Phyllis (Hungerford)/13

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Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 82-93).

IV


Enfin, le voici arrivé ce soir tant désiré de mon premier bal.

Aucune débutante à la veille de ce grand événement ne ressentit jamais frisson d’attente plus délicieux que Mrs Phyllis Carrington, malgré toute la dignité que doit lui conférer le mariage.

Tous les bonheurs me sont venus à la fois.

Billy, que Mark avait pu faire sortir d’Eton quelques jours avant les vacances de Noël, arriva le soir même du bal.

Au moment où le dog-car s’arrêta devant la porte pour recevoir quelques ordres avant d’aller à la station, car il était près de cinq heures, je saisis mon mari par le bras :

— Mark, lui dis-je, William va-t-il chercher Billy ? Je voudrais bien y aller moi-même ! Ne croyez-vous pas qu’il s’attend à ?… J’hésitai à continuer.

Mark lut sur ma figure levée vers lui pendant un court instant, puis il me dit :

— Vous craignez qu’il soit désappointé de n’être accueilli que par un domestique ? Eh bien ! Phyllis, ôtez ce petit pli de votre front, c’est moi qui vais vous ramener votre Billy.

Et grimpant dans le dog-car, il se dirigea vers la station sans ajouter un mot.

Juste au moment où mon imagination désordonnée me représentait les boucles brunes de mon Billy éclaboussées de son sang, un bruit de roues arriva à mon oreille. J’aplatis mon nez contre la vitre, et, dans le crépuscule envahissant, j’écarquillai tout grands mes yeux pour mieux voir.

Je ne m’étais pas trompée ! ils sont là qui arrivent ! Un instant plus tard, le dog-car décrivait une courbe devant le perron, et j’aperçus mon frère en pardessus boutonné jusqu’au menton en possession des rênes. À côté de lui, sur un siège plus bas, comme un seigneur de moindre importance, était assis Mark tout souriant.

Un instant plus tard, Billy était dans mes bras.

— Oh ! Billy ! Billy ! et je m’accrochai à lui, des larmes dans les yeux et un sourire de bonheur sur les lèvres, — est-ce bien toi ? Il me semble qu’il y a des années que je ne t’ai vu ! Comme tu as grandi ! Et que tu as bonne mine !

— Mais oui, je vais très bien, merci, répliqua Billy en me rendant mes baisers avec chaleur, il est vrai, mais rapidement. Quant à avoir tant changé depuis un mois que nous ne nous sommes vus, cela ne me paraît guère possible ! Ah ! quelle course épatante nous venons de faire ! Pas une fois, tu entends bien, je n’ai eu besoin du fouet tout le long du chemin !

— Es-tu content de me voir, Billy ? T’ai-je beaucoup manqué ? Allons, viens dans ta chambre, et je te raconterai tout ce qui s’est passé depuis que je ne t’ai vu.

Au moment où je le tirais vers l’escalier, me disposant à l’entraîner, mes yeux tombèrent sur mon mari resté le témoin muet de cette petite scène, tout à fait oublié par moi. L’expression de son visage me toucha de remords. Je courus à lui et posai la main sur son bras.

— Merci de m’avoir amené Billy, dis-je vivement, et de l’avoir laissé conduire, car je l’ai bien remarqué. Vous m’avez rendue très heureuse aujourd’hui.

— Vraiment ? Cela m’a été bien facile. Je suis enchanté de vous avoir donné un peu de joie, ne serait-ce qu’une courte journée.

Il me souriait, mais, tout en parlant, il dégagea doucement son bras de ma main et je compris au pli qui lui traversait le front que quelque pénible pensée lui était venue.

Immédiatement, je me sentis coupable et désolée, et je restais là, indécise, quand la voix de Billy vint me rappeler aux joies de l’heure présente.

— Venez-vous ? criait impatiemment le jeune autocrate qui avait déjà le pied posé sur la première marche de l’escalier. Il était chargé de cinq ou six gros paquets de papier brun qui encombraient ses bras. Évidemment, aucune force humaine n’avait eu le pouvoir de les faire entrer dans sa valise.

— Allons, Phyllis ! dit-il encore.

Et oublieuse de tout, sauf de sa chère présence, je courus après lui et le conduisis dans la chambre que mes propres mains ont embellie pour lui, pendant que l’élégant Thomas et la valise suivaient dans notre sillage.

— Billy, dis-je à peine entrée, tu sais que c’est un bal travesti, as-tu apporté un costume ?

