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Perverse/19

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Antony et Cie (p. 259-273).

XIX

DE PLOMBIÈRES COCU

L’amour valait par sa seule brutalité.

Alors seulement, Paula se persuada de sa faiblesse et, inquiète du lendemain pourtant, s’abandonna à son maître :

Elle ne sortait plus de l’hôtel de Bristol, parce que Chi-Long ne le voulait pas.

Malgré elle, la volontaire Américaine admira le Chinois et le haït, bien décidée à le conserver quand même, parce qu’elle aimait sa faiblesse, et qu’elle sentait ne pouvoir plus supporter d’autres amants après celui-là.

Cependant la scène avait fait quelque bruit, et la colonie anglaise et américaine qui demeurait à l’hôtel de Bristol l’avait répandue dans un certain monde parisien.

De San-Pedro et M. Johnson apprirent les détails et voulurent s’interposer.

Paula ne le leur permit pas. À tout ce qu’ils dirent, elle rit comme une folle.

De Plombières, de son côté, voulut satisfaire sa curiosité.

Il se fit annoncer. Paula le reçut aussitôt.

Après quelques minutes de conversation difficile, le marquis parla du terrible Chinois.

Elle sonna, et, à la femme de chambre accourue :

— Priez M. Chi-Long de venir, dit-elle.

Et à M. de Plombières :

— Mon cher, je vais vous présenter, vous allez voir quelle superbe bête m’a domptée. Puisque vous êtes un amant de profession, vous allez connaître un maître en amour ; je suis sûre que vous vous comprendrez.

— Il a une réputation de brutal dont vous devez porter les traces.

— Oui, mais il me plaît comme il est.

Chi-Long entrait.

Tout de suite le Chinois, en horrible français, éreinta les Parisiens et tous les Occidentaux : des imbéciles qui ne savaient pas être les maîtres de la femme, créée pour le plaisir de l’homme. Dans son pays on leur imposait le rôle qui leur était dû, elles n’étaient que des servantes et des faiseuses de petits Chinois.

— Vous, Français, dit-il, êtes des chiens, des domestiques, et les femmes sont vos divinités. L’homme est un dieu, et la femme est sa chienne, voilà la vérité. C’est la force qui doit commander.

De Plombières, assis en face de Paula, souriait. La femme regardait les deux hommes et les comparait.

Le Chinois lui parut supérieur.

Toutefois, le contraste entre ces deux êtres qui l’avait pliée dans leurs bras, redonnait à sa mémoire divers espoirs de luxure. Elle les avait voulu tous les deux, parce qu’ils ne se ressemblaient pas, parce que chacun possédait l’attractive matière à plaisir, avec des nuances contraires. Et puis, de Plombières avait eu le bonheur d’être son premier amant et, celui-là, les femmes ne l’oublient jamais, elles préféreraient la haine ou le mépris à l’oubli.

Le marquis devina nettement ce qui se passait dans l’esprit de Paula, il essaya de la reconquérir.

Il fut brillant. Le rastaquouère est le parfait homme du monde quand il veut se donner la peine de le paraître.

Aussi, de Plombières se plut à rendre le Chinois si bestial, sans avoir l’air de s’adresser à lui, il sut élever si haut la galanterie française et parisienne qui a placé, sur un trône splendide, la beauté et l’amour, que Paula, heureuse d’être grandie après avoir été blessée par Chi-Long, ne put s’empêcher de manifester ce qu’elle pensait.

Aussi, résolut-elle de reprendre de Plombières et de lâcher son Chinois dont elle était lasse et écœurée.

Cette lassitude et cet écœurement lui étaient venus instantanément, à la suite des paroles de Plombières.

Le soir, après dîner, elle se fit habiller par sa femme de chambre.

— Où allez-vous ? dit Chi-Long qui était entré.

— Au théâtre.

Et vous ne m’avez pas demandé à vous accompagner ?

— Non, j’y veux aller seule.

— Et je ne le veux pas, moi.

— Et je le veux, moi.

