Aller au contenu

Perverse/01

La bibliothèque libre.
Antony et Cie (p. Ill.-24).


Au poète Édouard Dujardin














PERVERSE

I

PAULA

Son lit était le plus vaste de Chicago.

Paula était vierge. Elle avait vingt ans.

Sa mère était morte ; son père faisait la noce.

Souvent, elle avait vu des femmes entrer, la nuit, dans les appartements paternels ; elle avait entendu rire ; elle avait perçu des bruits de baisers. Et elle s’étonnait, avant dormir, que son père, bon pour elle, ne la fît point assister aux fêtes qu’il donnait dans sa maison.

Paula était d’une naïveté stupide. Elle ne soupçonnait rien de la vie, rien de l’amour.

Quelques romans, lus dans son lit, des romans venus de Paris, l’avaient entretenue d’un jeu, à deux, qui n’était pas sans agréments ; mais elle regardait ses oiseaux, deux oiseaux qui vivaient dans une cage en or ; ces oiseaux s’embrassaient du bout du bec, se caressaient de l’aile avec un parler très doux : les baisers et les caresses des oiseaux ne lui disaient rien.

Elle était heureuse lorsqu’elle était seule, seule avec Miss, une petite demoiselle toutou, de famille anglaise, d’une famille très aristocratique dans le monde des chiens, et qu’elle avait payée une poignée de bank-notes.

Sa chambre, immense, était tendue de soie rose où, brodés par un artiste, des couples amoureux dansaient pavanes et menuets. Érotiquement enlacés, les danseurs des tentures, habillés de soie blanche, arrondissaient chacun un bras autour de leurs bouches unies. Et, cachés dans des roses et des pivoines, des anges pâles soufflaient dans des pipeaux ou voletaient autour de harpes fleuries.

Bien avant dans la nuit, isolée dans la batiste et la soie mauve du somptueux hôtel qui la possédait, Paula, rêvant, entendait chanter les pipeaux des anges, murmurer les harpes sous le frôlement de leurs ailes ; elle voyait les sourires des chevaliers et des marquises se mêler dans leurs baisers, sous leurs bras arrondis, tandis que doucement, candidement, ils dansaient autour de son sommeil.

Le matin, elle se souvenait du songe, mais le songe n’avait pas troublé sa candeur.

Elle restait, même dans ses rêves, terriblement, l’immaculée.

Elle apprit un jour qu’une de ses amies d’enfance venait d’avoir un bébé ; elle visita la mère et l’enfant. Quand elle rentra chez elle, elle alla trouver son père et lui dit :

— Mary Kante a une petite fille, je veux en avoir une aussi.

Son père éclata de rire et lui répondit :

— Marie-toi.

Je ne veux pas me marier et je veux une petite fille. Je suis fatiguée de Miss, aujourd’hui.

— On ne peut avoir de petite fille, ma chérie, lorsqu’on ne se marie pas. L’une est la conséquence de l’autre.

— Je ne comprends pas.

— Marie-toi, et tu comprendras.

— Je vais réfléchir.

Des mois se passèrent.

Paula était d’une laideur agréable. Maigre et grande, bâtie en levrette, elle avait des yeux étranges, des yeux immenses et gris, au milieu desquels étincelait un point d’or le jour, un point d’argent la nuit. Ses mains étaient menues et longues ; ses pieds étroits étaient chevillés hautement. Des cheveux châtains, épais et courts, nuageaient jusque sur ses yeux et descendaient, derrière, très bas, dans le cou. Une ombre brune de duvets surmontait ses lèvres, aux coins desquelles trois ou quatre petits poils noirs étaient raides plantés.

Sa bouche, largement fendue, était mince, minces aussi ses narines qui s’ouvraient et se fermaient, au gré du souffle, voluptueusement contradictoires à la sécheresse de sa nature.

Sa gorge s’arrêtait rudement à une poitrine masculine, où les seins faisaient complètement défaut ; deux boutons de roses anémiques.

Les bras de Paula, en revanche, étaient superbes. Grassouillets et fossetés délicieusement, ils naissaient dans un nid soyeux de noirs frisons et s’affinaient jusqu’au poignet par des lignes irréprochables de pureté. De même, ses jambes étaient parfaites, gracieusement tendues, modelées avec richesse, nerveuses pourtant ; elles étaient la délicate base, ciselée dans le satin d’un corps androgyne, qui avait pris, à la femme, ses extrémités, et à l’homme, son torse.

Lorsqu’elle passait dans les avenues, à pied, ou dans sa Victoria attelée de bêtes de race, les hommes ne la regardaient pas.

La fille de Johnson, le cent fois millionnaire, était l’inaperçue, la non-souhaitée, et tout le monde savait qu’elle ne voulait pas se marier. Elle n’avait pas la beauté qui attire les chercheurs de plaisir.

Un matin, elle s’éveilla, lasse et les yeux cernés. Sa femme de chambre, inquiète, demanda :

— Miss Paula serait-elle souffrante ?

