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Perverse/07

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Antony et Cie (p. 97-105).

VII

MADAME EST EN COLÈRE

Gaston ne rentra point chez Suzanne de Chantel, dans l’hôtel de laquelle il avait un appartement.

Aussi, après deux heures du matin, Johnson parti, lorsque Suzanne, qui avait subi l’amour de l’Américain sans en partager les fatigues et les satisfactions, entra chez son amant de cœur, son associé pour la vie, fut-elle stupéfaite de trouver le nid vide.

— Il aura joué, dit-elle, je vais l’attendre.

Elle se coucha dans le lit officiel de Gaston.

Mais la jalousie vint bientôt égratigner la jeune femme. Les heures passaient ; quatre heures avaient sonné. Elle essaya de dormir sans y réussir. Lentement, le jour monta et remplit la chambre, dont ni les persiennes ni les rideaux de la croisée n’avaient été fermés.

— La canaille, dit-elle, il me la paiera, celle-là !

Elle redescendit chez elle et s’endormit dans son lit très bas, de bois noir et d’argent.

Vers midi, sa femme de chambre vint l’éveiller.

— Allez dire à Monsieur que je veux le voir, dit Suzanne.

Et assise sur son lit, les mains embrassant ses genoux, les cheveux aux reins, mêlés à la batiste et à la soie de sa chemise de nuit, elle attendit :

Il n’y a personne chez Monsieur, dit la femme de chambre. Monsieur a dû sortir ce matin, de bonne heure, car son lit est défait.

— Quand il rentrera, envoyez-le-moi. C’est bien.

Lorsqu’elle fut seule :

— Ah ! tu découches, mon vieux ! je vais t’en foutre une volée ! Voyez-vous ce maquereau ! que j’entretiens en me crevant la peau, et qui me trompe avec des salopes comme lui !

Elle fit sa toilette, rageuse, s’arracha quelques cheveux en se peignant et, naturellement, ces cheveux furent une cause de plus pour entretenir sa rage.

Elle déjeuna au galop, trouva tout mauvais, manda la cuisinière :

— Est-ce que vous faites la cuisine pour une truie, vous ?

— Mais, madame…

— Je ne vous demande pas ça ! Mais qui vous a appris à faire d’ignobles ratatouilles sur lesquelles des chiens crevant de faim, cracheraient… dégueuleraient ? Est-ce que vous vous foutez de moi, vous aussi ?

— Madame sait bien que j’ai appris la cuisine chez la duchesse de…

— Vous n’êtes pas chez une duchesse, ici, vous êtes chez une grue ; mais vous

m’entendez bien, les grues de ma sorte ne mangent pas les saletés qui suffisent à vos duchesses. Elles mangeraient de la ..... vous me comprenez bien, sans tordre le bec, moi je ne mange pas de ça, ma fille, ne l’oubliez pas, allez !

Et Gaston qui ne rentrait pas.

Il fallait que Suzanne calmât ses nerfs, pourtant.

Justement le cocher arriva chercher les ordres.

— Qu’il entre, dit Suzanne.

Lorsque le cocher fut là :

— Justin, je suis très mécontente de vous, mes chevaux sont dégoûtants, ma voiture pue le crottin.

— Oh ! madame peut-elle dire !

— Comment ! Est-ce que vous allez dire que je ne vois pas clair, vous aussi ? Est-ce que vous croyez que je suis une imbécile ? Ce que je vous dis est la vérité, j’ai honte de vous, des rosses, du sapin, et vous venez aux ordres ! Allez nettoyer la voiture, astiquer les harnais et étriller vos carnes. Quand ce sera moins dégoûtant, vous viendrez aux ordres. Je ne sortirai pas, aujourd’hui, à cause de vous. Allez !

Un peu soulagée, Suzanne voulut fumer une cigarette.

— Joséphine, dit-elle à sa femme de chambre, donnez-moi mon fume-cigarette et la boîte aux cigarettes,

La fille s’empressa d’obéir, apporta la boîte de cigarettes ; impossible de trouver le fume-cigarette.

Ce fut le bouquet :

— Voilà comme on est servi par des domestiques. L’une vous empoisonne avec de la viande au rabais, sous prétexte qu’une duchesse qu’elle cuisinait, mangeait de la charogne ; l’autre vend l’avoine de mes chevaux, la paille et le foin, et je n’ai que des rossinantes dans mes écuries ; et vous m’avez chipé mon fume-cigarette pour la fête de votre amant, un pompier, un artilleur, un dragon ! Eh bien ! vous entendez, que je vous y prenne à recevoir ici des soldats, je vous flanquerai à la porte, illico !

— Je vous assure, madame…

— Oui, je sais bien, vous allez nier, vous n’avez pas toute la garnison de Paris à vos trousses ; vous ne faites pas la retape à mes fenêtres ; non, c’est moi. Avec ça que je ne vous ai pas vue dix fois. Tenez, si je me donnais la peine de monter dans votre chambre, je trouverais peut-être des tringlots dans les placards, et des pompiers sous le lit. Je trouverais encore la cuvette pleine de saletés… Mais vous sentez la pipe et le cigare d’un sou à plein nez !… mais vous m’infectez encore avec les baisers sales que vous avez reçus. Allez, montez chez vous, fichez-moi tous vos amants à la porte, rincez votre niche, et prenez un bain. Vous me dégoûtez… tous.

Quand elle fut seule, elle éclata de rire.

— Je leur ai flanqué leur compte. Ça va mieux.

Alors, elle parcourut quelques journaux, fouilla dans les échos, se vit nommée quelquefois, gentiment caressée de jolis mots par un journaliste qui en pinçait… sans désespoir.

— Toi, mon vieux, tu peux te fouiller.

Dans un entrefilet, encadré de bleu, on parlait d’elle encore, et elle lut :

« Depuis quelques années », disait l’article, le monde d’amour dégringole. Les plus fêtées des femmes d’aujourd’hui, Suzanne de Chantel, Lucienne d’Orson, Marie de Lorde et deux ou trois autres n’auraient pas été regardées autrefois. Il leur manque l’esprit, et elles n’ont pas toujours des cuisses.

« C’est donc bien la décadence générale. »

Suzanne courut à la signature.

« Édouard Gilès. »

— Ah ! toi, mon vieux salaud, je la connais celle-là, c’est parce que je n’ai pas voulu coucher avec toi, mais je te retrouverai.

Elle écrivit tout de suite au directeur du journal cette lettre :

« Gros Thur,

« Viens donc me voir demain, à mon petit lever, j’ai quelque chose à te donner, dans la main, de bien gentil et de tout rose.

« Ta becquotte chérie,
« Suzanne. »

— Gare à toi, Gilès ! si tu ne sautes pas de l’Épatant, t’auras de la veine !