Persuasion/XXII

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 214-227).
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CHAPITRE XXII


Une fois rentrée chez elle, Anna se mit à penser à tout cela ; elle était soulagée de pouvoir juger M. Elliot librement et de ne lui plus devoir aucune amitié. Cependant elle sentait combien son père serait froissé ; elle se préoccupait du chagrin et du désappointement de lady Russel, mais il fallait tout lui dire et attendre tranquillement la suite des événements. En arrivant chez elle, elle apprit que M. Elliot était venu, mais qu’il reviendrait le soir.

Je ne pensais pas à l’inviter, dit Élisabeth d’un air qu’elle affectait de rendre insouciant ; mais il désirait tellement venir, du moins à ce que dit Mme Clay.

— Oui, vraiment, dit celle-ci ; je n’ai jamais vu solliciter une invitation d’une manière plus pressante. J’étais réellement en peine pour lui, car votre sœur, impitoyable, semble décidée à être cruelle.

— Oh ! s’écria Élisabeth, je suis trop accoutumée à ces choses pour en être touchée. Mais quand j’ai vu combien il regrettait de ne pas rencontrer mon père, j’ai cédé. Ils paraissent tous deux tellement à leur avantage quand ils sont ensemble. Leurs façons sont si parfaites ; et M. Elliot est si respectueux !

— Cela est charmant, dit Mme Clay n’osant cependant regarder Anna. Ils sont comme père et fils. Chère miss Elliot, ne puis-je pas le dire ?

— Oh ! je laisse chacun dire ce qu’il veut ; s’il vous plaît de penser ainsi ! Mais il me semble que ses attentions ressemblent à celles de tout le monde.

— Ma chère miss Elliot ! dit Mme Clay levant les mains et les yeux au ciel et affectant un silence étudié.

— Ma chère Pénélope, ne prenez pas l’alarme. Je l’ai invité, puis congédié avec un sourire : j’ai eu pitié de lui. »

Anna admira la dissimulation de Mme Clay, qui paraissait attendre avec un tel plaisir celui qui venait contre-carrer ses plans.

Il était impossible qu’elle ne détestât pas M. Elliot, et cependant il lui fallait prendre un air calme, obligeant et se montrer satisfaite d’être une simple amie pour Sir Walter, tandis qu’elle aurait bien voulu être autre chose.

Anna éprouva, en voyant M. Elliot, un pénible embarras. Maintenant qu’elle voyait clairement sa fausseté, sa déférence et ses attentions pour Sir Walter étaient odieuses ; et, songeant à sa conduite avec M. Shmith, elle pouvait à peine supporter ses sourires, son air affable et l’expression de ses sentiments artificiels. Elle ne voulait ni explications, ni rupture, mais être aussi froide que la parenté le permettait. Elle fut bien aise d’apprendre qu’il quittait Bath pour deux jours.

Le lendemain elle annonça son intention d’aller passer la matinée chez lady Russel.

« Très bien, dit Élisabeth : faites-lui mes compliments ; c’est tout ce que j’ai à lui dire. Rendez-lui aussi cet ennuyeux livre qu’elle a voulu me prêter. Je ne puis pourtant pas m’ennuyer à lire tous les poèmes ou toutes les statistiques qui paraissent. Lady Russel est insupportable avec ses nouvelles publications. Je l’ai trouvée horriblement mise hier soir ; mais il n’est pas nécessaire que vous le lui disiez. Je croyais qu’elle avait un peu de goût, et j’ai eu honte d’elle. Un air officiel et apprêté. Et elle se tient si raide ! Faites-lui mes meilleurs compliments, cela va sans dire.

— Et les miens aussi, ajouta Sir Walter, et vous pouvez dire que j’ai l’intention d’aller bientôt la voir. Soyez polie. Mais je me contenterai de laisser ma carte, il ne faut pas faire de visites le matin à de vieilles femmes. Si seulement elle mettait du rouge, elle ne craindrait pas qu’on la voie. La dernière fois que j’y suis allé, les jalousies ont été baissées immédiatement. »

Tandis qu’il parlait, on frappa, et M. et Mme Charles Musgrove furent introduits. La surprise fut grande : mais Anna seule fut contente ; les autres étaient indifférents. Cependant, aussitôt qu’on sut qu’ils n’avaient pas l’intention de s’installer à la maison, Sir Walter et Élisabeth devinrent plus aimables et firent les honneurs de la maison. Élisabeth conduisit Marie dans un autre salon pour lui en faire admirer les magnificences.

