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Perverse/18

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Antony et Cie (p. 239-258).

XVIII

UNE PUCELLE

Le départ de Paula et de Frédéric ne causa nul scandale. L’aventure n’alla pas plus loin que le personnel de l’hôtel Bristol.

Les fantaisies de la richissime Américaine n’étonnaient plus personne, et si on avait écarquillé les yeux à ses premières folies, on ne pensait plus même à l’observer.

D’ailleurs, d’autres avaient passé avant Paula, qui n’avaient point été plus sages sans avoir été aussi discrètes dans leurs amours.

Le plus stupéfait fut certainement de Plombières.

Il ne comprenait pas que Paula pût à la fois aimer autant d’amants. Il la croyait un peu folle :

— On ne prend pas des larbins, après avoir eu des clowns, disait-il. C’est idiot et répugnant.

Le jour même qu’il apprit le départ de Paula, seul, il déambulait le long des arcades de la rue de Rivoli, fumant un cigare blond, à la chasse à la femme.

Il se sentait dispos et avait besoin d’aventures.

Par une déveine extraordinaire, il ne rencontra que des laiderons et des vieilles femmes, dont cinq bossues et sept boiteuses.

Il remonta, aux Français, l’avenue de l’Opéra.

Il poussa une pointe jusqu’au refuge des omnibus, Batignolles-Clichy-Odéon. Une seule femme d’amour se trouvait parmi des respectabilities, et elle puait le vice.

Comme il passait derrière, elle lui marcha sur le pied, il hurla :

— Vous ne pourriez pas faire attention, vous !

— Tu as donc des oignons, mon petit père, ricana la môme ; faut te faire éplucher les griffes, vois-tu.

Il s’éloigna, furieux ; furieux surtout de ce qu’un de ses vernis était maculé de boue.

— La salope ! bougonnait-il, l’ordure !

Comme il regardait sa chaussure, il heurta de son chapeau la poitrine d’une vieille femme, horriblement ballonnée, elle gueula :

— Vous ne pourriez pas faire attention, vous !

Il la regarda et voyant ses monstrueux tetons :

— Voyons, madame, on ne sort pas avec ça, dans les rues.

Comme il décrivait avec ses mains un cercle à peu près égal à ces fameux tetons de la vieille, celle-ci grogna en tirant son chien qui pissait le long du pantalon d’un mannequin, à la porte d’un magasin de confections.

— Espèce d’insolent, crevé, voyou ! Viens, Azor, tu as assez pissé ! Insolent ! Et puis, quand on voit pas clair on met des lunettes, monsieur.

On commençait à faire cercle autour d’eux.

— C’est monsieur, disait la vieille, tandis qu’un Gavroche tirait la queue d’Azor, tandis qu’Azor beuglait, c’est monsieur qui insulte les femmes.

Azor faisait un boucan formidable.

— T’en as des vessies de cochon sur l’estomac ! disait un typo…

— Pourquoi qu’il m’a insultée, alors, continuait l’outragée ?

Azor gémissait à fendre l’âme.

— Si on te soufflait au pétard, t’aurais assez de baudruche pour faire un ballon, continuait aussi le typo.

— D’abord, vous, je ne vous parle pas, dit-elle à ce dernier, c’est à Monsieur que j’en ai. Il m’a insultée. Tais-toi, Azor.

Azor regarda sa maîtresse, mais un voyou ayant tiré sa pauvre queue avec plus de force, il se mit à braire comme un âne.

En même temps, un gamin était allé chercher un sergent de ville qui en remorqua trois, trouvés en route, et il leur racontait qu’une grosse femme avait un chien enragé qui mordait tout le monde.

— Oui, monsieur l’agent, disait-il, et même qu’il a mordu le Monsieur bien habillé à la jambe, moi je l’ai vu, et la vieille dit que ce n’est pas vrai. Et vous l’entendez qui gueule, et vous l’entendez qui hurle, le chien enragé…

Azor gueulait de plus en plus, en effet. Les agents dirent tous à la fois en se précipitant sur Azor :

— Et vous, madame, suivez-nous au poste.

— Oui, oui, au poste, criait la galerie.

Azor mordit, de ses jolis naquets de chien gâté, un des agents.

— Je vous le disais bien qu’il était enragé, il mord tout le monde.

La vieille comprenait que son chien était en cause. Son chien et sa poitrine, ce qu’elle aimait le mieux au monde.

Elle suffoqua, voulut parler, fit des gestes.

— Puisqu’il est enragé, il faut le tuer, dit quelqu’un.

— Il n’y a que ça à faire, approuva un autre.

— C’est plus prudent, dit un troisième.