— Bien sûr que non. Où l’aurais-je péché ?

— As-tu un smoking, au moins ?

— Pas davantage, Si tu crois que le pape me paie des smokings.

— Mon Dieu ! fis-je désolée, qu’allons-nous devenir !

— Ne t’inquiète pas, me répondit Billy tranquillement, puisque ton bal est costumé, je serai déguisé en collégien. Hein ? C’est une bonne idée ?

Je l’embrassai pour la peine.

— Langley dit que je suis très chic avec l’uniforme d’Eton — c’était vrai — et tu verras si je n’ai pas de succès.

Je vis que l’excellente opinion que mon cher frère a toujours eue de lui-même n’avait pas diminué. Je le quittai rassurée.

Après de longues discussions et hésitations, je me suis décidée pour un costume de Bohémienne. Il a l’avantage de mettre en valeur mes cheveux bouclés, d’un brun doré, et le petit fichu rouge qui me serre la tête fait ressortir l’éclat de mes yeux. Des sequins d’or retombent jusqu’à mes sourcils, la veste brodée d’or sur la chemisette de soie blanche, et la jupe courte en satin rayé de jaune et de rouge complètent mon costume.

Quand ma toilette fut achevée, entendant remuer dans le cabinet voisin et siffloter mon mari, j’ouvris sans bruit.

Il n’avait pas encore passé son costume de seigneur oriental.

— Mark, fis-je de loin, sans bouger, comment me trouvez-vous ?

— Oh ! la ravissante Esméralda ! s’écria-t-il avec enthousiasme.

Et, me prenant délicatement par la main pour ne pas abîmer ma toiletie, il me conduisit devant son miroir.

— Regardez, dit-il, avez-vous jamais rien vu de si joli ! Je lui obéis et je dois avouer que ce ne fut pas sans une certaine vanité que je contemplai mon image.

Les couleurs vives du costume s’harmonisaient à mon teint et à la nuance de mes cheveux flottant librement jusqu’à ma taille. Je paraissais encore plus mince et plus petite avec mes pieds nus dans des sandales.

Je tenais à la main le tambourin d’Esméralda et devais m’en servir comme d’un éventail.

— Je ferai faire votre portrait dans ce costume, déclara Mark avec chaleur, et vous éclipserez toutes ces antiques dames qui trônent dans la galerie des tableaux.

— Suis-je aussi… aussi jolie que Dora ?

— Vous êtes mille fois plus jolie, c’est-à-dire que ce soir tout le monde va vous faire la cour. Je vois bien qu’il faut que je m’y résigne. Voilà ce que c’est que d’avoir une femme trop jolie.

— Suis-je, fis-je, enhardie par la chaleur de son accent, plus belle qu’aucune des femmes que vous avez connues ?

Je le regardais droit dans les yeux, et je crois qu’il lut dans les miens le fond de ma pensée, car il répondit en me souriant gravement :

— Vous êtes la plus belle comme vous êtes la seule femme que j’aie réellement aimée, Phyllis, il ne faut jamais en douter !

— Eh bien ! alors, voilà un baiser pour vous.

Je me haussai sur la pointe de mes sandales pour le lui donner. Au fond du cœur je lui pardonnai sa lettre et son mensonge ; tout était effacé.

Comme Mark, à cet instant, parut dangereusement enclin à me presser sur son cœur au grand détriment de mon costume, je battis en retraite et allai m’exhiber à Lilian qui se présenta en « rose » aux pétales brillants de rosée.

Ensemble nous descendîmes le grand escalier jalonné par une haie de valets en grand costume et brillamment illuminé…

Un murmure flatteur accueillit notre entrée dans les salons où déjà la plupart des hôtes de Strangemore étaient réunis.

Au dehors, les voitures commençaient à rouler sur le gravier de l’avenue, et les portières claquaient devant le perron, déversant chaque fois de nouveaux arrivants.

Que de jolis costumes ! de couleurs bariolées !

Dès le seuil, c’était un éblouissement !

Voici ma belle-sœur Harriett en « Marie Stuart », sévère robe de velours noir et collerette de fine dentelle ; mère, en Maintenons lord Chandos en Espagnol ou toréador, doré sur toutes les coutures ; Dora qui descendit un peu plus tard, ravissante en bouquetière Louis XV : soie vert d’eau à bouquets, fichu de dentelles et couronne de roses dans ses cheveux poudrés.

