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Perverse/02

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Antony et Cie (p. 25-41).

II

SUZANNE DE CHANTEL

M. Johnson fut à cette époque présenté par une chanteuse légère dans tous les sens, à M. Gaston de Plombières, gentilhomme parisien « venu en Amérique pour son plaisir, pour user un peu de ses revenus et chercher beaucoup d’oubli. »

À Paris, ceux qui font profession de rastaquouère sont presque tous étrangers, — il n’y a guère de rastas nationaux ; — mais, à l’étranger, la plupart de ces gentilhommes d’affaires louches ont eu le bonheur d’éclore en notre beau pays de France ; Paris donne le plus fort contingent. D’éducation parfaite, de tenue irréprochable, élégant valseur, causeur adroit, le rasta parisien qui travaille l’étranger l’emporte, haut la main, sur ses concurrents. En Amérique, où cependant le sens pratique de la vie est si développé, le rasta de France fait non seulement fortune, mais il est même recherché. On aime ses manières, son allure boulevardière, ce qu’on appelle : son esprit.

Gaston de Plombières, le marquis Gaston de Plombières, même, vivait depuis six mois aux crochets de Suzanne de Chantel, une belle fille levée à Bordeaux dans un beuglant où elle chantait du sentimental en montrant ses cuisses. La cabotine et le rasta, dès leur première nuit, se comprirent admirablement ; ils se complétaient en tous points : elle avait le sexe et la beauté, il avait le vernis de sa situation sociale. En effet n’est pas rasta qui veut ; c’est une carrière où il est aussi difficile d’arriver que dans la médecine ou le barreau.

D’ailleurs, elle aimait Gaston de Plombières ; il lui plaisait avec ses airs de grand seigneur, sa mine hautaine, sa fierté cassante, et sa douceur, sa façon gentille de lui dire :

— Suzon, prête-moi un louis.

Il se fit le barnum de la chanteuse, et, tous deux, après s’être estimés à leur juste valeur, partirent pour l’Amérique du Nord, avec une collection d’affiches de toutes les couleurs qui promettaient, en grosses lettres, à ceux qui voudraient entendre la divette parisienne Suzanne de Chantel, le plaisir d’admirer une des plus belles voix du monde et la joie de contempler la plus belle créature de Paris.

C’est ainsi, qu’ils arrivèrent à Chicago.

M. Johnson avait été un des premiers à s’offrir la « belle Parisienne » ; car celle-ci ne chômait guère, nombreux étaient les amateurs ; elle s’ouvrait aux plus offrants et donnait des numéros.

Ses affaires allaient à merveille.

La présentation de Plombières à M. Johnson se fit un soir, tout naturellement. Ce dernier étant entré sans frapper dans la loge de Suzanne, trouva le marquis à ses genoux

qui la suppliait de lui donner un peu d’amour.

M. Johnson était gris ; après le champagne il avait besoin de compagnie aimable.

— Nenni, mon gros loulou, dit Suzanne à l’Américain avant qu’il eût le temps de dire un mot, ce soir la place est prise.

— Je paie, dit Johnson.

— Et le marquis, donc ? Crois-tu qu’il passe à l’œil ? Mais que je vous présente : monsieur le marquis Gaston de Plombières, Parisien de race ; M. Johnson, le plus aimable millionnaire de toutes les Amériques.

Et à Johnson :

— Oui, mon chéri, continua-t-elle, tu vas faire ton deuil, ce soir, de ta Suzon. Suzon va, cette nuit, recevoir la France dans son sein.

C’est un baiser qui vient de France.

mais console-toi, ce sera pour demain.

M. Johnson regarda de Plombières, puis la chanteuse :

— Même si je mets la grosse somme ?

— Oui, mon cher, dit Suzanne.

— Si je double ?

— Le marquis doublerait. Mais, c’est une idée, attendez, mes lapins !

Elle monta sur la table. Droite dans son maillot de chair, elle ressemblait à la statue du vice, du vice exultant, du vice qui rit et appelle au rut.

— Eh bien ! voilà ! Toi, Johnson, tu es l’Amérique, et toi, marquis, tu es la France. Je suis au plus offrant, à la plus grosse galette. Qui veut de moi sera le plus généreux. Allez-y, mes moutons, la mise à prix est à vingt-cinq louis. On vend à la première enchère.