Anna, restée seule avec Charles, sut alors que Henriette et Benwick étaient du voyage. Voici comment ceci avait été décidé. Ce dernier ayant affaire à Bath, Charles s’était proposé pour venir avec lui ; mais Marie ne supporta pas l’idée de rester seule et mit tout projet en suspens. Heureusement Mme Musgrove mère se décida à venir à Bath avec Henriette pour acheter les toilettes de noces de ses deux filles, et elle emmena Marie.

Anna apprit que, Charles Hayter ayant obtenu une cure provisoire, les deux familles avaient consenti au mariage de leurs enfants.

« Je suis bien heureuse d’apprendre, dit Anna, que les deux sœurs qui s’aiment tant et qui ont un égal mérite, aient trouvé une situation égale. J’espère que votre père et votre mère sont tout à fait heureux.

— Mon père aimerait autant que ses futurs gendres fussent plus riches ; mais c’est là leur seul défaut. Marier deux filles à la fois n’est pas une opération financière très agréable ; cela diminue singulièrement les ressources de mon père. Je ne dis pas que mes sœurs n’y aient pas droit : mon père s’est toujours montré très libéral envers moi. Mais Marie n’approuve qu’à demi le mariage de Henriette : elle ne rend pas justice à Hayter, et ne pense pas assez à Wenthrop. Je ne puis lui faire admettre la valeur de la propriété. C’est un mariage qui a de l’avenir. J’ai toujours aimé Charles, et je ne cesserai pas de l’aimer aujourd’hui.

— J’espère que Louisa est tout à fait guérie ? »

Il répondit avec hésitation :

« Oui, je la crois guérie ; mais elle est bien changée, on ne la voit plus courir, rire et danser. Si l’on ferme une porte trop fort, elle tressaille et s’agite ; et Benwick s’assoit près d’elle, lui parle bas et lui lit des vers tout le long du jour. »

Anna ne put s’empêcher de rire :

« Cela n’est pas de votre goût ; mais je crois que c’est un excellent jeune homme.

— Certainement ; personne n’en doute, j’apprécie fort Benwick ; quand on peut le décider à parler, il cause bien. Ses lectures ne lui ont fait aucun tort, car il se bat aussi volontiers qu’il lit. Nous avons eu lundi dernier une fameuse chasse aux rats dans les granges de mon père, et il y a joué un si beau rôle que je l’en aime davantage. »

Ici Charles fut obligé d’aller admirer les glaces et les porcelaines de Chine mais Anna en avait entendu assez pour être au courant et pour se réjouir. Cependant elle soupira ; mais ce n’était pas un soupir d’envie : elle eût bien voulu avoir la même part de bonheur que les autres sans diminuer la leur. La visite se passa gaiement ; Marie était de bonne humeur, et si satisfaite du voyage dans le landau à quatre chevaux de sa belle-mère, qu’elle était disposée à admirer tout ce qu’on lui montrait. Son importance personnelle était rehaussée par ce bel appartement.

Élisabeth sentait qu’il fallait inviter à dîner les Musgrove, mais elle ne pouvait supporter l’idée qu’ils verraient une diminution de serviteurs et de représentation, eux si inférieurs aux Elliot de Kellynch ! Ce fut un combat entre les convenances et la vanité. Celle-ci eut le dessus, et Élisabeth fut satisfaite. Elle se dit : « Ce sont de vieilles idées de province sur l’hospitalité. On sait que nous ne donnons pas de dîners ; personne ici ne le fait, et je suis sûre qu’une invitation ne serait pas agréable à Mme Musgrove : elle est gênée avec nous, et hors de son monde. Je les inviterai pour la soirée de demain ; ce sera une nouveauté et un plaisir : ils n’ont jamais vu deux salons comme ceux-ci. Ils seront ravis, ce sera une petite réunion choisie. »

Marie fut parfaitement contente de cette invitation ; on devait la présenter à M. Elliot et aux illustres cousines, et rien ne pouvait lui être plus agréable. Anna sortit avec Charles et sa femme. Elle avait hâte de revoir ses amis d’Uppercross, et elle reçut le meilleur accueil.

Henriette, dont l’âme était épanouie par le bonheur, fut bienveillante et gracieuse. Mme Musgrove était reconnaissante des services d’Anna. Ce fut une expansion, une chaleur, une sincérité qui la ravirent d’autant plus qu’elle en était privée chez elle. Elle fut invitée ou plutôt réclamée comme un membre de la famille, et elle reprit en retour ses habitudes serviables écoutant l’histoire de Louisa et d’Henriette, donnant son avis sur les achats, recommandant tels magasins, s’interrompant pour aider Marie dans ses comptes, chercher ses clefs ou tâcher de la convaincre qu’elle n’avait été dupe de personne, car Marie, tout en s’amusant à regarder les passants par la fenêtre, ne pouvait s’empêcher de laisser travailler son imagination.

