Aller au contenu

Perverse/09

La bibliothèque libre.
Antony et Cie (p. 115-124).

IX

PAULA S’AMUSE

À partir de ce jour, le marquis Gaston de Plombières put déserter l’hôtel de Suzanne de Chantel, et aimer, selon son bon plaisir, Paula de San-Pedro.

Le marquis et Paula s’entendirent à merveille. Initiateur, initiatrice, à tour de rôle, l’un dominant l’autre, ils allaient au plaisir poussés par le goût de l’habitude, sans s’inquiéter de quiconque.

L’arrivée à Paris de San-Pedro amena une rupture momentanée entre les amants ; mais bientôt le mari de Paula suivit M. Johnson ; gendre et beau-père furent des lurons de fêtes d’amour, et d’ivresse, et Paula reconquit toute sa liberté qu’elle n’avait, d’ailleurs, consenti à perdre que pour elle-même, par tenue, par dignité.

Alors, le Théâtre Français donna l’Ami des femmes, la meilleure pièce, la seule vraisemblable peut-être du théâtre d’Alexandre Dumas, la seule au moins qui soit réellement une œuvre humaine, sous l’escorte des mensonges chers à l’observation trop particulière du maître. Quoiqu’il y jouât un personnage secondaire, l’acteur de Lory fit sensation, et sa voix onctueuse et douce, sa voix-à-femmes mélodieuse et souple, recherchée et délicieusement maniérée, conquit d’un seul coup Paula qui entendait de Lory pour la première fois.

Dans la loge, seul, de Plombières l’accompagnait ; Paula, avec cette folie qu’ont toutes les femmes de rêver leurs amants pareils aux cabotins sur la scène, trouva le marquis insignifiant et nul.

Il voulut, durant un entr’acte, l’embrasser :

— Laisse-moi, dit-elle.

Mais le lendemain elle envoyait à de Lory une déclaration d’amour et consignait sa porte à de Plombières.

Naturellement, de Lory habitué aux poulets des femmes fit la sourde oreille. Il avait d’ailleurs une petite amie, bien simplette, pas cabotine du tout, voluptueuse juste assez pour son tempérament délicat et fatigué, et il avait le bon esprit de vouloir bien toquer les décolletées du Français sans consentir à subir leurs toquades.

Seulement, au cinquième billet, curieux, voulant savoir, il se rendit chez Paula, et, comme il le devait, sans enthousiasme, comme une corvée, il l’aima pour faire plaisir à celle qui implorait.

Leurs amours durèrent peu de temps, prirent peu de place ; de Lory n’avait pas les loisirs d’être une bonne affaire, et il redoutait Paula, vraiment trop exubérante sur l’oreiller.

Ils se séparèrent, mécontents l’un de l’autre : lui, las de cette jeune femme sans beauté, mais perverse et fatigante ; elle, désillusionnée et dégoûtée à jamais des cabotins trop expansifs sur la scène et trop rien-du-tout au lit.

Seule, sans amants, Paula se souvint de sa fille, de Ketty, de la déjà mignonne petite qui appelait sa nourrice maman, et n’avait pas vu quatre fois son père légal, de San-Pedro. M. Johnson lui apportait bien des jouets et des bonbons, mais elle en avait peur, à cause de son rire bruyant d’homme presque toujours ivre.

L’espace de huit jours, Paula ne vécut que pour sa fille, demeura constamment avec elle, la dorlota, la caressa, l’aima tendrement, puis, d’un seul coup, de nouveau l’abandonna.

Lasse de ce qu’elle savait, devinant la possibilité d’autres amours, elle rappela de Plombières qui accourut.

Quand elle lui eut fait part de ce qu’elle voulait : — Ma chère amie, dit-il, je suis à toi ; mais nous attendrons quelques jours pour commencer nos ballades à travers le Paris nocturne. Mes fermiers du Languedoc n’ont pas encore payé leurs fermages, et jusqu’à ce que mon notaire m’ait envoyé des subsides, je suis obligé d’être sage comme une image. Avant-hier, ainsi d’ailleurs que chaque jour depuis ton envolée dans les bras de Lory, j’ai pris culotte sur culotte au Cercle. Par nécessité, c’est l’ère des économies.

— N’importe, dit Paula, j’ai ce qu’il faudra.

De Plombières prit un air outragé, profondément blessé :

— Ce n’est pas dans mes habitudes, ma chère. Tu te trompes.

— Tu me les rendras.