Puis elle cria, se battant les fesses à tour de bras :

— Voyez, messieurs ! palpez, messieurs ! C’est pas de la camelotte, c’est du premier choix ! Rien de faux, on ne vole pas l’acquéreur ! c’est solide comme le Pont-Neuf ! Tu connais pas le Pont-Neuf, toi, Johnson ? Il est détraqué ! Admirez, messieurs, c’est pour rien. À vingt-cinq louis ! Qui en veut ?

— Cinquante, cria de Plombières, en fixant Johnson, dont la bouche, aux coins, salivait.

— À cinquante donc ! Qui en veut ? Enfoncée l’Amérique ! Vous n’en voulez plus ? À cinquante louis, c’est pour rien ! Personne n’en veut plus ? Je vais adjuger ! C’est la France qui tient ! Vous n’en voulez plus ? Vous n’en voulez plus…

— Cent louis, hurla Johnson, en lançant à son prétendu rival un regard de triomphe.

— À la bonne, heure ! cria Suzanne. Les actions remontent. C’est encore pour rien, messieurs, ça vaut mieux que ça ! Allons qui en veut ? La bête à cent louis… C’est pas son prix ! Regardez-moi ces seins, soupesez ces cheveux ! À cent louis ! Palpez ces fesses ! Devinez le plaisir ! À cent louis ! Vous n’en voulez plus ? J’adjuge à cent louis ! C’est bien entendu ! Personne n’en veut plus ? C’est bien fini ? À cent louis !…

— Cent vingt-cinq ! dit de Plombières.

— À cent vingt-cinq donc, continua Suzanne en frappant dans ses mains. C’est à

cent vingt-cinq ! L’Amérique est dans la purée ! À cent vingt-cinq ! La France tient la corde ! On adjuge ! C’est bâclé ! C’est ratiboisé ! L’Amérique est foutue ! À cent vingt-cinq ! T’en veux plus, Johnson ? J’adjuge…

— Deux cents louis, cria Johnson.

Il alluma ensuite un cigare.

— C’est donc à deux cents louis, dit encore Suzanne, vous n’en voulez plus ? plus du tout ? adjugé à M. Johnson, pour une nuit.

Et au marquis :

— Et toi, mon vieux marquis, tu vas coucher avec tes rêves. Tâche de ne pas t’embêter.

Le tour était joué.

Ce fut de Plombières qui mit Suzanne et M. Johnson dans la voiture qui attendait la chanteuse, tenant à paraître, aux yeux de l’Américain, grand dans la défaite, et il leur souhaita beaucoup de bonheur, en leur serrant la main. Il baisa, régence, les doigts de Suzanne.

Quelques jours après, M. Johnson invitait à dîner chez lui le marquis Gaston de Plombières.

C’était ce que ce dernier souhaitait.

Paula, la maîtresse de maison, avait revêtu, pour recevoir le marquis, une délicieuse robe de foulard crème, où, par-ci, par-là, s’ouvraient des boutons de roses pâles.

— Je suis heureux, dit M. Johnson à sa fille, de te présenter mon ami, le marquis Gaston de Plombières ; miss Paula, ma fille, dit-il encore.

Et ils se mirent à table.

À la fin du repas arrosé de vrai Rœderer, on fit quelque peu de piano, assez pour endormir M. Johnson.

Il ronfla comme un Américain, un havane dans les doigts.

Gaston et Paula, devant le piano, égrenant des mots sans suite, s’allumèrent d’une étrange folie de passion.

Elle espérait, séduite par les grâces du marquis, qu’enfin naîtrait pour elle, bientôt l’heure désirée.

Ils se regardaient en froissant le clavier, ils se frôlaient les doigts en se noyant les yeux dans les humides regards de leurs prunelles.

Car Paula, la vierge épuisée des rêves, voulait aller jusqu’à la réalité ; elle tendait les bras vers les bras d’amour qui se refermaient ; elle voulait aimer pour savoir enfin ce qu’était l’amour. Oh ! être une heure ce que cette femme qu’elle avait vue avait été dans les bras de son père !

Gaston la regardait toujours, sans parler.

— Si nous allions prendre l’air au jardin ? dit Paula.

— Je suis aux ordres de votre désir, miss.

— Allons, offrez-moi le bras, je vous conduirai.

