Persuasion/XXIV

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 246-251).
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CHAPITRE XXIV


Qui peut douter de la suite de l’histoire ? Quand deux jeunes gens se mettent en tête de se marier, ils sont sûrs, par la persévérance, d’arriver à leur but, quelque pauvres, quelque imprudents qu’ils soient. C’est là peut-être une dangereuse morale, mais je crois que c’est la vraie, et si ceux-là réussissent, comment un capitaine Wenvorth et une Anna Elliot, ayant toute la maturité de l’esprit, la conscience du droit et une fortune indépendante, n’auraient-ils pas renversé tous les obstacles ?

Ils n’en rencontrèrent pas beaucoup, en réalité, car ils n’eurent d’autre opposition que le manque de gracieuseté et d’affection.

Sir Walter ne fit aucune objection, et Élisabeth se contenta de paraître froide et indifférente. Le capitaine Wenvorth, avec son mérite personnel et ses 25,000 livres, n’était plus un zéro. On le trouvait digne de rechercher la fille d’un baronnet dépensier et absurde, qui n’avait pas eu assez de bon sens pour se maintenir dans la situation où la Providence l’avait placé, et qui ne pouvait donner à sa fille qu’une petite portion des 10 000 livres venant de sa mère.

Sir Walter, malgré sa vanité, était loin de penser que ce fût là un mauvais mariage. Au contraire, quand il vit Wenvorth davantage à la lumière du jour (et il le regarda bien), il fut frappé de sa bonne mine, et il sentit que cette supériorité physique pouvait entrer en balance avec le rang de sa fille.

Tout cela, aidé d’un nom bien sonnant, disposa Sir Walter à préparer sa plume avec bonne grâce pour insérer le mariage dans le livre d’honneur.

La seule personne dont l’opposition pouvait causer une sérieuse inquiétude était lady Russel. Anna savait que cette dame aurait quelque peine à renoncer à M. Elliot et qu’elle devrait faire des efforts pour rendre justice à Wenvorth.

Il lui fallait reconnaître qu’elle s’était trompée doublement ; que, les manières de Wenvorth ne convenant pas à ses idées, elle avait été trop prompte à lui attribuer un caractère d’une impétuosité dangereuse ; que, les manières de M. Elliot lui ayant plu précisément par leur correction et leur élégance, leur politesse et leur aménité, elle avait été trop prompte à y reconnaître un esprit bien équilibré.

Elle avait à faire une nouvelle provision d’opinions et d’espérances.

Il y a chez quelques personnes une pénétration naturelle que l’expérience ne peut égaler. Lady Russel avait été moins douée que sa jeune amie ; mais c’était une excellente femme, et si elle avait la prétention d’avoir un bon jugement, elle voulait, avant tout, le bonheur d’Anna.

Quand la gêne du premier moment fut passée, elle se mit à aimer comme une mère l’homme qui assurait le bonheur de son enfant.

De toute la famille, Marie fut probablement la plus satisfaite. Ce mariage augmentait sa considération, et elle pouvait se flatter d’y avoir contribué en gardant Anna avec elle pendant l’automne. Elle était fort contente que Wenvorth fût plus riche que Benwick ou Hayter, car sa propre sœur devait être au-dessus des sœurs de son mari.

Elle eut à souffrir, peut-être, de voir reprendre à Anna son droit d’aînesse dans la société, et de la voir propriétaire d’un joli landau ; mais elle avait un avenir qu’Anna n’avait pas. Son mari était fils aîné, et il hériterait d’Uppercross ; et si elle pouvait empêcher Wenvorth d’être fait baronnet, elle ne voudrait pas changer avec Anna.

Il est à désirer que la sœur aînée soit également satisfaite de son sort, car un changement n’est pas probable. Elle a eu la mortification de voir M. Elliot se retirer, et personne ne s’est présenté qui puisse faire naître en elle le moindre espoir.

La nouvelle du mariage d’Anna fut pour M. Elliot un événement inattendu. Il dérangeait ses plans de bonheur conjugal et son espoir de garder Sir Walter célibataire, en le surveillant de près.

Quoique dérouté et désappointé, il pouvait encore faire quelque chose pour son propre plaisir et son intérêt. Il quitta Bath, et Mme Clay, s’en allant bientôt après, le bruit courut qu’elle s’était établie à Londres sous sa protection. On vit alors qu’il avait joué double jeu et qu’il était résolu à empêcher cette femme artificieuse de l’évincer.

Chez Mme Clay, la passion l’avait emporté sur l’intérêt, elle était rusée cependant aussi bien que passionnée ; et l’on se demande aujourd’hui qui des deux sera le plus habile : si M. Elliot, après l’avoir empêchée d’épouser Sir Walter, ne sera pas amené à en faire sa femme.

Sir Walter et Élisabeth furent sans nul doute froissés et vexés en découvrant la duplicité de Mme Clay. Ils ont, il est vrai, pour se consoler leur grande cousine, mais ils sentiront bientôt que le métier de courtisan n’est pas toujours agréable.

Anna n’eut qu’un nuage à son bonheur ; ce fut de voir que personne dans sa famille n’était digne de Wenvorth. La disproportion de fortune ne lui donna pas un moment de regret ; mais ne pouvoir offrir à son mari l’accueil bienveillant d’une famille respectable, en échange de l’accueil empressé de ses beaux-frères et belles-sœurs, fut pour elle une source de chagrin.

Elle n’avait dans le monde que deux amies à ajouter à ceux de son mari : lady Russel et Mme Shmith ; il était tout disposé à aimer la première, et, pourvu qu’on ne l’obligeât pas à dire qu’elle avait eu raison de les séparer, il voulait bien lui reconnaître toutes les autres qualités.

Quant à Mme Shmith, elle avait des titres pour être aimée tout de suite : les bons offices qu’elle avait rendus à Anna. Elle acquit deux amis au lieu d’une, et fut la première à les visiter. Le capitaine s’acquitta envers elle en lui faisant recouvrer sa propriété des Indes.

Cette augmentation de revenu, jointe à une amélioration de santé et à la fréquentation d’aussi bons amis, entretint sa gaîté et sa vivacité, et elle défia alors les plus grandes richesses d’ajouter à son contentement ; mais la source de son bonheur était en elle et dans son caractère, comme celui d’Anna était dans son cœur aimant. Anna était tout tendresse, et Wenvorth l’aima autant qu’elle en était digne. La crainte de la guerre fut la seule ombre à son bonheur. Elle se glorifiait d’être la femme d’un marin, mais il fallait payer cette gloire par les alarmes dues à cette profession, où les vertus domestiques brillent peut-être d’un plus vif éclat que les vertus patriotiques.