Persuasion/XXIII

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 228-245).
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CHAPITRE XXIII


Anna ayant promis d’aller chez les Musgrove, elle remit au lendemain la visite à lady Russel. Un jour de plus était accordé à la bonne réputation de M. Elliot, comme à la sultane Shéhérazade des Mille et une Nuits.

Le mauvais temps la mit en retard, et quand elle arriva chez les Musgrove, elle y trouva Mme Croft, Harville et Wenvorth. Marie et Henriette ne l’avaient pas attendue ; mais elles avaient recommandé à Mme Musgrove de la retenir jusqu’à leur retour.

Elle dut se soumettre, et fut bientôt plongée dans toutes les agitations que l’extrême bonheur et l’extrême chagrin peuvent procurer.

Deux minutes après son arrivée, Wenvorth dit à Harville.

« Nous écrirons la lettre en question, Harville, si vous voulez me donner ce qu’il faut pour écrire. »

Tout étant préparé, il s’approcha de la table et, tournant le dos à tous, il s’absorba dans sa lettre.

Mme Musgrove racontait à Mme Croft comment le mariage de sa fille s’était décidé, avec cet insupportable chuchotement que tout le monde peut entendre. Anna ne put éviter d’entendre certains détails et des rabâchages insipides que Mme Croft écoutait avec une attention bienveillante. Anna espérait que Wenvorth n’entendait pas.

« Tout bien considéré, disait Mme Musgrove, nous avons jugé convenable de ne pas attendre davantage ; Charles Hayter se mourait d’impatience. Je ne hais rien tant que les longs engagements ; six mois, un an tout au plus, mais pas davantage.

— C’est précisément ce que j’allais vous dire ; surtout quand on ignore s’il ne surviendra pas quelque obstacle ; je trouve cela très imprudent, et les parents devraient l’empêcher autant qu’ils peuvent. J’aimerais mieux voir les jeunes gens se marier avec un petit revenu, et lutter avec les difficultés de la vie que d’être liés longtemps d’avance. »

Anna trouvait là un intérêt inattendu. Elle s’appliqua ces paroles, sentit un frémissement parcourir tout son corps, et jeta involontairement un regard sur la table. Le capitaine avait cessé d’écrire : il écouta et se retourna pour lui jeter un regard rapide et profond.

Les deux dames continuèrent à redire les mêmes vérités, à les renforcer par des exemples. Mais Anna n’entendit qu’un bruit de voix ; tout était confusion dans son esprit.

Harville, qui n’avait rien entendu, s’approcha d’une fenêtre et parut inviter Anna à le rejoindre. Il la regarda avec un sourire et fit un petit mouvement de tête qui disait : « Venez, j’ai quelque chose à vous dire. »

Anna alla vers lui ; alors il reprit l’expression sérieuse et pensive qui lui était habituelle.

« Voyez, dit-il, déployant un paquet qu’il avait dans la main et montrant une miniature. Connaissez-vous cette personne ?

— Certainement, capitaine.

— Et vous pouvez deviner à qui ce portrait est destiné. Mais, dit-il d’une voix grave, il n’a pas été fait pour elle. Miss Elliot, vous rappelez-vous notre promenade à Lyme ? Nous nous affligions pour lui. Je ne croyais guère alors. Mais, n’importe. La peinture a été faite au Cap. Harville rencontra là un jeune artiste allemand, et pour remplir une promesse faite à ma pauvre sœur, il posa, et lui rapporta ce portrait. Je suis chargé maintenant de le donner à une autre femme. Quelle commission pour moi ! mais qui pouvait la faire ? Je ne suis pas fâché, vraiment, de la laisser à un autre, dit-il en désignant Wenvorth. Le capitaine s’en charge ; c’est pour cela qu’il écrit. » Et il ajouta, avec une lèvre tremblante : « Pauvre Fanny ! Elle ne l’aurait pas oublié sitôt !

— Non, dit Anna d’une voix pénétrée, je le crois facilement.

— Ce n’était pas dans sa nature : elle l’adorait.

— Une femme qui aime vraiment est ainsi. »

Harville eut un sourire qui signifiait : « Réclamez-vous pour votre sexe ? » et Anna répondit, en souriant aussi : « Oui, nous ne sommes pas si oublieuses que vous ; c’est peut-être notre destinée plutôt que notre mérite. Nous n’y pouvons rien. Nous vivons à l’intérieur, tranquilles, renfermées, et nous n’existons que par le sentiment. Vous êtes forcés à l’action ; vous avez toujours quelque affaire qui vous ramène dans le monde ; le changement et l’occupation continuels affaiblissent bientôt vos impressions.