Alors un agent tira son revolver, mit en joue Azor qui leva de bons yeux muets et interrogateurs, une détonation retentit, Azor poussa un cri aigu, sa maîtresse en poussa un autre, mille fois plus perçant, et elle s’évanouit de sa grosse masse sur le cadavre sanglant d’Azor.

Il fallut la transporter au poste, avec son pauvre toutou, et elle mourait le lendemain, à l’hôpital, d’une congestion.

De Plombières qui n’avait pas attendu l’arrivée des agents pour s’éclipser, arrivait à l’Opéra, au moment le plus tragique de l’affaire.

Cependant, devant chez Ferrari, il devint pâle à la façon des nouilles locales.

Et, titubant comme s’il eût été ivre :

— Madame, mademoiselle… je ne sais pas… je vous cherchais…

Elle était extraordinairement jolie, la fillette, en lui riant, étonnée, de ses trente-deux dents, grosses et luisantes comme des perles.

— Monsieur, vous me cherchiez ? Alors vous devez être satisfait, puisque vous m’avez trouvée.

— Êtes-vous assez jolie !

— Assez pour moi.

— Voulez-vous ?… Non, promenons nous, je vous parlerai, j’ai beaucoup de choses à vous dire…

— Mais, monsieur, je n’ai pas le temps, ma mère m’attend pour dîner.

— N’y allez pas, vous dînerez avec moi.

— Comme vous marchez, grand Dieu ! Ne croirait-on pas…

— Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous faites, je ne sais ni votre nom, ni votre situation.

— Margot, modiste, chapeaux, plumes, capotes, etc…, j’habite rue Torricelli…

— Bien, voici ce que je vous propose : de l’amour, un hôtel, une voiture, tout de suite, et je vous garde pour la vie.

— Et maman ?

— Votre maman, quand elle vous saura heureuse, elle vous pardonnera ; elles ne pardonnent pas seulement quand c’est la misère.

— Qu’est-ce que vous faites, vous ?

— Je fais profession de marquis.

— Ah ! Et vous êtes très riche ?

— Très riche.

— J’ai cependant besoin de réfléchir. C’est grave.

— Le temps de dîner.

— Soit.

Une heure plus tard, chez Joseph, dans un cabinet bien tiède, devant une petite table éclairée de lampes de couleur, ils dînaient.

De Plombières érectait de joie.

— Enfin, se disait-il, je suis miché.

Il avait ôté le chapeau de Margot, dénoué ses magnifiques cheveux blonds et or qui croulaient en ruisseaux sur ses épaules.

Et les grands yeux de la jolie fille, de grands yeux roux et doux et beaux s’enflammaient au champagne qui moussait dans les flûtes ; sa bouche arquée et fine, charnue pourtant, s’empourprait au contact de la liqueur divine. Elle était heureuse de faire la fête dans un coin chic, avec un marquis calé.

À un semblant de question de Gaston :

— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, je suis toute neuve, depuis le bout de mes doigts, jusqu’au bout de mes petons, rien n’a servi.

— Oh ! Oh ! Oh !

— Vous ne me croyez pas, parce que je vous ai facilement suivie ! Eh bien, vous avez eu de la veine, voilà tout. J’étais bien disposée. Et vous pouvez vous vanter que c’est grâce aux nouilles de Ferrari que vous avez le bonheur de dîner avec moi. Ça m’amusait les nouilles, c’était rigolo, ça donnait envie de rire…

Il l’avait attirée sur ses genoux, sur le canapé, ses mains erraient à travers de la soie louchement cotonneuse, ses doigts cherchaient, trouvaient, cherchaient encore.

Elle faisait semblant de dormir.

Elle fit encore longtemps semblant de dormir, mais elle dut cependant montrer qu’elle était bien éveillée, et quand elle retira ses mains de sur ses yeux, de Plombières la vit qui pleurait ; et, de sa voix champanisée, d’une voix de miel, doucement grise, doucement folle, meurtrie, elle dit :

— Eh bien, tu sais, je n’y retournerai plus regarder les nouilles… c’est pas rigolo et… si j’avais su…

La lune de miel fila agréablement. Vicieuse et pervertie par le contact des filles d’ateliers, Margot sut tout de suite être la parfaite femme entretenue. Elle subit l’initiation des plaisirs en excellente élève qui a des dispositions pour la carrière embrassée, elle eut de l’art pour être à la fois suggestive et aimante. Elle apprit naturellement à se montrer belle, elle rendit le marquis de Plombières jaloux, elle espérait le rendre idiot pour en abuser et pour s’en servir.