— Je ne sais, répondit-elle, laissez-moi.

Et le front dans ses mains, accroupie dans un fauteuil, elle regarda son lit ; ses yeux, chercheurs, plongèrent dans les plis des couvertures ravagées. Son regard s’éleva jusqu’à une glace ciselée qui penchait son miroir vers elle, et elle vit qu’il y avait quelque chose dans son visage qu’elle ne connaissait pas.

Elle voulut se souvenir et recommencer son sommeil. Alors, elle ferma les yeux, avec la pensée qu’elle allait retrouver ce dont elle avait divinement souffert. La nature obéit à la volonté, Paula s’endormit. Et aussitôt, un homme vint près d’elle, sur la couche où elle croyait être ; il l’embrassa sur la bouche, longuement, et elle fut heureuse, d’un bonheur précipité, elle fut si heureuse qu’elle poussa un cri, un grand cri qui l’éveilla. Elle ouvrit les yeux. Elle était seule. Où était-il ? Ses paupières étaient teintées de bistre, elle souriait, elle se souriait, sans comprendre. Déjà, elle ne se souvenait plus que du baiser donné par une bouche d’homme inconnu, d’un long frisson, oh ! d’un frisson inexplicable, mais qui avait semé par tout son être de profondes sensations, qui avait pénétré sa chair de quelque chose de doux, de puissamment doux, comme une caresse qui chatouille, qui secoue, mais qu’on supporte, jusqu’au cri qui est un mélange de bonheur et de mal, un mélange incompris qui fait rire les lèvres et s’allumer les yeux.

À partir de cet instant, Paula était changée. Instruite par le rêve, elle devinait, sans rien de précis, qu’il y avait dans la vie autre chose que ce qu’elle y avait trouvé.

Vierge et curieuse, avide de savoir, altérée de l’inconnu, elle embrassa ses bras nus, espérant trouver la saveur et l’ivresse que les baisers du songe lui avaient données : ses bras retombèrent, désespérément ; son baiser avait chanté sans joie.

Anéantie par l’enivrement imprévu, terrassée par cet amour sans amant, tout le jour elle demeura sur sa chaise longue, dans un demi-obscur, rivée à la réflexion torturante qui voulait trouver le secret de l’épreuve accablante qu’elle avait, avec tant de plaisir, subie.

Tout, pour elle, commençait et finissait au baiser qu’elle avait reçu. Le baiser était donc une source de jouissance ?

Le soir venu, toujours à la recherche obsédante et suggestive de l’inexplicable érotisme qui secouait ses nerfs et tendait ses fibres intimes, tiraillée dans ses sensations, elle écouta son père, qui, dans un salon, après un dîner copieux, chantait.

Elle l’entendit ordonner à un valet :

— John, à dix heures, vous allumerez au salon et veillerez à ce que le souper que je vais commander soit servi.

Paula revêtit un manteau sombre, et, sans bruit, se glissa dans la chambre de son père. Là elle se cacha dans une embrasure, derrière les rideaux, et, immobile, attendit.

Sûre de n’être point découverte, elle était persuadée qu’elle apprendrait tout, le tout mystérieux qui venait de naître dans un vague imaginatif où se concentrait le bonheur.

— Le bonheur ?

Quel bonheur ?

Un baiser entre deux bouches pâmées.

Elle regarda entre les tentures mal unies, comme le spectateur, au théâtre, fixe le rideau derrière lequel se prépare la comédie.

Ivre, soutenant dans ses bras une femme jolie et rieuse, son père apparut.

Lentement, avec des soins infinis, pressés pourtant, presque brutaux, il dégrafa la robe de cette femme. Sur ses bras, sur ses épaules, sur ses mains, sur sa bouche, il semait des baisers.

Bientôt, après le corset, enveloppé de voiles légers, le corps ondulé de la bacchante dessina ses formes dans la soie. Sur ses reins cambrés, ses cheveux flottèrent, luxurieusement fauves et lumineux.

Paula, haletante, attendait toujours.

Elle vit son père prendre dans ses bras cette femme et l’emporter sur sa couche. Lui-même, hâtif, se débarrassa de ses vêtements, l’espace de soins intimes, le temps de parfums jetés à poignées sur des seins hardis ; et corps mêlés, corps nus, s’enfouirent dans un mélange de chairs pantelantes, aux accords de soupirs et d’harmoniques plaintes.

Paula retrouva son rêve.

Les baisers chantaient dans l’orbe de la veilleuse ; les caresses passaient avec des frôlements, avec des frissons.

Et, tout à coup, elle comprit.

En effet, maintenant, se jouait le terrible acte passionnel ; divine confusion animale, dans laquelle était contenue toutes les essences des voluptés.

En proie à une immense béatitude, Paula regardait le plaisir chanter ; mais dans son corps passaient des odeurs de chansons heureuses, et, des joies étendues devant elle, elle ramassait de magnifiques visions qui pénétraient sa chair de vierge.

