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Perverse/11

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Antony et Cie (p. 135-143).

XI

MARIETTE ENTRE AU SERVICE
DE SAN-PEDRO

Huit jours plus tard, Mariette d’Anjou, habillée rue de la Paix, prenait possession d’un appartement meublé, rue du Colysée, et, comme par hasard, rencontrait aux Acacias de San-Pedro et de Plombières.

Celui-ci présentait la belle à l’Américain, et, tous les trois, autour d’une table du Pavillon d’Armenonville, prirent le porto.

Une voiture au mois attendait Mariette à la porte. Ce fut de San-Pedro qui, très allumé, offrit la main quand la belle enfant se retira.

Le marquis de Plombières acheva l’aventure, avec art :

— Mon cher, dit-il au mari de Paula, cette Mariette d’Anjou est un véritable petit trésor, un joyau de pur Saxe, un bibelot de roi. Très supérieure à ce qu’on appelle la femme galante, elle possède une petite fortune qui lui assure vingt mille livres de rente, elle méprise l’argent et sait aimer. Elle n’a pas eu de chance, la chère mignonne, elle aimait et était aimée d’un beau garçon qui la faisait heureuse, il est mort de cette influenza imbécile, l’an dernier. Depuis, Mariette vit simplement, à peine consolée, et ne veut point d’autres amants, de peur d’un dénouement, pareil à celui qui l’endeuille encore.

Et frappant de San-Pedro sur l’épaule :

— Tenez, mon cher ami, continua-t-il, voilà une femme comme, à votre place, j’en voudrais posséder une. C’est de cent coudées au-dessus des fillasses de vingt-cinq louis sur lesquelles vous vous roulez. La mort a tué le passé, et je suis sûr que l’avenir avec elle ne serait pas embêtant.

— Peut-être.

— Et puis c’est, en somme, une femme toute neuve, virginisée par un long repos, considérée, lancée, une femme qui honore l’amant. Mais vous ne la connaissez pas. Êtes-vous libre, demain ?

— Oui.

— Voulez-vous dîner avec moi ? Je la préviendrai, elle sera des nôtres. Je serais content de vous rendre ce service d’ami : une femme point banale pour succéder aux dégoûtantes grues de toutes classes avec lesquelles vous avez pris contact.

Une poignée de main de San-Pedro dit merci.

Et le lendemain, chez Joseph, en particulier, après le champagne, avant le café, de San-Pedro demanda à Mariette d’Anjou l’honneur de chercher en sa compagnie un peu de plaisir.

Gaston de Plombières pontifiait noblement, devant les premiers baisers mouillés de champagne, lorsque le garçon qui les avait servis, apporta une lettre au marquis.

— Vous permettez ? demanda-t-il à ses hôtes.

Après le « Comment donc ! » il lut ces quelques mots qu’il s’était fait envoyer par son valet de chambre :

« Viens tout de suite, je suis très malade, il faut que je te parle, j’ai peur de mourir.

« Suzanne. »

Il tendit la lettre à San-Pedro.

— Mon cher ami, lisez. Je suis obligé de vous quitter… vous comprendrez, n’est-ce pas ?… suis désolé… mais enfin, ma bonne amie Mariette vous tiendra compagnie. Je tâcherai de revenir… mais ne m’attendez pas.

Gaston baisa la main de Mariette, serra celle que lui tendait l’Américain, et disparut.

Naturellement, le cabinet fut le sanctuaire où se dénouèrent toutes les pudeurs, et, sous la lampe électrique, de San-Pedro fit une ample moisson de plaisir, après avoir vaincu les résistances conventionnelles de sa belle compagne.

Et une heure après, dans le fiacre qui les ramenait rue du Colysée, Mariette fit à San-Pedro une histoire de sa vie, histoire enseignée par de Plombières, charma l’Américain et acheva de le conquérir :

— Oui, mon ami, j’ai été fiancée à un archiduc qui mourut d’un accident de cheval. Il m’aimait d’amour, avec passion. Je fus orpheline dans la même année. Ensuite, un gentilhomme du Midi sollicita ma main, à la veille des épousailles, il mourait de l’influenza. Habituée à une vie libre, me moquant de tout le monde, je suis restée isolée, n’ayant que de loin en loin les visites d’amis rares, dont de Plombières. Je n’ai plus d’amour, j’ai besoin d’aimer. Je suis contente de vous connaître.

De San-Pedro, malgré la grossièreté du piège, coupa dans le pont, et offrit son cœur qui fût accepté.

Quelques jours avant le Grand-Prix :

— Tu ne peux, Mariette, rester dans cet appartement.

— Mais ma fortune ne me permet pas…

— Je t’en prie, ne t’inquiète pas de cette bagatelle. J’ai acheté un hôtel, rue de la Bienfaisance, tout meublé, je l’ai fait rafraîchir et, dans huit jours, nous pendrons la crémaillère. Je te donnerai ce qu’il faut pour assurer ton luxe.

La partie engagée par de Plombières avait réussi merveilleusement.

Le rasta, marlou et Cie, était empoigné maintenant par un étrange désir : devenir riche, quelque soit le moyen, et, à son tour, avoir une maîtresse qu’il entretiendrait.

Il changea sa vie.

Il avait été généreux, dissipateur, il fut avare. Avec une ardeur affolée il empilait les billets de banque jusqu’à la conquête des deux millions qui lui assureraient une heureuse aisance.

Jamais il n’avait moins dépensé, et jamais pourtant il n’avait autant demandé à Suzanne de Chantel qui, en pleine possession de Johnson, en tirait tout ce qu’elle voulait.

Il se servit du Grand-Prix pour emprunter encore cinquante mille francs à Paula, entre deux scènes d’amour, maudissant ses fermiers, son notaire, les courses et le jeu.

De son côté, Mariette d’Anjou, maîtresse souveraine de l’impuissance précoce de San-Pedro, recevait son billet de mille quotidien et partageait avec de Plombières.

Le magot s’arrondissait rapidement. Le faux marquis prévoyait le moment où son ambition serait satisfaite. Il pourrait avoir de l’argent à lui, avoir une maîtresse bien gentille et l’entretenir.

Ah ! donner de l’argent à une femme, payer son plaisir, après avoir été marlou et entretenu, contenait tout son rêve.

Il aurait un appartement honnête, un cheval, une voiture, une petite amie qu’il paierait, ostensiblement, pour sa réhabilitation.

Il éprouvait une véritable joie à penser qu’il serait un jour élevé à la situation de « miché chouette », que les femmes envieraient sa femme, qu’il deviendrait bourgeois comme un épicier retiré des affaires, et qu’il pourrait se faire voler au bénéfice d’un marlou qu’il mépriserait.

Car, il voulait jouir de l’avantage du rôle, nouveau pour lui : Être l’honnête homme, le parfait imbécile, le beau cocu qui casque et ne voit pas que sa maîtresse se moque de lui et ne le tolère que parce qu’il l’entretient.

Il sentait que, de là, naîtrait la considération enviée. Il aurait le coup de chapeau des fournisseurs que lui-même règlerait.

Ah ! ce coup de chapeau des fournisseurs… qui voudrait dire à la galerie : regardez bien cet homme, c’est un homme chic qui paye les notes de sa maîtresse ; c’est un de mes clients, un client qu’on soigne.

Mariette d’Anjou était la maîtresse indiquée, la maîtresse souhaitée, parce que peut-être il ne l’avait guère pu posséder depuis la véritable passion de San-Pedro, cette passion jalouse et idiote qui n’apparaît qu’aux premiers symptômes de gâtisme physique.