— En admettant (ce que je ne fais pas) que votre assertion soit vraie, elle ne s’applique pas à Benwick. Il n’a pas été forcé à l’action ; la paix l’a ramené à terre à ce moment-là, et depuis il a toujours vécu avec nous.

— C’est très vrai, dit Anna ; je l’avais oublié. Mais qu’allez-vous répondre à cela, capitaine ? Si le changement ne vient pas des circonstances extérieures, il vient du dedans, de la nature de l’homme, ce doit être le cas du capitaine Benwick.

— Non, non, je n’admets pas que ce soit la nature de l’homme plus que de la femme d’oublier ceux qu’on aime ou qu’on a aimés. Je crois le contraire. Il y a une véritable analogie entre notre corps et notre esprit ; là où le corps est le plus fort, le sentiment l’est aussi : il est capable de supporter une plus rude épreuve, comme d’affronter un plus mauvais temps.

— Vos sentiments peuvent être les plus forts, dit Anna ; mais le même esprit d’analogie m’autorise à dire que les nôtres sont les plus tendres. L’homme est plus robuste que la femme, mais il ne vit pas plus longtemps, ce qui explique mes idées sur la nature de ses affections. S’il en était autrement, ce serait trop cruel pour vous. Vous avez à lutter avec des dangers, des souffrances ; vous travaillez et vous fatiguez votre temps ; votre santé, votre vie, ne sont pas à vous. Ce serait cruel vraiment (ceci fut dit d’une voix tremblante) si les sentiments des femmes étaient ajoutés à tout cela.

— Nous ne serons jamais d’accord sur ce point, » commença Harville, quand un léger bruit attira son attention. La plume de Wenvorth était tombée de ses mains, et Anna tressaillit en s’apercevant qu’il était plus près qu’elle ne croyait.

— Avez-vous fini votre lettre ? dit Harville.

— Pas encore, quelques lignes seulement : j’aurai fini dans cinq minutes.

— Rien ne presse ; je suis très bien ancré ici, dit-il en souriant à Anna ; bien approvisionné ; je ne manque de rien. Eh bien, miss Elliot, dit-il en baissant la voix, comme je vous le disais, nous ne serons jamais d’accord sur ce point ; aucun homme ni aucune femme ne peuvent l’être sans doute : mais laissez-moi vous dire que l’histoire est contre vous, en prose et en vers. Si j’avais autant de mémoire que Benwick, j’apporterais cinquante citations pour appuyer ma thèse. Je ne crois pas avoir ouvert dans ma vie un seul livre qui n’ait parlé de l’inconstance des femmes. Chansons et proverbes : tout en parle. Mais, direz-vous peut-être, ils ont été écrits par des hommes ?

— Oui, s’il vous plaît, ne prenons pas pour arbitres les livres. Les hommes, en écrivant l’histoire, ont sur nous tous les avantages ; ils ont plus d’instruction, et la plume est dans leurs mains. Je n’admets pas que les livres prouvent quelque chose.

— Mais quelle preuve aurons-nous ?

— Nous n’en aurons jamais. Nous débutons chacun avec une prévention en faveur de notre propre sexe ; nous y ajoutons toutes les preuves que nous pouvons trouver à l’appui, et précisément ces preuves ne peuvent être données sans trahir un secret.

— Ah ! s’écria Harville d’un ton profondément ému, si je pouvais vous faire comprendre tout ce qu’éprouve un homme, quand, jetant un dernier regard sur sa femme et ses enfants, il suit des yeux le bateau qui les emporte, et se demande s’il les reverra jamais. Si je pouvais vous dire la joie de son âme quand il les revoit après, une longue absence ; quand il a calculé l’heure de leur retour, et qu’il les voit arriver un jour plus tôt, comme si le ciel leur avait donné des ailes ! Si je pouvais vous dire tout ce qu’un homme peut faire et supporter ; tout ce qu’il peut se glorifier de faire pour ses chers trésors ! Je parle seulement de ceux qui ont un cœur ! dit-il en appuyant la main sur sa poitrine.

— Ah ! dit Anna vivement ; je rends justice à vos sentiments et aux hommes qui vous ressemblent. Je mériterais le mépris si j’osais supposer que la véritable affection et la confiance appartiennent seulement aux femmes. Non, je vous crois capables dans le mariage de toutes les grandes et nobles choses. Je crois que vous pouvez supporter beaucoup tant que… (permettez-moi de le dire), tant que vous avez un but. Je veux dire tant que la femme que vous aimez existe et vit pour vous. Le seul privilège que je réclame pour mon sexe (et il n’est pas très enviable, n’en soyez pas jaloux), c’est d’aimer plus longtemps quand il n’y a plus ni vie ni espoir. » Elle ne put en dire davantage ; son cœur était trop plein, sa poitrine trop oppressée.