— Je n’aime pas à avoir pour créancières des femmes. Leurs prêts, à tort ou à raison, ne vont pas sans un faux air de maquereautage. Et vois-tu, ça me gênerait.

— Ta délicatesse, en somme, n’est ennuyeuse que pour moi, Gaston.

— Peut-être, mais…

Et je vais être obligée de chercher un compagnon qui n’aura pas ta gêne ou tes scrupules.

— Mais tu es folle. Attends quelques jours.

— Non, je veux voir tout de suite.

De Plombières, qui trouvait avoir joué suffisamment la comédie de la dignité, et qui trouvait idiot de ne pas encore avoir tiré parti de la fortune considérable de Paula, proposa cette combinaison à l’Américaine :

Elle lui avancerait son trimestre tout entier, trimestre qu’il évalua à cinquante mille francs, et il lui rendrait cette somme aussitôt que son notaire la lui aurait fait parvenir.

Paula signa un chèque et le tour fut joué.

Le soir même, ils passèrent la revue des établissements des Champs-Élysées, s’attardèrent dans les plus obscures allées pour observer les vieux courant après les petites bouquetières, les couples d’hommes qui parlaient bas, et les raccrocheuses, généralement en grand deuil, levant les michés.

— Reste-là sur ce banc, dit-elle à de Plombières, et regarde-moi.

Il la vit s’éloigner derrière les arbres, silencieuse, grande, et se mêler aux groupes d’amateurs de plaisir louche.

Mais il se leva pour la suivre mieux. Il ressemblait alors au souteneur de bas étage qui suit la marmite et l’accompagne au turbin.

Paula croisa un passant et l’aborda ; l’homme passa sans même la regarder. Non découragée, elle continua à marcher. Assis sur un banc, un vieux monsieur, respectable de mine, décoré, portant des favoris, fumait un cigare. Elle s’assit près de lui, lui parla du beau ciel, lui demanda s’il venait du Jardin de Paris, tout proche. Et tandis que son compagnon de banc s’approchait et se serrait contre elle avec un sourire baveux, elle lui murmura à l’oreille des paroles canailles.

Gaston de Plombières passa devant eux, lentement, et regarda le groupe qu’ils formaient presqu’enlacés. Quand il les eut dépassés de quelques mètres, le vieux monsieur se leva soudain, salua Paula interdite, et suivit de Plombières.

Paula éclata de rire dans son mouchoir.

— Il a pris le marquis pour un affilié, dit-elle. Pauvre marquis !

Le vieux monsieur qui s’était trompé, revenait vers elle, mais elle l’évita et continua de monter les Champs-Élysées.

Elle aperçut un homme, le visage caché dans le collet relevé de son pardessus, qui sortait du Jardin de Paris ; elle l’attendit. L’homme ne fit pas attention à elle et, d’abord, ne répondit point à ses avances. Elle le suivit, le rejoignit et lui parla dans le cou.

Le promeneur s’arrêta, la regarda et, stupéfait, s’écria :

— Paula, ici !

— Toi ! s’écria à son tour Paula. Toi !

C’était M. Johnson.

Alors, reprenant son sang-froid et éclatant de rire, elle appela de Plombières et lui montra sa conquête.

— Voyez, marquis, voyez si j’aurais eu le flair ; je tombe du premier coup, sur le plus riche personnage de Chicago.

Et elle expliqua à son père dont elle prit le bras, qu’en sortant de l’Alcazar où le marquis l’avait accompagnée pour entendre Yvette, elle avait voulu, pour rire, imiter les femmes qui cherchaient fortune.

Et le marquis :

— Excusez-moi, mon cher ami, d’avoir consenti à me prêter à une pareille fantaisie de Madame de San-Pedro…

— Très drôle, très drôle, dit Johnson, excessivement drôle !

Il riait de toutes ses forces ;

Quand ils furent à la Concorde, il héla un fiacre, et les quitta en leur souhaitant bonsoir.

— C’est assez de folies pour aujourd’hui, lui dit Paula, au moment où le fiacre s’ébranlait ; le marquis va me reconduire à l’hôtel.

Ils traversèrent en effet la place de la Concorde et par la rue de Rivoli se dirigèrent vers la place Vendôme.

Tous deux, après s’être rassasiés de plaisir, pour satisfaire aux apéritifs de chair absorbés à tous les contacts des Champs-Élysées, s’endormirent, heureux, d’être l’un près de l’autre, las d’aimer et pourtant sans amour.