qui souvent les ont conduits très-loin.

Dans le style des premiers écrivains de l’antiquité, les mots sont nets, nobles ou graves, et renferment chacun un sens complet.

La phrase a peu de membres, peu de jointures, et se lit d’un coup d’œil, comme elle se comprend par un seul mouvement d’attention.

Tout y est intelligible en soi. On dirait des gouttes lumineuses que l’œil pénètre d’un seul regard.

Les anciens se servaient ordinairement du mot vague le plus voisin du mot précis, afin de causer plus de plaisir à l’attention. Ils interdisaient le style ennemi de l’ampleur, les traits vifs qui disent tout, et qui rendent ainsi une longue éloquence impossible.

Dieu, ne voulant pas départir la vérité aux grecs, leur donna la poésie. Les anciens ne savaient presque jamais bien nettement ce qu’ils pensaient ; ils fouillaient peu dans leur esprit. Occupés du soin de bien dire, ils se contentaient du plaisir que leur faisaient leurs propres mots, ne cherchant dans la réflexion que ce qu’ils pouvaient se procurer de beauté par elle. On parle de leur imagination : c’est de leur goût qu’il faut parler ; lui seul réglait toutes leurs opérations, en appliquant leur discernement à ce qui était beau et convenable. Leurs philosophes mêmes n’étaient que de beaux écrivains, dont le goût était plus austère.

Les anciens disaient qu’un discours trop orné n’avait pas de mœurs, c’est-à-dire n’exprimait pas le caractère et les inclinations de celui qui parlait. Toutes nos recherches, en effet, ne peuvent montrer que nos richesses, notre art, nos habitudes littéraires.

Les grecs se plaisaient à parler leur langue, et à la sentir couler ou sous leur plume ou de leur bouche ; elle les charmait. C’est que leur langue était aisée ; et elle était aisée, parce que les constructions élégantes y étaient triviales ; le peuple et les auteurs la parlaient avec la même pureté. Aussi les allusions aux proverbes populaires sont-elles fréquentes dans les écrivains les plus polis ; Platon en est plein. Or, les allusions sont ce qui donne le plus de magie au style et d’amusement à l’esprit. Il s’y égaie, s’y délasse et s’y ranime.

En france, nous avons dit que les maximes étaient les proverbes des honnêtes gens. à Athènes, les maximes des honnêtes gens et les proverbes de la halle étaient une même chose.

Le rhythme s’opère par des cadences, comme l’harmonie par des sons. C’étaient des cadences et non des sons, du rhythme et non de l’harmonie, qu’opéraient les accents et la mesure des syllabes longues ou brèves, dans la langue des grecs et des latins.

Les latins s’écoutaient parler, et les grecs se regardaient dire, car ils voulaient que leurs paroles ressemblassent à leurs pensées. Les premiers aspiraient au nombre, à la pompe, à la dignité, à l’éloquence ; les seconds à la clarté et à la grâce.

Il y a de la rudesse dans les latins. Une modération noble et de bon goût distingue les grecs, et surtout les athéniens.

Ces fiers romains avaient une oreille dure, et qu’il fallait caresser longtemps, pour la disposer à écouter les belles choses. De là ce style oratoire qu’on trouve même dans leurs plus sages historiens. Les grecs, au contraire, étaient doués d’organes parfaits, faciles à mettre en jeu, et qu’il ne fallait qu’atteindre pour les émouvoir. Aussi, la plus simple parure suffisait à une pensée élégante, pour leur plaire, et la vérité pure les satisfaisait dans les descriptions. Ils observaient surtout la maxime : rien de trop. beaucoup de choix et de netteté dans les pensées ; des paroles assorties et belles de leur propre harmonie ; enfin, la sobriété nécessaire pour que rien ne retardât une impression, forment le caractère de leur bonne littérature. Ce n’est que chez les grecs gâtés par la vie romaine, que vous trouverez cette abondance de discours opposée à la pureté. Jamais une expression oratoire ne se présente dans leurs meilleurs historiens ; et l’éloquence, dans leurs grands orateurs, est plus voisine de l’histoire que, dans leurs bons conteurs, l’histoire n’est voisine de l’éloquence.

Les anciens, dans leurs compositions, avaient l’esprit plus à l’aise que nous. Ils n’étaient pas embarrassés de mille égards auxquels nous sommes forcés envers une foule d’ouvrages que nos lecteurs connaissent, et que nous ne pouvons nous dispenser de combattre ou de rappeler perpétuellement. Obligés ainsi de nous tenir en harmonie ou de nous mettre en désaccord avec tous les livres qui existent, nous faisons notre partie au sein de la cacophonie ; eux chantaient en paix leur solo.

C’est surtout du langage des anciens qu’il faut être scrutateur studieux. Les livres des anciens sont une encyclopédie de style, où l’on trouve en exemples l’art de tout dire avec délicatesse, avec bon goût, avec beauté ; car ils parlent de tout avec un accent doux et un beau langage. Leurs ouvrages, même les médiocres, sont tous empreints d’un beau type. Ils n’avaient pas plus de génie que nous, mais leur art valait mieux que le nôtre ; il y avait dans leur pays un meilleur goût, et ils avaient hérité d’habitudes meilleures.

Il est oratoire d’employer dans le discours l’autorité des anciens, et moral de la respecter.

La philosophie qui s’en sert dans ses raisonnements est plus douce, plus persuasive et plus propre à rendre meilleur. Un esprit de sagesse s’exhale de la lecture des anciens, et pénètre l’âme ravie.