— Vous êtes une bonne âme, s’écria le capitaine lui posant la main sur le bras avec affection. Il n’y a pas moyen de se quereller avec vous. Et puis ma langue est liée quand je pense à Benwick. »

Leur attention fut appelée ailleurs : Mme Croft s’en allait.

« Nous nous séparons ici, je crois, Frédéric. Je retourne chez moi, et vous, vous avez un rendez-vous avec votre ami. Ce soir, nous aurons le plaisir de nous rencontrer tous à votre soirée, » dit-elle à Anna. « Nous avons reçu hier l’invitation de votre sœur, et j’ai compris que Frédéric était invité aussi. Vous êtes libre, n’est-ce pas, Frédéric ? »

Wenvorth pliait sa lettre à la hâte, il ne put ou ne voulut pas répondre à cela.

« Oui, dit-il, nous nous séparons ; mais nous vous suivrons bientôt, c’est-à-dire Harville, si vous êtes prêt, je le suis dans une minute ; je sais que vous ne serez pas fâché d’être dehors. »

Wenvorth, ayant cacheté rapidement sa lettre, semblait pressé de partir. Anna n’y comprenait rien. Harville lui dit un amical adieu ; mais de Wenvorth elle n’eut pas un mot, pas un regard, quand il sortit.

Elle n’avait eu que le temps de s’approcher de la table, quand la porte s’ouvrit, et qu’il rentra. Il s’excusa, disant qu’il avait oublié ses gants ; il s’approcha de la table, et, tirant une lettre de dessous les autres papiers, la mit sous les yeux d’Anna en la regardant d’un air suppliant, puis il sortit avant que Mme Musgrove eût le temps de voir s’il était entré.

Anna fut agitée au delà de toute expression. La lettre, dont l’adresse « Miss A. E. » était à peine lisible, était celle qu’il avait pliée si rapidement. On croyait qu’il écrivait à Benwick, et c’était à elle ! La vie d’Anna dépendait du contenu de cette lettre ! Mais tout était préférable à l’attente, Mme Musgrove était occupée ailleurs, et Anna put, sans être aperçue, lire ce qui suit :

« Je ne puis me taire plus longtemps. Il faut que je vous écrive. Vous me percez le cœur ! Ne me dites pas qu’il est trop tard ! que ces précieux sentiments sont perdus pour toujours. Je m’offre à vous avec un cœur qui vous appartient encore plus que lorsque vous l’avez brisé il y a huit ans. Ne dites pas que l’homme oublie plus tôt que la femme, que son amour meurt plus vite. Je n’ai jamais aimé que vous. Je puis avoir été injuste, j’ai été faible et vindicatif, mais jamais inconstant. C’est pour vous seule que je suis venu à Bath, c’est à vous seule que je pense ; ne l’avez-vous pas vu ? N’auriez-vous pas compris mes désirs ? Je n’aurais pas attendu depuis dix jours, si j’avais connu vos sentiments comme je crois que vous avez deviné les miens. Je puis à peine écrire. J’entends des mots qui m’accablent. Vous baissez la voix, mais j’entends les sons de cette voix qui sont perdus pour les autres. Trop bonne et trop parfaite créature ! vous nous rendez justice, en vérité, en croyant les hommes capables de constance. Croyez à ce sentiment inaltérable chez

F. W.

« Il faut que je parte, incertain de mon sort : mais je reviendrai ici, ou j’irai vous rejoindre. Un mot, un regard suffira pour me dire si je dois entrer ce soir ou jamais chez votre père. »

Après cette lecture, Anna fut longtemps à se remettre. Chaque instant augmentait son agitation : elle était comme écrasée de bonheur et avant qu’elle pût sortir de cet état violent, Charles, Marie et Henriette rentrèrent.

Elle s’efforça d’être calme, mais elle ne comprit pas un mot de ce qu’on disait. Elle fut obligée de s’excuser et de dire qu’elle était souffrante. On remarqua alors qu’elle était très pâle, qu’elle paraissait agitée et préoccupée, et l’on ne voulut pas sortir sans elle. Cela était cruel !… Si seulement on était parti, lui laissant la tranquille possession de cette chambre ! mais voir tout le monde autour d’elle lui donnait le vertige et la désespérait. Elle dit qu’elle voulait retourner chez elle.