La robe est à moi, ainsi que les dentelles et, Comme je ne les mettais pas, elle m’avait emprunté mon collier et mes bracelets de perles, ainsi qu’un beau diamant monté sur épingle qui brillait au milieu de sa coiffure comme une fantastique goutte d’eau dans un buisson de roses.

Telle, avec ses petits pieds chaussés de satin vert et grandes boucles de diamants, ma sœur ressemblait à une délicieuse miniature… guère plus animée, du reste !

Lady Blanche arriva la dernière, et l’on ne s’en étonna point à la vue de son brillant costume d’odalisque.

Elle me jeta en passant — sir Francis était justement occupé à rattacher l’un de mes bracelets de sequins — un regard indéfinissable et ne me dit pas un mot.

Un peu plus tard, je demandai à Lilian en désignant la belle odalisque :

— Pouvez-vous comprendre ce que je lui ai fait ? Je crois qu’elle ne m’aime guère.

— Ah ! Phyllis, fit-elle en riant, vous êtes naïve ! Elle ne vous aime pas et c’est clair pour tout le monde, parce que vous êtes jeune, jolie, et que vous lui prenez tous ses amoureux !

— Moi ? Desquels voulez-vous parler ?…

— Mais sir Francis d’abord, qui était son esclave avant de vous connaître, et puis… votre mari !

Avec un regard malicieux, Lilian disparut pour la première danse, enlevée par un gracieux Arlequin.

Sa Grâce, le duc de Chillington et lady Alicia arrivèrent de bonne heure. Inutile de dire qu’ils n’étaient pas costumés, mais la toilette somptueuse de Sa Seigneurie parée des plus magnifiques diamants de l’Inde pouvait passer pour un costume de cour du temps de la reine Elisabeth.

Mark dansa avec lady Chillington.

En regardant mon mari qui me faisait vis-à-vis, je me dis avec satisfaction qu’aucun de ceux qui dansaient avec nous n’était aussi beau ni aussi distingué.

Le quadrille fini, sir Francis Garlyle vint me réclamer pour la valse suivante.

Comme nous commencions à tourner, il me glissa à l’oreille :

— Vous êtes une ravissante Esméralda. On ne peut s’empêcher de vous admirer. Qui donc vous a conseillé ce costume ?

— Personne. Je n’ai consulté que mon goût. N’est-ce pas que c’est une bonne idée ? Trouvez-vous que ma coiffure me sied ?

— Vous avez des cheveux admirables. Si je vous disais tout ce que je pense… vous me gronderiez peut-être !

— Oh non ! Je suis bien trop gaie pour cela. Le plaisir du bal me grise, rien que la musique de l’orchestre me fait frémir de joie.

— Vous me faites songer à la « petite lady » de Browning :

Il cita :

C’était la plus petite femme du monde.
Être de grâce et de joie, toute blonde,
Que la Nature en un jour de folie,
Fit trop petite pour l’excès de la vie
Qui la comblait.

— Suis-je vraiment si petite que cela ? Voyez, j’atteins presque à votre épaule. Vous m’insultez, sir Francis ! Dansons vite ou je me fâche !

Avais-je jamais dansé avant ce soir, je me le demande. J’éprouvais une sensation inconnue ; c’est à peine si je touchais le sol, tous les battements de mon cœur étaient à l’unisson de l’enivrante musique.

Quand l’orchestre s’arrêta, j’étais un peu rouge, essoufflée, mais radieuse. Je regardai mon danseur.

Je le trouvai plutôt pâle, il avait un air sérieux qui m’étonna.

— Vous ne paraissez pas enchanté, lui dis-je

Vous êtes bien difficile. Que vous faut-il donc ?

Un sourire étrange passa sur le visage de sir Francis. Je continuai, un peu piquée :

— Vous trouvez sans doute que je danse mal C’est vrai, il ne manque pas ici de meilleures danseuses que moi.

— Permettez-moi d’en douter. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je vous préfère à toutes !

Je ne suis pas à l’épreuve de la flatterie, aussi un sourire épanouit-il mon visage.

— Eh bien ! si vous êtes content, il faut en avoir l’air, repris-je. Quand je le suis, moi, tout le monde peut s’en apercevoir à ma figure.

— Je le sais. Mais vous avez affaire à un ingrat, que voulez-vous ! Plus J’obtiens, plus je désire. Quand un homme est affamé, lui donner une bouchée de pain ne fait qu’augmenter ses souffrances.

Je lui ris en pleine figure, tandis qu’il m’entraînait dans le mouvement de la danse.