Une nombreuse compagnie arrivant dans un hôtel y porte beaucoup de bruit et de mouvement ; et Anna n’avait pas été là une demi-heure, que la vaste salle était à moitié remplie de boîtes et de paquets ; puis vinrent les amies de Mme Musgrove, et, bientôt après, Harville et Wenvorth. Il sembla à Anna qu’il était dans la même disposition d’esprit que le jour du concert, et qu’il voulait l’éviter. Elle s’efforça d’être calme et se raisonna ainsi : « Si nous nous aimons encore, nos cœurs finiront par se comprendre ; la destinée ne nous a pas rapprochés pour que nous nous cherchions des querelles absurdes. »

« Anna, s’écria Marie, voici Mme Clay debout sous la colonnade avec un monsieur près d’elle. Ils semblent causer intimement. Comment se nomme-t-il ? Venez ; dites-le-moi. Mon Dieu ! je me souviens ; c’est M. Elliot.

— Non, s’écria Anna vivement, ce ne peut être lui. Il a dû quitter Bath ce matin à neuf heures, et il ne reviendra que demain. »

Elle sentit que Wenvorth la regardait, ce qui la vexa et l’embarrassa et lui fit regretter ce qu’elle avait dit.

Marie, voulant qu’on supposât qu’elle connaissait son cousin, se mit à parler des ressemblances de famille, affirma que c’était M. Elliot, et appela encore Anna pour regarder elle-même. Mais Anna ne bougea pas. Son malaise cependant augmenta quand elle vit les sourires et les regards d’intelligence échangés entre deux ou trois dames, comme si elles se croyaient dans le secret. Il était évident qu’on avait causé d’elle.

« Venez voir, s’écria Marie ; ils se séparent et se donnent la main. Est-ce que vous ne reconnaîtriez pas M. Elliot ? Vous semblez avoir oublié Lyme. »

Pour cacher son embarras, Anna alla vivement à la fenêtre. Elle s’assura que c’étaient Mme Clay et M. Elliot, et, réprimant sa surprise, elle dit tranquillement :

« Oui, c’est M. Elliot. Il a changé son heure de départ, voilà tout ; ou je puis m’être trompée. »

Elle revint s’asseoir avec l’espoir consolant d’avoir paru indifférente. Les dames partirent ; Charles, après avoir maudit leur visite, dit :

« Mère, j’ai fait quelque chose qui vous fera plaisir ; j’ai loué une loge pour demain, et j’ai invité Wenvorth, je suis sûr qu’Anna ne sera pas fâchée de venir avec nous. N’ai-je pas bien fait ?

— Bonté du ciel, s’écria Marie. Qu’avez-vous fait ? Avez-vous oublié que nous sommes engagés à Camben-Place, et que nous y rencontrerons lady Dalrymph, M. Elliot et les principaux parents de la famille ?

— Bah, répondit Charles ; qu’est-ce que c’est qu’une soirée ? Votre père pouvait nous inviter à dîner, s’il voulait nous voir. Faites ce que vous voudrez ; moi, j’irai au spectacle.

— Oh ! Charles, ce serait abominable, quand vous avez promis.

— Non ; j’ai seulement salué et souri, en disant : « Trop heureux ! » Ce n’est pas là une promesse.

— Vous irez, Charles ; ce serait impardonnable d’y manquer. On doit nous présenter ; il y a toujours eu une grande liaison entre les Dalrymph et nous. Et M. Elliot est l’héritier de mon père ; des attentions lui sont dues à ce titre.

— Ne me parlez pas d’héritiers, s’écria Charles : je ne suis pas de ceux qui négligent le pouvoir régnant pour s’incliner devant l’astre nouveau. Si je n’y allais pas pour votre père, il serait scandaleux d’y aller pour son héritier. Qu’est-ce que M. Elliot est pour moi ? »

Cette expression d’insouciance ranima Anna, qui vit le capitaine regarder et écouter avec attention, Aux dernières paroles de Charles, il la regarda.

Charles et Marie continuaient à discuter le projet de spectacle : Mme Musgrove s’interposa.