« Certainement, ma chère, dit Mme Musgrove ; partez vite, et prenez soin de vous, afin d’être bien remise ce soir. Charles, demandez une voiture ; elle ne peut pas marcher. »

Aller en voiture, c’était là le pire, perdre la possibilité de dire deux mots au capitaine ! Elle ne pouvait supporter cette pensée. Elle protesta vivement, et on la laissa enfin partir.

« Soyez assez bonne, madame, dit-elle en sortant, pour dire à ces messieurs que nous espérons les avoir tous ce soir, et particulièrement le capitaine Benwick et M. Wenvorth. »

Elle craignait quelque malentendu qui gâterait son bonheur. Une autre contrariété survint : Charles voulut l’accompagner, cela était cruel, mais elle ne pouvait s’y refuser.

Arrivés à la rue Union, un pas rapide et qui lui était familier se fit entendre derrière eux. Elle eut le temps de se préparer à voir Wenvorth. Il les rejoignit, puis parut indécis sur ce qu’il devait faire ; il se tut et la regarda. Elle soutint ce regard en rougissant. Alors l’indécision de Wenvorth cessa et il marcha à côté d’elle.

Charles, frappé d’une pensée soudaine, dit tout à coup :

« Capitaine, où allez-vous ? À Gay-Street, ou plus loin ?

— Je n’en sais rien, dit Wenvorth surpris.

— Allez-vous près de Camben-Place ? parce qu’alors je n’ai aucun scrupule à vous prier de me remplacer, et de donner votre bras à Anna. Elle est un peu souffrante ce matin et ne doit pas aller seule si loin ; et il faut que j’aille chez mon armurier. Il m’a promis de me faire voir un superbe fusil qu’il va expédier, et si je n’y vais pas tout de suite il sera trop tard. »

Wenvorth n’avait aucune objection à faire à cela, il s’empressa d’accepter, réprimant un sourire et une joie folle.

Une minute après, Charles était au bout de la rue, et Wenvorth et Anna se dirigeaient vers la promenade tranquille, pour causer librement pendant cette heure bénie, qu’ils se rappelleraient toujours avec bonheur. Là ils échangèrent de nouveau ces sentiments et ces promesses qui avaient déjà une fois engagé leur avenir et qui avaient été suivis de longues années de séparation et d’indifférence. Ils se rappelèrent le passé, plus parfaitement heureux qu’ils ne l’avaient jamais été, plus tendres, plus éprouvés, plus certains de la fidélité et de l’attachement l’un de l’autre ; plus disposés à agir, et plus justifiés en le faisant. Ils montaient lentement la pente douce, ne voyant rien autour d’eux, ni les passants qui les coudoyaient. Ils s’expliquaient et se racontaient, sans se lasser jamais, les journées précédentes. C’était bien la jalousie qui avait dirigé toute la conduite de Wenvorth ; mais il n’avait jamais aimé qu’elle. Il avait voulu l’oublier, et croyait y avoir réussi. Il s’était cru indifférent, tandis qu’il n’était qu’irrité ; il avait été injuste pour les qualités d’Anna, parce qu’il en avait souffert. Maintenant elle était pour lui la perfection absolue, mais il reconnaissait qu’à Uppercross seulement il avait appris à lui rendre justice, et qu’à Lyme seulement il avait commencé à se connaître lui-même. L’admiration de M. Elliot pour Anna avait réveillé son affection, et les incidents du Cobb et la suite avaient établi la supériorité d’Anna.

Il avait fait des efforts inutiles pour s’attacher à Louisa, sans se douter qu’une autre femme avait déjà pris possession de son cœur. Il avait appris alors à distinguer la fermeté de principes, de l’entêtement et de l’amour-propre ; un esprit résolu et équilibré, d’un esprit téméraire. Tout contribuait à élever dans son estime la femme qu’il avait perdue ; et il commençait à déplorer l’orgueil et la folie qui l’avaient empêché de la regagner quand elle était sur sa route.

Dès lors sa punition avait commencé. À peine délivré du remords et de l’horreur causés par l’accident de Lyme, il s’était aperçu qu’il n’était plus libre.

« Je découvris, dit-il, que Harville me considérait comme engagé avec Louisa. L’honneur me commandait de l’épouser, puisque j’avais été imprudent. Je n’avais pas le droit d’essayer si je pourrais m’attacher à une de ces jeunes filles, au risque de faire naître des bruits fâcheux. J’avais péché, j’en devais subir les conséquences. Je me décidai à quitter Lyme, j’aurais voulu affaiblir par tous les moyens possibles les sentiments que j’avais pu inspirer. J’allai chez mon frère, il me parla de vous, il me demanda si vous étiez changée. Il ne soupçonnait guère qu’à mes yeux vous ne pouviez jamais changer. »

Anna sourit, car il est bien doux à vingt-huit ans de s’entendre dire qu’on n’a perdu aucun des charmes de la jeunesse. Elle comparait cet hommage avec d’autres paroles qu’il avait dites, et le savourait délicieusement.