Et elle comprit, Paula, le sens des romans parcourus, elle devina la grandeur des cris jetés par les romantiques passionnels, à travers les gorges des femmes meurtries, empoignées par le luxe divin des étreintes qui crispent les corps, cadavres de passions, abîmés dans l’extase de l’assouvissement, noyés dans leur voluptueuse chaleur des peaux scellées sous la force des désirs et la cruelle souffrance de la satisfaction conquise.

Sans souffrir, jusqu’à ce que les êtres de joies fussent réduits à l’état de cadavres dans le sommeil, elle resta droite, dans l’embrasure, comme une statue contemplative. Elle aurait souhaité que les amants, son père et l’autre, souventes fois, eussent recommencé leur effort, et elle maudit leur lâche impuissance, et elle maudit leur dormir.

Alors, elle glissa, pareille à une ombre : elle ouvrit la porte, après en avoir soulevé les tentures, et, seule, le long des noirs couloirs, elle regagna sa chambre de vierge déflorée, elle jeta dans son grand lit sa virginité affolée, sa virginité morte et inviolée, et, comme les amants, endolorie, secouée par le rêve qui pétrissait sa candeur ravagée, elle s’endormit pour la conquête, conquise déjà deux fois en un jour, de l’amant inconnu qui viendrait, conduit par les anges des tentures, se glisser auprès d’elle, et s’abreuver à l’aride mensonge de sa jeunesse pâle, dans la gentille aurore d’un sourire nouveau.

Mais les rêves ne sont point les esclaves des désirs. Comme pour narguer la soif des délices qui étreignait Paula dans la neige de son ventre, les sommeils furent muets et sans visions. Les danseurs des tentures ne descendirent point de leurs broderies, les anges roses et nus restèrent dans l’ombre des pivoines et des roses, et les harpes et les pipeaux n’eurent même pas les incolores vibrations qui tourmentent les brises, les soirs de mai.

Puisque les rêves se refusaient, Paula courut à l’amour. Elle chercha l’homme qui serait son amant. Quel serait-il ? N’importe lequel ! Il lui fallait une bête avec les ornements du mâle.

Car, maintenant, elle comprenait l’erreur de sa jeunesse et l’imbécilité de l’innocence.

Le sang, longtemps paisible, bouillonnait dans ses veines, soulevait son cœur sous sa poitrine plate, et réclamait les châtiments de baisers qui lui étaient dus et que la nature lui ordonnait d’accepter. Paula sentit qu’elle était femme, qu’elle avait des sens affamés. Elle raisonna sa vie future, sans la pouvoir préciser, mais elle entrevit la possibilité d’atteindre aux degrés virtuels des suprêmes satisfactions physiques, plus idéales que physiques, à la hauteur desquels se mouvaient les ruts.

Le désir d’amour se grandit à la majesté d’une religion.

Elle donna des lueurs de lis à sa passion pour l’amour brutal. Elle fut la sublime amante avant de connaître l’amant qui viendrait semer des baisers sur son corps dans la communion des vices accouplés. Elle-même, à ses yeux se transforma, brisant avec le passé qui avait été l’ombre, pour bondir vers l’avenir qui serait le soleil.

Qui lui donnerait ce soleil dans un baiser ?

Les hommes passaient aux côtés de Paula sans oser la frôler. Elle imposait le respect et n’inspirait pas le désir.

Trop hautaine, sans noblesse, elle ne voulait pas commander à un domestique de la prendre ; elle voulait de l’amour sans l’avoir commandé, et nul ne lui en offrait.

Elle ne savait pas non plus la science d’attirer le mâle, elle devinait cet art qui séduit et appelle, mais il lui manquait la beauté du visage et la grâce du corps. Elle ne pouvait être séductrice qu’en se prostituant.

Paula songeait à désespérer. Elle pleurait des larmes chaudes, des larmes sèches, et ses nuits, de longues veilles, voyaient défiler le troupeau des hommes qu’elle connaissait sans qu’aucun s’arrêtât devant elle. Elle aurait béni le plus difforme, le moins doué, le plus rachitique et le plus vieux ; tous passaient, respectueusement.

Vieillirait-elle, la vieille fille aux lourds millions, avec, le poids fatal de l’éternelle virginité ? Irait-elle, jusqu’au temps des cheveux blancs, sans avoir eu le baptême du mâle ? Demeurerait-elle l’éternelle inassouvie. dans son grand lit, l’ange inviolé qui meugle au viol et que les songes ne veulent même plus baiser aux lèvres ?

Les flambeaux charnels s’allument cependant pour toutes les femmes, et les plus grands cierges pascals ne fondent pas toujours au chevet des plus radieuses !

Paula, souffrante, amaigrie, chienne sans chien, maudissait sa misère, insultant l’Amour qui la rejetait, avec mépris, du temple où les autels sont dressés pour la sainte profanation, et où, dans un tabernacle fleuri, sur des baisers, rayonne l’âme du plaisir.