— Je suis votre amant, par conséquent votre maître.

— Eh bien ! si vous m’assommez, vous ne serez plus, ni l’un ni l’autre.

— Ah ! c’est à voir !

— Oui, c’est comme ça !

— Eh bien ! attrape !

Une horrible claque s’abattit sur le visage de Paula.

— Lâche ! hurla-t-elle.

— Eh bien !

— Je suis chez moi, ici. Vous allez sortir. C’en est trop !

Elle sonna.

Chi-Long se précipita, mais ne put l’empêcher d’atteindre la sonnerie.

— Prends garde ! dit-il.

— Je suis lasse de vous et je suis une imbécile d’avoir attendu aussi longtemps pour m’apercevoir que vous ne deviez être qu’une brute. Je vous ordonne de sortir.

— Et moi, je reste.

— Nous allons bien voir.

Sa femme de chambre entra.

— Allez chercher le directeur de l’hôtel.

Le directeur de l’hôtel se trouva par hasard à la porte de l’appartement.

— Vous allez tout de suite me débarrasser de cet homme. Allez chercher la police, s’il le faut.

— Non, c’est inutile, je m’en vais, dit Chi-Long.

En effet, il prit son chapeau et sa canne, et lentement sortit.

— Ouf ! fit Paula.

Une heure plus tard, un domestique portait rue de Chazelles une lettre de la part de l’Américaine.

Ce fut Margot de Belaire qui reçut la lettre ; de Plombières s’habillait pour sortir.

— Tiens, une écriture de femme, dit-elle.

Elle rompit le cachet et lut :

« Mon cher marquis, je vous attends, je veux vous aimer, venez vite.

« Paula, avec ses meilleurs baisers. »

— Voilà qui fait rudement mon affaire, se dit Margot.

Et, au galop, elle remit la lettre dans une enveloppe neuve, cacheta, et écrivit l’adresse et le nom de son ami.

— Toutes les écritures de femmes se ressemblent, et il n’y verra goutte.

Le valet de chambre passait dans l’entrée avec de l’eau tiède, Margot l’appela, et lui remettant la lettre de Paula :

— Remettez ceci à Monsieur, dit-elle.

Alors, elle se rapprocha d’une lampe et tirant un billet de son corsage, elle relut :

« À dix heures, soyez à la porte du Parc Monceau, boulevard de Courcelles, il faut que je vous parle. Je vous aime comme une bête.

Raoul de Saint-Croze. »

— J’aurai le temps, dit Margot.

Et aussitôt elle s’installa dans une bergère pour jouer la comédie de la migraine.

Quelques minutes plus tard, Gaston de Plombières, en habit sous un long pardessus, s’avançait vers Margot en mettant ses gants.

— Ton valet t’a remis une lettre ? demanda Margot.

— Oui, ma chérie.

— C’est ?

— Oh ! rien du tout, un ami qui a besoin de vingt-cinq louis.

— Où vas-tu ?

— Au Cercle d’abord, et au théâtre si je ne trouve personne au Cercle.

Il était ganté.

— C’est bien vrai ce que tu dis là ? dit Margot.

— Veux-tu que je reste avec toi ? J’ai si peu envie de sortir et l’on est si bien à côté de sa Margot,

— Non, va te promener ; d’ailleurs je serais une mauvaise compagne et une horrible affaire ; j’ai une migraine qui me rend folle. Je vais me coucher tout de suite. Tu rentreras tard ?

— Je ne crois pas, Bonne nuit, ma chère, dors bien, et sois belle demain.

Elle se laissa embrasser, et de Plombières sortit.

Il était à peine dehors, que Margot de Belaire sonnait sa femme de chambre.

— Vite, apportez-moi mon manteau, un manchon, des gants, un chapeau et une voilette.

— Madame sort ?

— Oui, dépêchez-vous,

Il était déjà dix heures.

— Oh ! j’ai droit à un quart d’heure d’attente, se dit Margot, le comte sera au rendez-vous.

En cinq minutes elle fut prête.

