Perverse/08

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Antony et Cie (p. 107-114).

VIII

COMMENT ON LES CONSOLE

Mais, en seigneur qu’on n’annonce plus et qui a droit d’entrée, souverain maître, Johnson ouvrit la porte du petit salon.

— As-tu vu le marquis, lui demanda-t-elle.

— Oui, ma fille l’a retenu à déjeuner, ce matin.

— Eh bien, c’est une rude grue, ta fille, mon vieux ! Elle a couché avec Gaston.

— Je ne crois pas. Tu dois te tromper. Mais ça ne me regarde pas, Paula est assez grande…

— Oui, mais je ne veux pas qu’elle fasse mes amants. Il y en a d’autres.

— Le marquis… ton amant ?

— Parfaitement !

— Mais alors, madame, vous me volez ! Je vous ai achetée deux mille dollars par mois, vous me devez la marchandise convenue, vous n’avez pas le droit d’avoir d’autres amants.

Suzanne comprit que Johnson ne voulait pas être cocu.

— Ne t’emballe pas, gros loulou, tu es servi selon ton mérite. Le marquis n’est pas mon amant, un ancien seulement… alors, tu comprends…

— Non, dit Johnson, je ne comprends pas.

— Une supposition : toi, tu t’en irais, tu me quitterais, si je te savais avec une autre femme, je serais jalouse, bien que tu ne me sois plus rien… parce que, malgré tout, tu me serais encore quelque chose. C’est pourquoi je suis jalouse de ta fille qui a couché avec lui, voilà.

— J’ai compris, mais j’ai compris aussi que ce que ma fille fait ne te regarde pas ; je ne paie pas pour ça.

Tout bas, Suzanne, qui se rongeait les ongles, dit :

— Si c’est pas malheureux de ne pas pouvoir le ficher à la porte, ce gros pourceau là ! Ce que c’est que la galette !

Et revenant à Johnson, gentille, adorable saltimbanque :

— Si mon gros loulou était bien, bien mignon, il laisserait reposer un peu sa petite Suzanne qui a bien, bien mal dormi. Il la laisserait toute seule, là, jusqu’à ce soir. Et quand il reviendrait, il retrouverait une petite femme, plus fatiguée du tout et belle… comme tu m’aimes…

Johnson embrassa Suzanne et sortit.

Quelques instants après, la femme de chambre entra et avertit Suzanne que le marquis de Plombières était chez lui.

— Allez le prévenir que j’ai à lui parler, tout de suite.

Dans sa robe de chambre de foulard rose, Suzanne était superbe. L’élégance acquise complétait sa beauté et donnait à sa personne une grandeur d’attitude à la fois sévère et hautaine qui n’était pas sans noblesse.

Comme une lionne en colère, elle allait dans le boudoir, les mains appuyées sur ses hanches rebondies et riches, dessinant la splendeur de ses formes. Libres, ses seins se dressaient sous l’étoffe et y marquaient leurs pointes. Courts et noirs ses cheveux reposaient sur ses épaules et encadraient son visage d’ébène luisante. Les mains et les chevilles seules révélaient la roture de cette délicieuse fille devenue reine d’amour à Paris, après avoir satisfait deux ans les habitués d’une maison de tolérance marseillaise, cachée dans une ruelle du Vieux-Port, et pendant un an, tous ceux qui l’avaient voulue lorsqu’elle chantait dans les bouisbouis de Bordeaux.

Souriant comme quelqu’un qui, fautif, redoute les coups, Gaston de Plombières parut.

— La chérie de son chéri a besoin de moi, dit-il.

— Oui, la chérie de son chéri a besoin de toi, dit-elle. Veux-tu me dire où tu as passé la nuit ?

— Tu le sais bien, au Cercle, parbleu ! où j’ai ramassé une honnête culotte.

— Ah ! Et qui as-tu vu au Cercle, s’il te plaît ?

— Mon Dieu, tous : Luc, de Broissy, Martel, Georges, enfin tous les amis.

— Et tu as couché au Cercle, aussi.

— À cinq heures, de Broissy m’a emmené chez lui partager son souper.

— Il ne te manquait plus que ça.

— Que veux-tu dire, Suzon ?

— Ça me regarde. Et ce matin ?

— J’ai déjeuné avec de Broissy, nous sommes allés, après, faire un tour au Bois, oh ! bien malgré moi, va, et me voilà.

— Tu n’es qu’un menteur et un imbécile.

— Oh !

— Parfaitement. Veux-tu que je te dise à mon tour ce que tu as fait, moi ?

— S’il te plaît.

— Eh bien, tu es allé voir Paula de San-Pedro, tu as couché avec, tu as déjeuné avec, et te voilà.

— Puisque tu es si bien renseignée… Après tout je suis bien libre de faire ce que je veux.

— Ah !… tu… es… libre… de faire… ce que tu veux ?

— Tu prends des amants, toi, je puis prendre des maîtresses.

— Mais, sale être, si je prends des amants c’est pour toi ! c’est pour nous deux ! tu crèverais de faim si je n’en avais pas.

— Ce n’est pas sûr, ça. Et puis, c’est assez, continua-t-il, j’ai soupé des scènes idiotes. Ma chère, nous nous valons. Sans moi, tu serais encore à Bordeaux, dans le beuglant d’où je t’ai sortie. J’ai fait tes affaires en faisant les miennes. Si je te dois quelque chose, tu me dois tout. Notre vie est une association d’amour et d’intérêt…

— Marloutage sur grande échelle.

— C’est tout ce que tu avais à me dire ?

— Non, tiens, j’avais encore à te dire ça.

Et en même temps elle le gifla à tour de bras.

Pour la première fois, de Plombières riposta. Avoir deux maîtresses et être rossé par les deux, c’était trop. Paula lui avait donné le courage qu’il aurait dorénavant avec Suzanne.

Il lui administra, en silence une volée de première classe ; la traîna par les cheveux, à travers la chambre, et lui laboura les fesses de coups de pieds.

Suzanne sanglotait tout bas, heureuse d’être battue.

— Grâce ! s’écria-t-elle, grâce ! je t’aime !

— Je te rends ta gifle maintenant, dit de Plombières.

Il la gifla si fort que des larmes jaillirent des yeux de la femme.

Puis… ils s’aimèrent.