Après quelques tours, nous nous arrêtâmes pour souffler.

— Êtes-vous toujours en pleine béatitude ? me demanda mon cavalier. Votre bonheur est-il encore sans nuages ?

— Oh ! quelle question inutile ! Ne vous ai-je pas dit que rien, ce soir, n’aurait le pouvoir de diminuer ma joie ? Pourtant, parfois, je me sens troublée par une grosse inquiétude.

— Et c’est ?

— Que cette soirée aura une fin. N’est-ce point navrant ?

Et j’éclatai de rire, sans souci de ma dignité de maîtresse de maison.

— J’ai pourtant d’autres bals en perspective. Mark m’a promis de me conduire à Londres au printemps.

— Et vous y perdrez bien vite le sentiment de plaisir que vous ressentez ce soir. Écoutez mon conseil : n’essayez pas d’une season à Londres, vous en arriverez à regarder la danse comme une corvée ennuyeuse ; vous vous souviendrez alors que je vous l’ai prédit.

— Je ne veux me souvenir de rien, fis-je d’un ton espiègle, sauf qu’en ce moment je n’ai pas un souci au monde ! Venez, entrons dans la serre ; je soupire après un fauteuil et un peu de fraîcheur.

Sir Francis parut hésiter à satisfaire mon envie…

Il avait l’air contrarié, gêné, puis enfin, il se décida et nous entrâmes.

Lentement, nous marchions à petits pas parmi les bosquets de fleurs jusqu’à une petite retraite, coin d’ombre et de verdure où je savais trouver des sièges.

Une senteur exquise parfumait l’air, un mince jet d’eau égrenait ses gouttelettes brillantes dans une vasque presque à nos pieds.

Quelques grands arbustes, dispersés çà et là, abritaient des sièges rustiques.

L’orchestre lointain enveloppait d’harmonie ce tableau de rêve.

Nous allions tourner le coin d’une petite allée… une voix connue frappa mon oreille ; sir Francis fit un léger mouvement et, tout à coup, nous nous trouvâmes face à face avec lady Blanche et mon mari.

Aucune raison ne pouvait les empêcher d’être là, seuls, tous deux. Cependant, lorsque mes yeux tombèrent sur eux, un étrange sentiment fait de colère et de tristesse m’assaillit.

Toute ma folle gaîté tomba brusquement.

En considérant Mark de plus près, je m’aperçus aussi d’un changement dans l’expression de sa physionomie.

Il serrait les lèvres fortement et ses narines palpitaient comme s’il avait eu peine à réprimer une émotion quelconque.

Sa Seigneurie, admirable dans ses splendides atours et chargée de pierreries qui renvoyaient mille feux dans l’obscurité, ne daigna pas bouger à notre approche.

Ses longs yeux noirs agrandis au crayon paraissaient langoureux et doux, un sourire figé sur ses lèvres peintes découvrait ses dents étincelantes.

Il m’était difficile sans une grave impolitesse de me détourner et de partir.

Interdite, toute mince et petite comme si j’eusse été vraiment une pauvre enfant des grands chemins, je restais debout devant la belle odalisque qui daigna enfin me parler la première.

— Vous amusez-vous beaucoup ? me demanda-t-elle d’une voix suave.

Je répondis d’un ton glacial :

— Oui, madame, beaucoup.

— Vous en avez l’air, en effet, mais les ombrages où l’on peut jouir d’un agréable tête-à-tête me paraissent aussi avoir des charmes pour vous.

— Je pourrais en dire autant de vous, chère cousine. Cependant je préfère danser. J’ai encore devant moi pas mal d’années avant de me passer de cet exercice.

— Oui. Vous voulez dire que vous vous reposerez quand vous serez devenue une vieille femme comme moi… D’ailleurs, ajouta-t-elle en dardant sur sir Francis un regard aigu, vous avez un danseur hors ligne. On se l’arrachait jadis.

Sir Francis ébaucha un léger salut.

— Alors, répondis-je affectant une amabilité exagérée, il est doublement aimable de perdre son temps avec une novice telle que moi !

Puis, je fis à lady Blanche un impertinent petit salut de la tête et reprenant le bras de mon cavalier :

— À tout à l’heure ! Vous le voyez, aux tête-à-tête, je préfère encore la salle de danse. Rentrons, sir Francis, j’entends le prélude d’un boston.

Je rentrai dans la salle de bal, riant et bavardant, décidée à m’étourdir et à m’amuser malgré tout.

