Petites Misères de la vie conjugale/1/11

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LES TRAVAUX FORCÉS.


Admettons ceci, qui, selon nous, est une vérité remise à neuf :


axiome.

La plupart des hommes ont toujours un peu de l’esprit qu’exige une situation difficile, quand ils n’ont pas tout l’esprit de cette situation.

Quant aux maris qui sont au-dessous de leur position, il est impossible de s’en occuper : il n’y a pas de lutte, ils entrent dans la classe nombreuse des Résignés.

Adolphe se dit donc : ─ Les femmes sont des enfants : présentez-leur un morceau de sucre, vous leur faites danser très-bien toutes les contredanses que dansent les enfants gourmands ; mais il faut toujours avoir une dragée, la leur tenir haut, et… que le goût des dragées ne leur passe point. Les Parisiennes (Caroline est de Paris) sont excessivement vaines, elles sont gourmandes !… On ne gouverne les hommes, on ne se fait des amis, qu’en les prenant tous par leurs vices, en flattant leurs passions : ma femme est à moi !

Quelques jours après, pendant lesquels Adolphe a redoublé d’attentions pour sa femme, il lui tient ce langage :

— Tiens, Caroline, amusons-nous ! il faut bien que tu mettes ta nouvelle robe (la pareille à celle de madame Deschars), et… ma foi, nous irons voir quelque bêtise aux Variétés.

Ces sortes de propositions rendent toujours les femmes légitimes de la plus belle humeur. Et d’aller ! Adolphe a commandé pour deux, chez Borrel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin.

— Puisque nous allons aux Variétés, dînons au cabaret ! s’écrie Adolphe sur les Boulevards en ayant l’air de se livrer à une improvisation généreuse.

Caroline, heureuse de cette apparence de bonne fortune, s’engage alors dans un petit salon où elle trouve la nappe mise et le petit service coquet offert par Borrel aux gens assez riches pour payer le local destiné aux grands de la terre qui se font petits pour un moment.

Les femmes, dans un dîner prié, mangent peu : leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l’aile d’un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais, relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût, en cuisine. Donc, grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d’un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits comme il n’en vient qu’à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qu’on leur dit à l’oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l’addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.) autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l’on va souvent à l’Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd’hui deux millions de capital. Mais tout honneur conjugal vaut cela.

Caroline dit à ses amies des choses qu’elle croit excessivement flatteuses, mais qui font faire la moue à un mari spirituel.

— Depuis quelque temps, Adolphe est charmant. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter tant de gracieusetés, mais il me comble. Il ajoute du prix à tout par ces délicatesses qui nous impressionnent tant, nous autres femmes… Après m’avoir menée lundi au Rocher de Cancale, il m’a soutenu que Véry faisait aussi bien la cuisine que Borrel, et il a recommencé la partie dont je vous ai parlé, mais en m’offrant au dessert un coupon de loge à l’Opéra. L’on donnait Guillaume Tell, qui, vous le savez, est ma passion.

— Vous êtes bien heureuse, répond madame Deschars sèchement, et avec une évidente jalousie.

— Mais une femme qui remplit bien ses devoirs mérite, il me semble, ce bonheur…

Quand cette phrase atroce se promène sur les lèvres d’une femme mariée, il est clair qu’elle fait son devoir, à la façon des écoliers, pour la récompense qu’elle attend. Au collége, on veut gagner des exemptions ; en mariage, on espère un châle, un bijou. Donc, plus d’amour !

— Moi, ma chère (madame Deschars est piquée), moi, je suis raisonnable. Deschars faisait de ces folies-là[1]…, j’y ai mis bon ordre. Écoutez donc, ma petite, nous avons deux enfants, et j’avoue que cent ou deux cents francs sont une considération pour moi, mère de famille.

— Eh ! madame, dit madame de Fischtaminel, il vaut mieux que nos maris aillent en partie fine avec nous que…

— Deschars ?… dit brusquement madame Deschars en se levant et saluant.

Le sieur Deschars (homme annulé par sa femme) n’entend pas alors la fin de cette phrase, par laquelle il apprendrait qu’on peut manger son bien avec des femmes excentriques.

Caroline, flattée dans toutes ses vanités, se rue alors dans toutes les douceurs de l’orgueil et de la gourmandise, deux délicieux péchés capitaux. Adolphe regagne du terrain ; mais, hélas ! (cette réflexion vaut un sermon de Petit Carême) le péché, comme toute volupté, contient son aiguillon. De même qu’un Autocrate, le Vice ne tient pas compte de mille délicieuses flatteries devant un seul pli de rose qui l’irrite. Avec lui, l’homme doit aller crescendo ! … et toujours.


axiome.

Le Vice, le Courtisan, le Malheur et l’Amour ne connaissent que le présent.

Au bout d’un temps difficile à déterminer, Caroline se regarde dans la glace, au dessert, et voit des rubis fleurissant sur ses pommettes et sur les ailes si pures de son nez. Elle est de mauvaise humeur au spectacle, et vous ne savez pas pourquoi, vous, Adolphe, si fièrement posé dans votre cravate ! vous qui tendez votre torse en homme satisfait.