La lie même de la littérature des grecs, dans sa vieillesse, offre un résidu délicat. Il faut lire les anciens lentement : on a besoin de beaucoup de patience, c’est-à-dire de beaucoup d’attention, pour avoir beaucoup de plaisir, quand on parcourt les beaux ouvrages.

L’antiquité ! J’en aime mieux les ruines que les reconstructions.

Les anciens avaient remarqué de la prolixité dans Euripide, et des inégalités dans Sophocle ; mais ils ne s’étaient pas permis de le leur reprocher, regardant, en quelque sorte, les fautes des grands écrivains comme un accident plutôt que comme un défaut. Leurs livres sont de beaux volumes où il n’y a que des taches d’eau.

« ce n’est pas l’auteur qui a fait la faute, c’est le temps », disait Aristarque, en parlant de ces beautés des vieux écrits auxquelles les générations postérieures ne peuvent plus être sensibles ; prétendant ainsi, et avec raison, que les mets et leurs saveurs n’avaient pas changé, mais les goûts.

Les anciens se laissaient plus éprendre que déprendre. Jamais leur esprit ne regimbait contre son plaisir, et ne contestait ce qui était ingénieux. Il semble que, chez eux, les lettres qu’ils appelaient humaines étaient en effet plus humaines que parmi nous. Leur critique était plus indulgente, plus douce, plus favorable que la nôtre ; elle était plus disposée à approuver. Ils admettaient trois genres : le sublime, le simple et le tempéré. » tous ceux », dit Cicéron, " qui se sont distingués chez les grecs, dans quelqu’un de ces genres, ont acquis un grand nom. » ces hommes, qui faisaient de si grandes choses avec la parole, et pour qui l’art de parler était une si grande puissance, n’accordaient peu d’estime à aucun ouvrage où la parole était employée avec habileté. Ils admiraient l’art avant tout, et tout ouvrage dont ils pouvaient dire : l’art y surpasse la matière, était à leurs yeux un chef-d’œuvre ; ils ne le mettaient au-dessous de rien, et le plaçaient à côté de tout. Et, en effet, pour la pratique et pour l’utilité, l’art, dans un ouvrage, est fort au-dessus du sujet. C’est l’art qui instruit ; c’est de lui qu’il est permis de s’enrichir. On peut enlever ses beautés et les placer ailleurs, sans rien ôter aux ouvrages où elles se trouvent. Les pots de terre des étrusques nous ont appris à modeler l’or et l’argent.

Nous ne savons rien dire sans le brouiller et le chiffonner. Les anciens, au contraire, déplissaient et déployaient tout.

Les anciens soutenaient que dans toute œuvre littéraire, même dans une harangue, il devait se trouver une gauche et une droite, un côté d’où partît le mouvement, un autre où il allât aboutir et d’où il revînt, par une circulation qui s’étendît à tout et qui passât par tous les points.

Dans nos écrits, la pensée semble procéder par le mouvement d’un homme qui marche et qui va droit. Dans les écrits des anciens, au contraire, elle semble procéder par le mouvement d’un oiseau qui plane, et avance en tournoyant. Ils cherchaient plus la grâce, quid deceat, quid non , que la force et l’exactitude. Remarquez la liberté d’esprit et d’imagination particulière aux grecs. Nous avons, en comparaison, dans nos écrits, l’air de forçats attachés à la chaîne, d’esclaves à la tâche, d’idiots en extase.

Les anciens avaient dans l’esprit beaucoup moins de mouvement et plus de dignité que nous. De là vient la modération de leurs discours et l’excellence de leur goût.

Les athéniens avaient l’esprit naturellement noble et pathétique, comme les français l’ont naturellement plaisant.

Les anciens n’avaient pas l’esprit dressé comme nous à la contention, à l’effort. Ils en étaient d’autant plus propres à faire passer leurs idées dans les esprits vulgaires, incapables en général d’une attention très-soutenue, ou peu propres à soutenir une attention pénible. Le style pathétique, élevé, harmonieux, et propre à l’éloquence de la tribune, était aussi facile à un grec ou à un romain, que le style spirituel et poli, vif et court, badin et flatteur, est facile à un français. Le génie de la vie intérieure et sociale domine parmi nous, comme celui de la vie publique dominait chez les anciens. Ils étaient instruits, dès l’enfance, et exercés, dès la jeunesse, à parler à la multitude ; nous le sommes à parler aux individus.

Ils avaient un langage abondant en figures et en paroles solennelles ; le nôtre abonde en mots à double face et en tournures ingénieuses.

Il leur était aisé de faire longuement des discours graves et touchants, comme il nous l’est de dire longtemps des choses agréables.

Les lettres de Cicéron sont extrêmement courtes, et il s’y trouve très-peu d’agréments.

Ses oraisons, au contraire, en offrent une source inépuisable ; son esprit s’y montre toujours varié, fécond, et semble n’être jamais las. Il eût été aussi difficile à Cicéron d’écrire une lettre comme Voltaire, qu’à Voltaire de faire un discours comme Cicéron. Il aurait même fallu de grands efforts à un romain, homme d’esprit, pour écrire une lettre telle que celles que Caraccioli prête à Clément Xiv.

Jamais une romaine, Véturie, mère de Coriolan, par exemple, ne fût parvenue à contrefaire un billet digne de Madame De Sévigné.

Peut-être, pourtant, une bouquetière d’Athènes y aurait-elle réussi. Chaque langue, dit-on fort bien, a son caractère ; mais, comme toutes les autres richesses des peuples, les richesses de chaque langue proviennent du commerce que les hommes en ont fait entre eux.