Lorsqu’ils furent seuls dans l’immense parc de l’hôtel, bien perdus dans la verdure affolée qui faisait retomber, en ramures verdoyantes, les feuilles à terre, comme des chapelets de feuilles, silencieux et prêts pour l’inavouable et intime désir, pressés

l’un contre l’autre, sans comprendre l’étreinte qui les unissait, sans prévoir jusqu’où l’étreinte les emmènerait, Paula et le marquis trouvèrent d’étroits sentiers, discrets comme des boudoirs, où la brise n’entrait même pas pour en troubler la solitude.

En homme qui connaît la femme et sait s’en servir, Gaston de Plombières analysait la jeune fille et devinait ce qui se passait en elle. Mais il attendait, de peur de se tromper, pour franchir la passe d’amour, que l’amoureuse eût écarté d’elle-même les premiers obstacles.

Paula se pendait à son bras, lourde, comme si elle eût voulu que chaque pas fait eût été le dernier, comme si elle eût voulu s’écrouler, entraînant le mâle qu’elle tenait dans sa chute, et trouver enfin les mystères des songes lointains qui s’étiolaient en son souvenir, déjà, en ses souvenirs brumeux.

— Si nous nous arrêtions sur ce banc, dit-elle, je suis lasse.

Ils s’assirent sur le marbre, dans l’ombre noire des arbres ; seuls, bien seuls, aucun bruit ne venait jusqu’à eux que la chanson du silence qui passe sur la nuit et semble venir des étoiles.

Sans s’en apercevoir, Paula s’était pressée contre Gaston ; elle ne parlait pas, il ne parlait pas, ils se regardaient. Leurs mains s’unirent.

Alors, là, sous le noir profond de la nuit, les lèvres de Paula sentirent l’ivresse du grand baiser, du baiser d’autres lèvres, en même temps que des bras enlaçant sa poitrine, des mains meurtrissant ses bras, l’enserraient puissamment et la gardaient, la bouche sur le baiser, sans que, pourtant, elle essayât à se dégager.

Au contraire, elle voulait, et comme lui, elle demandait de l’amour.

Il y eut, entre les notes des baisers, des chuchotements doux, des caresses intimes qui passaient légères et fortes, avaient des arrêts comme des frôlements, et semaient dans l’être de la nerveuse vierge autant d’avant-coureuses joies, prometteuses d’extases.

Déjà, elle avait clos ses yeux, et ivre, s’abandonnait. Mais Gaston de Plombières était trop artiste pour ne pas mener à bien l’aventure. Il prodigua à l’infante passionnelle les mille joyaux passionnels qui sont l’apéritive nourriture dont se gonflent les désirs.

Il attendit pour le baiser suprême que la fille de M. Johnson lui dit :

— Mais, je t’attends… je t’en prie, je t’en prie ! Oh ! je t’en prie, prends-moi !

Il y eut, dans les feuilles, l’ascension fleurie de baisers plus mouillés, plus mélodieux ; il y eut la possession avide d’un corps en délire par un autre corps sans amour. Le boudoir sombre de la nuit reçut les soupirs et les sanglots, la mousse du sol reçut la douleur de la vierge qui se meurtrissait, pour savoir, pour se griser, pour aller jusqu’à la sainte ivresse. Surmontant l’ultime douleur, sans joie, espérant à la fin, découvrir quelque chose qui serait la

jouissance des songes. Paula bondissait pour l’appel et roulait son front dans ses cheveux que la rosée mouillait de perles culbutantes.

La souffrance ne la terrassa point. Victorieuse du mal dont elle était heureuse d’avoir pleuré, elle redemanda encore un nouveau martyre, pour ce qu’elle avait ressenti dans le brouhaha sanglant où ses sens palpitaient, le parfum du plaisir espéré, et qu’elle croyait pouvoir atteindre, dans la griserie poignante où, sous l’homme, elle se roulait.

Elle n’eut pas le cri qui ensanglante la fleur des seins ; mais quand, debout, dans les bras de l’homme, elle reçut le reconnaissant baiser qui dit merci, elle prononça doucement, d’une voix qu’elle ne se connaissait pas :

— Je t’aime.

Gaston de Plombières ne répondit pas, mais il cloua ses lèvres sur les lèvres brûlantes de Paula, et longtemps il huma à la chair conquise le baiser qui donne les chairs intimes, et dans lequel les vies échangent un peu de leurs jouissances, pour consacrer la souveraine bonté du mariage charnel.