— Faut-il aller chercher une voiture à Madame ?

— Non, dit Margot, j’en prendrai une à la station de la rue de Prony.

En effet de la rue de Chazelles à la porte du Parc Monceau, il n’y en avait que pour deux minutes. Dehors, il faisait froid, mais le ciel était pur, et tout autour de la lune scintillaient les étoiles.

De son pas alerte et vif, frappant le bitume glacé, Margot se dirigea vers le lieu du rendez-vous.

Tout près de la baraque close de la marchande de fleurs, un fiacre stationnait. Le long des grilles du Parc, elle vit un homme dans un manteau, le col relevé, qui marchait, elle reconnut le comte de Saint-Croze, et après avoir jeté un regard à droite et à gauche sur le boulevard de Courcelles, après s’être retournée pour observer la rue de Prony, complètement déserte, elle marcha droit sur le comte, qui, l’ayant reconnue, venait à sa rencontre.

— Je désespérais, madame… merci, j’ai arrêté une voiture.

— Non, dit Margot, faites-la nous suivre, et si vous voulez, nous marcherons un peu.

— Prenez mon bras, dit le comte.

— Non, j’aurais froid aux mains et j’ai un manchon,

Le fiacre les suivait à quelques pas.

Près l’un de l’autre, le comte et Margot causaient.

— Que voulez-vous ? dit Margot. Parlons sérieusement. Vous dites que vous m’aimez ; mais savez-vous quelle est ma situation et quels risques je cours ?

— Oui, madame, je vous aime, je sais que vous êtes la maîtresse du marquis de Plombières, lequel subvient à vos dépenses et à votre luxe. Je suis prêt, si je vous prie d’accepter l’amour que j’ai pour vous, de le remplacer absolument.

— Il fait froid, dit Margot, montons en voiture.

Quand ils furent assis l’un contre l’autre.

— Un baiser, voulez-vous ? demanda Saint-Croze.

Elle lui tendit la joue, mais il mordit aux lèvres.

— Vous êtes un honnête homme et vous ne voudriez pas me tromper ? dit Margot.

— Je suis marié, répondit le comte ; sans toucher à la fortune de ma femme, j’ai plus de trois cent mille livres de rente, je partage avec vous, si je ne vous déplais pas trop.

— Je ne connaissais pas votre fortune, dit Margot, mais si je suis venue c’est qu’au contraire vous me plaisez beaucoup.

Le comte l’embrassa encore, et plus longtemps, dans le fond de la voiture, enlacés, leurs lèvres restèrent unies.

— Ce soir, je rentrerai à l’hôtel, j’ai quelques milliers de francs en bijoux à prendre et je suis à vous.

— Laissez cette bagatelle au marquis. Margot, ils lui serviront pour celle qui vous succédera.

Je vous garde et vous emporte.

Le comte de Saint-Croze ouvrit une glace de fiacre et dit au cocher.

— Rue Fortuny, au coin de l’avenue.

Et, dans une ravissante garçonnière, de Saint-Croze s’enferma avec Margot. Il y avait des fleurs, il y avait du feu dans les chambres et un souper était servi.

— Vous m’attendiez donc ? dit Margot étonnée.

— Oui, je t’attendais, Margot, parce que l’amour a des pressentiments qui ne trompent jamais.

Et pendant qu’il déboutonnait les bottines de la maîtresse prochaine, et que, dans ses mains, il réchauffait ses mains, semant des caresses dans la soie parfumée, Margot pensait à la tête que ferait de Plombières, le lendemain matin, quand il apprendrait qu’elle avait découché et qu’elle n’était pas rentrée.

— Je pourrai toujours, si j’ai besoin de lui, plus tard, lui faire croire que, sachant le contenu de la lettre, prise de jalousie, j’étais partie parce que je l’aimais trop.

Margot, qui réfléchissait, ne s’apercevait même pas que le comte de Saint-Croze lui baisait les pieds.

Elle fut sa maîtresse entre les deux premières flûtes de Rœderer.