Petites Misères de la vie conjugale/1/10

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LE TAON CONJUGAL.


Eh bien ! sous cette ligne voisine d’un signe tropical sur le nom duquel le bon goût interdit de faire une plaisanterie vulgaire et indigne de ce spirituel ouvrage, il se déclare une horrible petite misère ingénieusement appelée le Taon Conjugal, de tous les cousins, moustiques, taracanes, puces et scorpions, le plus impatientant, en ce qu’aucune moustiquaire n’a pu être inventée pour s’en préserver. Le Taon ne pique pas sur-le-champ : il commence à tintinnuler à vos oreilles, et vous ne savez pas encore ce que c’est.

Ainsi, à propos de rien, de l’air le plus naturel du monde, Caroline dit : ─ Madame Deschars avait une bien belle robe, hier…

— Elle a du goût, répond Adolphe sans en penser un mot.

— C’est son mari qui la lui a donnée, réplique Caroline en haussant les épaules.

— Ah !

M. DESCHARS.
Ce n’est pas M. Deschars qui se conduirait ainsi.


— Oui, une robe de quatre cents francs ! Elle a tout ce qui se fait de plus beau en velours…

— Quatre cents francs ! s’écrie Adolphe en prenant la pose de l’apôtre Thomas.

— Mais il y a deux lés de rechange et un corsage…

— Il fait bien les choses, monsieur Deschars ! reprend Adolphe en se réfugiant dans la plaisanterie.

— Tous les hommes n’ont pas de ces attentions-là, dit Caroline sèchement.

— Quelles attentions ?…

— Mais, Adolphe… penser aux lés de rechange et à un corsage pour faire encore servir la robe quand elle ne sera plus de mise, décolletée…

Adolphe se dit en lui-même : ─ Caroline veut une robe.

Le pauvre homme !…

Quelque temps après, monsieur Deschars a renouvelé la chambre de sa femme. Puis monsieur Deschars a fait remonter à la nouvelle mode les diamants de sa femme. Monsieur Deschars ne sort jamais sans sa femme, ou ne laisse sa femme aller nulle part sans lui donner le bras.

Si vous apportez quoi que ce soit à Caroline, ce n’est jamais aussi bien que ce qu’a fait monsieur Deschars. Si vous vous permettez le moindre geste, la moindre parole un peu trop vifs ; si vous parlez un peu haut, vous entendez cette phrase sibilante et vipérine :

— Ce n’est pas monsieur Deschars qui se conduirait ainsi ! Prends donc monsieur Deschars pour modèle.

Enfin, l’imbécile monsieur Deschars apparaît dans votre ménage à tout moment et à propos de tout.

Ce mot : « ─ Vois donc un peu si monsieur Deschars se permet jamais… » est une épée de Damoclès, ou ce qui est pis, une épingle ; et votre amour-propre est la pelote où votre femme la fourre continuellement, la retire et la refourre, sous une foule de prétextes inattendus et variés, en se servant d’ailleurs des termes d’amitié les plus câlins ou avec des façons assez gentilles.

Adolphe, taonné jusqu’à se voir tatoué de piqûres, finit par faire ce qui se fait en bonne police, en gouvernement, en stratégie. (Voyez l’ouvrage de Vauban sur l’attaque et la défense des places fortes.) Il avise madame de Fischtaminel, femme encore jeune, élégante, un peu coquette, et il la pose (le scélérat se proposait ceci depuis longtemps) comme un moxa sur l’épiderme excessivement chatouilleux de Caroline.

Ô vous qui vous écriez souvent : « ─ Je ne sais pas ce qu’a ma femme !… » vous baiserez cette page de philosophie transcendante, car vous allez y trouver la clef du caractère de toutes les femmes !… Mais les connaître aussi bien que je les connais, ce ne sera pas les connaître beaucoup : elles ne se connaissent pas elles-mêmes ! Enfin, Dieu, vous le savez, s’est trompé sur le compte de la seule qu’il ait eue à gouverner et qu’il avait pris le soin de faire.

Caroline veut bien piquer Adolphe à toute heure, mais cette faculté de lâcher de temps en temps une guêpe au conjoint (terme judiciaire) est un droit exclusivement réservé à l’épouse. Adolphe devient un monstre s’il détache sur sa femme une seule mouche. De Caroline, c’est de charmantes plaisanteries, un badinage pour égayer la vie à deux, et dicté surtout par les intentions les plus pures ; tandis que, d’Adolphe, c’est une cruauté de Caraïbe, une méconnaissance du cœur de sa femme et un plan arrêté de lui causer du chagrin. Ceci n’est rien.

— Vous aimez donc bien madame de Fischtaminel ? demande Caroline. Qu’a-t-elle donc dans l’esprit ou dans les manières de si séduisant, cette araignée-là ?

— Mais, Caroline…

— Oh ! ne prenez pas la peine de nier ce goût bizarre, dit-elle en arrêtant une négation sur les lèvres d’Adolphe, il y a longtemps que je m’aperçois que vous me préférez cet échalas (madame de Fischtaminel est maigre). Eh ! bien, allez… vous aurez bientôt reconnu la différence.

Comprenez-vous ? Vous ne pouvez pas soupçonner Caroline d’avoir le moindre goût pour monsieur Deschars (un gros homme commun, rougeaud, un ancien notaire), tandis que vous aimez madame de Fischtaminel ! Et alors Caroline, cette Caroline dont l’innocence vous a tant fait souffrir, Caroline qui s’est familiarisée avec le monde, Caroline devient spirituelle : vous avez deux Taons au lieu d’un.

Le lendemain elle vous demande, en prenant un petit air bon enfant : ─ Où en êtes-vous avec madame de Fischtaminel ?…

Quand vous sortez, elle vous dit : ─ Va, mon ami, va prendre les eaux !

MADAME FISCHTAMINEL.
Qu’a-t-elle donc dans l’esprit et les manières, cette… araignée-là.


Car, dans leur colère contre une rivale, toutes les femmes, même les duchesses, emploient l’invective, et s’avancent jusque dans les tropes de la Halle ; elles font alors arme de tout.

Vouloir convaincre Caroline d’erreur et lui prouver que madame de Fischtaminel vous est indifférente, vous coûterait trop cher. C’est une sottise qu’un homme d’esprit ne commet pas dans son ménage : il y perd son pouvoir et il s’y ébrèche.

Oh ! Adolphe, tu es arrivé malheureusement à cette saison si ingénieusement nommée l’été de la Saint-Martin du mariage. Hélas ! il faut, chose délicieuse ! reconquérir ta femme, ta Caroline, la reprendre par la taille, et devenir le meilleur des maris en tâchant de deviner ce qui lui plaît, afin de faire à son plaisir au lieu de faire à ta volonté ! Toute la question est là désormais.