Je voulais éloigner de mon esprit la vision du visage irrité de mon mari. Quel droit avait-il de me regarder de la sorte ? Et lui, que faisait-il dans la serre ?

Est-ce que je me tourmente de ses assiduités auprès de sa cousine ? Ce serait vraiment puéril de ma part !

J’allais refuser la danse que me demandait sir Francis, lasse tout à coup et sans entrain, lorsque la voix de Mark, tout près de mon oreille, me fit tressaillir.

— Si vous n’êtes pas engagée, voulez-vous m’accorder ce boston ? me demanda-t-il cérémonieusement.

— Si vous voulez. Mais êtes-vous à ce point dépourvu de danseuse ? Danser avec sa femme, cela manque d’agrément.

Il ne répliqua rien, mais il m’entraîna dans le flot des danseurs. Vraiment, sir Francis, lui-même, ne danse pas mieux que mon mari. Après plusieurs tours du salon, il me conduisit jusqu’à un canapé, placé dans une profonde embrasure.

— Reposez-vous. Je ne veux pas vous infliger davantage ma société. Voulez-vous que j’aille vous chercher un autre danseur ?

— Mon Dieu, Mark, m’écriai-je vivement, pourquoi me parlez-vous sur ce ton maussade ? Dites tout de suite ce que vous avez sur le cœur, au lieu de me regarder avec cet air farouche. Il va vraiment bien avec votre costume oriental. Je me demande, fis-je en riant, si vous n’avez pas un poignard caché dans vos vêtements, dont vous avez le noir dessein de me percer le cœur. Enfin, qu’ai-je fait ? De quoi m’accusez-vous ?

— Je ne vous reproche rien, Phyllis.

— Non… J’en étais sûre. C’est votre manière habituelle. Vous préférez prendre un air furieux et ne me rien dire. C’est agaçant ! Je voudrais au moins savoir pourquoi ?

— Alors, je vais vous le dire, répliqua-t-il froidement. Est-il convenable à une jeune femme de danser une soirée entière avec le même danseur ?

— Lequel ? fis-je d’un ton négligent.

— Garlyle, bien entendu. Tout le monde vous a remarqués. Vraiment, Phyllis, vous devriez avoir plus de tenue et éviter de vous livrer aux commentaires malveillants.

— Les commentaires malveillants de qui ? De votre chère cousine ? Et croyez-vous, vous-même, qu’il était convenable de l’écouter débiter ses mensonges empoisonnés ? Dites-moi ?

Je m’étais levée, toute pâle de colère.

Nous nous regardions dans les yeux, puis mon regard dévia et je vis sir Francis qui s’avançait de notre côté de son pas nonchalant. Mon mari tourna la tête et l’aperçut.

— Lui avez-vous promis cette danse ? me demanda-t-il à voix basse.

— Oui, je le crois.

— Ne dansez pas avec lui, dit Mark d’un ton à demi suppliant, à demi menaçant. Refusez… ne serait-ce que pour moi.

— Pourquoi ? Quelle excuse trouver ? Ce serait de l’impolitesse.

— Ainsi, malgré ce que je vous dis, vous avez l’intention de danser avec lui ?

— Mais certainement.

— Très bien. Faites donc ce qu’il vous plaira !

Et, tournant sur ses talons, Mark s’éloigna rapidement.

Sir Francis me rejoignit en disant :

— Je crains d’avoir été importun, mais je n’ai pu résister au désir de vous rappeler que vous m’avez promis cette danse.

— C’est vrai, dis-je, mais je manquerai à ma promesse, si vous le permettez, car je suis très fatiguée. Vous n’y perdrez pas beaucoup, je ferais une pauvre danseuse.

— Est-ce Mark qui vous a dicté votre réponse ? dit-il avec un léger ton d’ironie. Il craint sans doute que vous n’abusiez… de vos forces ?

Je ne daignai pas répondre et, après quelques propos à bâtons rompus, sir Francis, trouvant sans doute ma société peu divertissante, s’éloigna du côté de la salle de jeu.

Je crois, d’après ce que m’ont dit plusieurs personnes, qu’il préfère la société des cartes à celle des femmes.

Je demeurai longtemps dans mon coin obscur, regardant à travers les rideaux les danseurs et leurs costumes.

Ah ! voici une rose épanouie avec un toréador de belle prestance… C’est lord Chandos ! — Comment ! Elle a accepté de danser avec lui ?