Quelques jours après, la couturière arrive, elle essaie une robe, elle rassemble ses forces, elle ne parvient pas à l’agrafer… On appelle la femme de chambre. Après un tirage de la force de deux chevaux, un vrai treizième travail d’Hercule, il se déclare un hiatus de deux pouces. L’inexorable couturière ne peut cacher à Caroline que sa taille a changé. Caroline, l’aérienne Caroline, menace d’être pareille à madame Deschars. En terme vulgaire, elle épaissit. On laisse Caroline atterrée.

— Comment avoir, comme cette grosse madame Deschars, des cascades de chairs à la Rubens ? Et c’est vrai… se dit-elle, Adolphe est un profond scélérat. Je le vois, il veut faire de moi une mère Gigogne ! et m’ôter mes moyens de séduction !

MADAME DESCHARS.
Avoir, comme cette grosse madame Deschars, des cascades de chairs à la Rubens !


Caroline veut bien désormais aller aux Italiens, elle y accepte un tiers de loge, mais elle trouve très-distingué de peu manger, et refuse les parties fines de son mari.

— Mon ami, dit-elle, une femme comme il faut ne saurait aller là souvent… On entre une fois, par plaisanterie, dans ces boutiques ; mais s’y montrer habituellement ?… fi donc !

Borrel et Véry, ces illustrations du Fourneau, perdent chaque jour mille francs de recette à ne pas avoir une entrée spéciale pour les voitures. Si une voiture pouvait se glisser sous une porte cochère, et sortir par une autre en jetant une femme au péristyle d’un escalier élégant, combien de clientes leur amèneraient de bons, gros, riches clients !…


axiome.

La coquetterie tue la gourmandise.

Caroline en a bientôt assez du théâtre, et le diable seul peut savoir la cause de ce dégoût. Excusez Adolphe ! un mari n’est pas le diable.

Un bon tiers des Parisiennes s’ennuie au spectacle, à part quelques escapades, comment aller rire et mordre au fruit d’une indécence, ─ aller respirer le poivre long d’un gros mélodrame, ─ s’extasier à des décorations, etc. Beaucoup d’entre elles ont les oreilles rassasiées de musique, et ne vont aux Italiens que pour les chanteurs, ou, si vous voulez, pour remarquer les différences dans l’exécution. Voici ce qui soutient les théâtres : les femmes y sont un spectacle avant et après la pièce. La vanité seule paye du prix exorbitant de quarante francs trois heures de plaisir contestable, pris en mauvais air et à grands frais, sans compter les rhumes attrapés en sortant. Mais se montrer, se faire voir, recueillir les regards de cinq cents hommes !… quelle franche lippée ! dirait Rabelais.

Pour cette précieuse récolte, engrangée par l’amour-propre, il faut être remarquée. Or, une femme et son mari sont peu regardés. Caroline a le chagrin de voir la salle toujours préoccupée des femmes qui ne sont pas avec leurs maris, des femmes excentriques. Or, le faible loyer qu’elle touche de ses efforts, de ses toilettes et de ses poses, ne compensant guère à ses yeux la fatigue, la dépense et l’ennui, bientôt il en est du spectacle comme de la bonne chère : la bonne cuisine la faisait engraisser, le théâtre la fait jaunir.

Ici Adolphe (ou tout homme à la place d’Adolphe) ressemble à ce paysan du Languedoc qui souffrait horriblement d’un agacin (en français, cor ; mais le mot de la langue d’Oc n’est-il pas plus joli ?). Ce paysan enfonçait son pied de deux pouces dans les cailloux les plus aigus du chemin, en disant à son agacin : ─ Troun de Diou ! de bagasse ! si tu mé fais souffrir, jé té le rends bien.

— En vérité, dit Adolphe profondément désappointé le jour où il reçoit de sa femme un refus motivé, je voudrais bien savoir ce qui peut vous plaire…

Caroline regarde son mari du haut de sa grandeur, et lui dit, après un temps digne d’une actrice : ─ Je ne suis ni une oie de Strasbourg, ni une girafe.

— On peut, en effet, mieux employer quatre mille francs par mois, répond Adolphe.

— Que veux-tu dire ?

— Avec le quart de cette somme, offert à d’estimables forçats, à de jeunes libérés, à d’honnêtes criminels, on devient un personnage, un petit Manteau-Bleu ! reprend Adolphe, et une jeune femme est alors fière de son mari.

Cette phrase est le cercueil de l’amour ! aussi Caroline la prend-elle en très-mauvaise part. Il s’ensuit une explication. Ceci rentre dans les mille facéties du chapitre suivant, dont le titre doit faire sourire les amants aussi bien que les époux. S’il y a des rayons jaunes, pourquoi n’y aurait-il pas des jours de cette couleur excessivement conjugale ?






  1. Mensonge à triple péché mortel (mensonge, orgueil, envie) que se permettent les dévotes, car madame Deschars est une dévote atrabilaire ; elle ne manque pas un office à Saint-Roch depuis qu’elle a quêté avec la reine.
    (note de l’auteur.)