Ambitieuse, excessivement, Margot comprit bientôt que le luxe dont elle jouissait n’était qu’un luxe de début ; elle faisait la moue en montant dans son coupé de louage, elle grimaçait en entrant dans le petit hôtel qu’elle habitait rue de Chazelles. Et déjà, bien que de Plombières lui plût, elle cherchait au Bois, à son bras, celui qui viendrait un jour l’enlever à sa misère dorée pour la couvrir de diamants et l’emporter dans le grand luxe qu’elle rêvait et qu’elle voulait.

Margot faisait un stage.

De Plombières l’aimait d’autant plus qu’il payait, et pour la première fois. Au bout de quinze jours, il devint insupportable à Margot parce qu’il voulut lui apprendre ce qu’était l’économie.

Pour ses étrennes, il lui offrit un bracelet superbe ; Margot ne daigna même pas y faire attention : elle avait vu, rue de la Paix, une garniture de diamants et de perles, et c’est cette garniture seule qui l’aurait rendue heureuse.

Son amant devint même le mauvais amant qui se conduit trop comme fait un mari. Il éteignit ses belles ardeurs du début et ne grisa plus Margot que de banalités. Les scènes d’amour étaient prévues comme si un programme en eût fixé tous les détails.

Puis, il lui montra qu’il était jaloux. Il eut même la bêtise de lui faire sentir qu’il payait et que, par conséquent, il était son maître.

Sa conduite de parvenu horripila Margot. Elle avait été longtemps sous la surveillance de sa mère, et elle avait soif de libertés : de Plombières ne la laissait pas une minute seule. Il assistait même à sa toilette comme s’il eût craint la femme de chambre de Margot.

Margot qui s’était fait appeler aristocratiquement Margot de Belaire, était quelquefois citée dans les échos des journaux mondains ; de Plombières, qui croyait savoir pourquoi les échotiers citaient son nom, écrivit au Journal, à l’Écho, au Gil-Blas, au Fin de Siècle, aux quatre grands journaux qui sont les fidèles chanteurs de la beauté et des beautés galantes, pour les prier « de ne point parler de Margot de Belaire qui n’était point une femme du domaine public. »

On en fit des gorges chaudes dans les cabinets de rédaction et l’on se promit de chasser sur les bois du marquis de Plombières.

Les fêtes d’hiver battaient leur plein, tout Paris était revenu au boulevard.

Ensemble, Johnson et Suzanne de Chantel, de San-Pedro et Mariette d’Anjou, Paula et un Chinois trouvé à Rome, dont elle s’était servi pour chasser son dernier amant, revinrent à Paris.

Chaque couple, le même jour, regagna ses pénates : Johnson et Suzanne, les Champs-Élysées ; de San-Pedro et Mariette, la rue de la Bienfaisance ; Paula et le Chinois Chi-Long, l’hôtel Bristol.

Chi-Long avait l’ampleur de la grande espèce jaune. Bâti en hercule, cambré sur ses jambes épaisses et monstrueusement fortes, laid et beau, sage et fou, il était la brutalité amoureuse qui domine et caresse, qui commande et supplie, qui impose et fait semblant de se soumettre.

Il avait vaincu Paula par sa masse.

Leur première nuit d’amour avait eu des cris de douleur et des sanglots de joie. Enveloppée dans la musculature du géant, Paula avait pâli, et, tremblante sous l’étreinte qui lui faisait craquer les os, elle avait demandé à l’heure charmeuse où les plaisirs nuancent les yeux de ciel et estompent de noir les paupières :

— Ne me tue pas encore, pour demain…

Le mâle était si terriblement son maître que la perverse Américaine sentit qu’il lui fallait être l’esclave soumise qui ne veut point lutter contre le tyran.

Chi-Long n’aimait pas Paula ; il avait appris à mépriser la femme et ne comprenait son utilité que pour la distraction qu’elle donnait.

L’homme parlait peu et parlait mal, mais il avait sur le visage l’air du despote qui veut être compris par ses moindres signes. En effet, il ressemblait au sauvage tyran qui a droit de vie et de joie sur tous ses sujets. Paula était la favorite brutalisée sur laquelle il régnait. Puissant et macabre, il tombait de tout son corps sur la délicate nervosité de la perverse qui, râlante et meurtrie, l’implorait pour des souffrances nouvelles qui laissaient des joies chanter dans sa gorge et dans ses baisers, et cependant redoutait la possession du géant qui la ferait et la faisait pleurer.

Et Paula, dans un effort de sadisme, aimait la peine mélangée de plaisir qui naissait de l’union d’elle, brebis humaine, et de lui, étalon humain.