Il en était là, déplorant son aveuglement et son orgueil, quand l’étonnante et heureuse nouvelle du mariage de Louisa lui rendit sa liberté.

« Ce fut la fin de mes plus grands tourments, car dès lors la route du bonheur m’était ouverte ; mais attendre dans l’inaction eût été trop terrible. J’allai à Bath. Me pardonnez-vous d’y être arrivé avec un peu d’espoir ? Je savais que vous aviez refusé un homme plus riche que moi ; mais vous voir entourée de personnes malveillantes à mon égard ; voir votre cousin causant et souriant, et savoir que tous ceux qui avaient quelque influence sur vous désiraient ce mariage, quand même vous auriez de l’indifférence ou de la répulsion, n’était-ce pas assez pour me rendre fou ?

— Il fallait ne pas me soupçonner, dit Anna, le cas était si différent. Si j’ai eu tort en cédant autrefois à la persuasion, souvenez-vous qu’elle était exercée pour mon bien, je cédais au devoir. Mais ici on ne pouvait invoquer aucun devoir pour me faire épouser un homme qui m’était indifférent.

— Je ne pouvais pas raisonner ainsi. J’étais la proie de ces vieux sentiments dont j’avais tant souffert. Je me souvenais seulement que vous m’aviez abandonné croyant aux autres plutôt qu’à moi, et qu’enfin vous étiez encore avec la même personne qui vous avait guidée, dans cette année de malheur.

— J’aurais cru, dit Anna, que ma manière d’être pouvait vous épargner tout ce chagrin ?

— Non ; vous aviez l’air aisé d’une personne qui est engagée ailleurs, et cependant j’étais décidé à vous revoir. »

Anna rentra chez elle, plus heureuse que personne ici n’aurait pu comprendre. Tous les sentiments pénibles du matin étaient dissipés : son bonheur était si grand, que, pour contenir sa joie, elle fut obligée de se dire qu’elle ne pouvait pas durer. Elle alla s’enfermer dans sa chambre, pour pouvoir en jouir ensuite avec plus de calme.

Le soir vint, les salons se remplirent. C’était une soirée banale, trop nombreuse pour être intime, pas assez pour être animée.

Cependant jamais soirée ne parut plus courte à Anna. Jolie et rougissante d’émotion et de bonheur, elle fut généralement admirée.

Elle ne trouvait là que des indifférents ou des gens sympathiques, les premiers elle les laissait de côté ; elle causait gaîment avec les autres, puis elle échangeait quelques mots avec Wenvorth, et elle sentait qu’il était là ! Ce fut dans un de ces courts moments qu’elle lui dit :

« J’ai tâché de me juger impartialement, et je crois que j’ai fait mon devoir en me laissant influencer par l’amie qui me servait de mère. Je ne veux pas dire pourtant qu’elle ne se trompait pas : l’avenir lui a donné tort. Quant à moi, je ne voudrais jamais dans une circonstance semblable imposer mon avis. Mais si j’avais désobéi, j’aurais été tourmentée par ma conscience ; aujourd’hui je n’ai rien à me reprocher, et je crois que le sentiment du devoir n’est pas le plus mauvais lot d’une femme en ce monde. »

Il regarda Anna, puis lady Russel :

« Je ne lui pardonne pas encore ; mais j’espère plus tard être bien avec elle.

— Je me suis demandé aussi si je n’avais pas été moi-même mon plus grand ennemi. Dites-moi, si je vous avais écrit, quand je fus nommé commandant de la Laconia, m’auriez-vous répondu ? M’auriez-vous promis votre main ?

— Oui, je l’aurais fait ! » fut toute sa réponse ; mais le ton était décisif.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il ; est-ce vrai ? j’y pensais et je le souhaitais, comme le couronnement de tous mes succès, mais j’étais trop orgueilleux pour vous demander une seconde fois. Si j’avais voulu vous comprendre et vous rendre justice, six années de réparation et de souffrance m’eussent été épargnées ! Ce m’est une douleur d’un nouveau genre. Je me suis accoutumé à croire que je méritais tout ce qui m’arrivait d’heureux. Comme d’autres grands hommes dans les revers, ajouta-t-il avec un sourire, je dois m’efforcer de soumettre mon esprit à ma destinée. Je dois apprendre à me trouver heureux plus que je ne mérite. »