« Il vaut mieux y renoncer, Charles, et demander la loge pour mardi. Ce serait dommage d’être séparés, et nous y perdrions aussi miss Anna ; et si elle n’est pas avec nous, ni Henriette ni moi nous ne nous soucions du spectacle. »

Anna fut sincèrement reconnaissante de ces paroles ; elle dit d’un ton décidé : « S’il ne dépendait que de moi, madame, la soirée à la maison ne serait pas le plus petit obstacle. Je n’ai aucun plaisir à ces présentations, et je serais trop heureuse d’aller au théâtre avec vous. »

Elle sentit qu’on l’observait, et n’osa pas même lever les yeux pour voir l’effet de ses paroles. On convint du mardi. Charles se réserva seulement de taquiner sa femme en déclarant qu’il irait seul au spectacle, si personne ne voulait y aller. Le capitaine Wenvorth quitta sa place, et vint s’arrêter comme par hasard devant Anna.

« Vous n’avez pas été assez longtemps à Bath, dit-il, pour jouir des soirées qu’on y donne.

— Ces soirées ne me plaisent pas, je ne suis pas joueuse.

— Je sais que vous ne l’étiez pas autrefois ; mais le temps opère de grands changements.

— Je n’ai pas tant changé, » dit-elle ; puis elle s’arrêta, craignant quelque interprétation.

Quelques instants après, il dit, comme si c’était une réflexion soudaine :

« Il y a un siècle, vraiment : huit ans et demi ! »

Anna ne put savoir s’il en aurait dit davantage ; Henriette demanda à sortir, et Anna dissimula sa contrariété ; elle se dit que si Henriette l’avait su, elle en aurait eu pitié, elle qui était si sûre de l’affection de son fiancé.

Sir Walter et Élisabeth vinrent interrompre leurs apprêts de départ : leur présence apporta un froid général. Anna se sentit oppressée, et vit la même impression autour d’elle. Le bien-être, la liberté, la gaîté, disparurent ; un froid maintien, un silence compassé, une conversation insipide, accueillirent son père et sa sœur. Quelle mortification c’était pour elle ! Cependant elle eut une satisfaction : le capitaine Wenvorth fut salué par sa sœur plus gracieusement que la première fois. Élisabeth renouvela son invitation pour tous les Musgrove, « une soirée intime, » dit-elle, et, posant sur la table les lettres d’invitation qu’elle avait apportées, elle adressa un sourire à Wenvorth en lui en présentant une. Elle avait réfléchi qu’un homme d’une telle tournure ferait bien dans son salon, et elle consentait à oublier le passé.

Quand Sir Walter et Élisabeth furent partis, l’animation et la gaîté reparurent, excepté pour Anna. Elle pensait à la manière douteuse dont Wenvorth avait remercié plutôt qu’accepté l’invitation, montrant plus de surprise que de plaisir. Elle savait qu’il ne pouvait regarder cette invitation comme une excuse pour le passé. Il tint la carte dans sa main après leur départ, comme s’il réfléchissait à tout cela. « Pensez-donc qu’Élisabeth a invité tout le monde, chuchota Marie assez haut pour être entendue. Je ne suis pas surprise que le capitaine soit ravi. Vous voyez qu’il ne peut pas se séparer de sa carte. »

Anna saisit le regard de Wenvorth ; elle vit sa joue rougir, et sa bouche exprimer le mépris.

Elle se détourna pour ne pas en voir davantage.

On se sépara. Anna, sollicitée de rester à dîner, refusa. Elle avait besoin de calme et de silence après les agitations de la journée.

Revenue à Camben-Place, elle eut à entendre tous les projets d’Élisabeth et de Mme Clay pour la soirée, tous les détails d’embellissement, l’énumération des invités, tout ce qui ferait de cette soirée la plus élégante qu’on eût jamais vue à Bath. Pendant ce temps, elle était obsédée par une pensée unique :

« Viendra-t-il ? » Elle ne pouvait deviner s’il se croirait obligé de venir. Elle oublia un moment sa préoccupation pour dire à Mme Clay qu’elle l’avait vue causer avec M. Elliot. Elle crut voir sur sa figure une certaine confusion, qui pouvait bien être causée par des reproches ou des observations de M. Elliot.

Elle s’écria cependant d’un air assez naturel :

« Ah ! c’est vrai ! ma chère. Croiriez-vous, miss Elliot, que j’ai rencontré M. Elliot dans la rue Bath ? Je n’ai jamais été plus étonnée ; nous avons fait quelques pas ensemble. Quelque chose l’avait empêché de partir ; je ne sais plus quoi, car j’étais pressée et je ne pouvais guère attendre… Il voulait savoir à quelle heure il pourrait être reçu demain, il ne pensait qu’à votre soirée, et moi aussi, et même depuis que je suis rentrée ; sans cela, cette rencontre ne me serait pas si entièrement sortie de la mémoire. »