Avec une désinvolture de seigneur, Chi-Long fut l’entretenu de sa maîtresse. Sa fortune était son corps, elle le dota de poignées de louis. Elle en avait fait son domestique d’amour ; il devint son maître payé.

Méprisant la femme parce qu’elle était faible, l’homme la battait, la rouait de coups à travers les étreintes. Il la meurtrit horriblement, il bleuit ses reins à force de serrements trop longs ; il semblait vouloir étrangler son corps de femme dans ses bras lourds de muscles ; il ensanglantait les lèvres de Paula sous son baiser de brute ; et n’écoutant ni prières, ni supplications, il allait jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la satisfaction de son égoïsme, passant par-dessus les soupirs, par-dessus les larmes, par-dessus les hoquets, obéissant à sa chair exaltée, tendue pour les suprêmes folies de l’aveugle bestialité.

Jamais leurs bouches ne prononçaient de mots d’amour, leur langage s’exhalait par leurs corps, à travers leur brutalité. Ils aimaient seulement s’emprisonner dans l’ombre de leur chambre et se considérer pour s’élancer l’un vers l’autre, jusqu’à la chute de leur matière.

Mais bientôt, la nervosité de Paula parut succomber sous la froide musculature de Chi-Long et malgré les joies des fatigues charnelles, elle désirait un repos, un carême, pour laisser à ses nerfs le loisir de se détendre dans un long sommeil réparateur.

L’homme, aveugle, obéissait à sa puissance, et refusait de comprendre. Il imposait toujours sa force infatigable à la paresse de l’ardente épuisée qui commençait à le haïr depuis qu’elle le redoutait.

Un jour, ils étaient restés seuls dans le boudoir de leur appartement de l’hôtel de Bristol. Dans la cheminée les bûches flambaient et crépitaient. Ils étaient étendus dans des fauteuils, et de loin ils se regardaient, fascinés et mutuellement fascinateurs.

Paula devinait ce qui passait dans l’esprit de Chi-Long.

— Non, dit-elle, suppliante, reste encore, reste ainsi. Non, non, non, je suis lasse et je veux laisser dormir mon corps.

Comme s’il n’avait point entendu, l’amant se leva, lentement, et vint auprès de Paula.

— Non, répéta-t-elle, non. Je ne veux pas.

— Et moi, je veux.

Il voulut la brutaliser.

Paula se redressa, pâle et apeurée :

— Non, te dis-je. Je ne veux pas.

Il voulut l’envelopper dans ses bras, mais elle se dégagea, et, pareille à une vierge qui redoute le mal du viol, elle se sauva de l’étreinte.

— Viens ici, dit Chi-Long.

Paula parut hésiter, puis, avec force :

— Non, je n’irai pas. Et puis, je suis lasse de toi. Je ne t’aime plus, parce que…

— Parce que… ?

— Parce que tu n’es qu’une brute, en somme.

Chi-Long bondit, mais Paula avait mis entre elle et l’homme un guéridon. Le guéridon s’aplatit sous le poing de la bête affolée.

Paula se sauva dans sa chambre, et, derrière elle, ferma la porte à clé.

Aussitôt, d’un coup d’épaule, la porte volait en éclats. Paula se réfugia sur le palier, en peignoir ; Chi-Long la poursuivit.

Il écumait de rage.

À la suite de Paula, il descendit l’escalier et atteignit la femme dans le vestibule.

Devant le personnel de l’hôtel, il empoigna Paula, la mit sous son bras et l’emporta dans leur appartement.

Là, il la jeta sur le tapis, pantelante, en larmes, les cheveux dénoués, la robe déchirée, et, pris de folie furieuse, il lui laboura les fesses et les jambes à coups de pieds.

— Grâce ! Grâce ! criait Paula.

Chi-Long frappait plus fort,

Paula eut peur :

— À l’assassin ! À l’assassin ! cria-t-elle.

Chi-Long voulut lui fermer la bouche avec ses mains, mais elle le mordit.

— À l’assassin ! Au secours ! criait Paula.

On montait dans l’escalier, des voix chuchotaient lâchement à la porte.

Paula ne criait plus, elle pleurait.

Cependant, on ouvrit la porte, des sergents de ville entrèrent, et, à leurs yeux étonnés, ils virent une masse amoureuse qui criait par la bouche de Paula, qui chantait par les baisers de Chi-Long.

— Allez-vous bientôt fiche le camp ! hurla le Chinois. Qui donc vous réclame ?

Terrifiés par l’imposante force du géant, larbins et agents dégringolèrent l’escalier, poursuivis par la crainte d’une raclée de première grandeur.