Les scrupules de Lilian se seraient-ils fondus à la chaleur de la fête ? Peut-être le saurai-je demain…

Là-bas, je vois Billy qui danse comme un perdu avec la jolie Jenny Hastings. II cherche peut-être à détrôner Roland.

Ah ! voici Dora, la charmante bouquetière qui à retrouvé son chevalier servant un superbe mousquetaire au grand feutre emplumé.

Il s’en sert, du reste, comme d’un éventail, et fait de visibles efforts pour soutenir une conversation des plus ardues.

Et Blanche, où est-elle ?

Blanche a disparu. Lasse peut-être, elle est allée réparer ses forces et conserver ses charmes dans le sommeil d’une conscience pure !

Bah ! ma légère jalousie contre Blanche ne pèse rien en comparaison de mes autres ennuis.

Enfin, ce bal que j’avais tant désiré et qui, en somme, ne me laisse que tristesse et lassitude, a pris fin.

Les derniers invités partis, nous regagnâmes nos chambres avec une certaine hâte, car l’aurore allait bientôt paraître.

Fidèle jusqu’au bout à ses devoirs de maître de maison, mon mari resta l’un des derniers au fumoir en compagnie des hommes.

Je l’attendis, espérant bien qu’il passerait dans ma chambre pour me souhaiter un bon repos et faire la paix avec moi.

J’étais prête à lui pardonner tous les griefs que j’avais contre lui…

J’entendis des voix masculines, des pas qui se dirigeaient de plusieurs côtés.

Ah ! voici celui de Mark !

Il entra, marcha vers ma table de toilette, y alluma une bougie et, sans même me regarder, retourna vers la porte.

Mais je bondis en criant :

— Mark !

Il s’arrêta et me regarda froidement :

— Avez-vous besoin de moi ? Votre femme de chambre dort-elle ?

— Oh ! m’écriai-je, prête à fondre en larmes, comment pouvez-vous être si méchant, si rancunier, si cruel envers moi ? Ainsi, vous alliez partir sans me dire un seul mot !

— À quoi me servirait de vous parler ? La dernière fois que je vous ai adressé la parole, c’était pour vous demander une chose qu’il vous était facile de m’accorder et vous m’avez refusé.

— Oui, c’est vrai, mais je l’ai bien regretté après ; vous auriez dû le voir.

— Je n’ai rien vu. Je suis sorti de la salle de bal, ne voulant pas vous voir de nouveau danser avec…

Un geste du côté de la chambre de sir Francis termina sa phrase.

— Mais je n’ai pas dansé avec lui ! criai-je avec un accent de sincérité qui le toucha. Je lui dis… je lui dis que j’étais fatiguée, et il finit même par me laisser seule quand je lui eus donné son congé.

— Est-ce vrai ? Vous n’avez pas dansé ensemble ?

— Non, Mark… J’ai été méchante avec vous. Mais je ne vous aurais pas fait cette peine, vous le savez bien…

Je fis, à part mot, la réflexion qu’en fait de pardon, c’était moi plutôt qui implorais le sien.

— Oh ! Phyllis ! ma chérie ! s’écria-t-il, rayonnant de joie. C’est à mon tour de me faire pardonner. Voici notre première querelle, que ce soit la dernière à tout jamais ! Mais, Phyllis, je vous aime tant, folle enfant, que je souffre en pensant qu’on pourrait mal interpréter votre conduite.

— Oh ! fis-je en haussant les épaules, si ce n’est que lady Blanche, cela m’est égal. Je sais qu’elle me déteste. Eh bien ! Mark, vous ne serez plus en colère contre moi ?

— Non, non, jamais !

— Et vous êtes désolé d’avoir été si méchant pour moi ?

— Désolé, navré !

— Et… vous m’avez trouvée jolie ce soir ?

— La plus belle d’entre les belles.

— Et…est-ce que je danse bien ?

— Comme une fée !… Est-ce tout ?

Nous nous mîmes à rire joyeusement, et dans ce rire, tristesses, soupçons, colères, tout fut oublié !

Je relis ce que je viens d’écrire le matin suivant notre bal et, tout à coup, voici qu’une pensée me vient.

Il m’a dit : La plus belle entre les belles ». Si elle avait été là celle que je ne peux nommer, aurait-il pu me faire la même réponse ? À combien de fûtes a-t-il été auprès de la femme qu’il aimait dans la lointaine Amérique ? Bon ! à quoi vais-je penser encore ? C’est fou ! Voici que j’oublie la promesse que je me suis faite. Je voudrais savoir seulement quel genre de beauté…