Phyllis (Hungerford)/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 93-101).

V


Nous descendîmes tous assez en retard pour le déjeuner, ce matin, avec des mines plus ou moins fatiguées ; cependant ce premier repas ne manqua pas de gaîté, il y avait tant à dire sur notre belle soirée.

— Moi, dit Chips en dévorant sa neuvième tartine de pain beurré, je trouve qu’un bal à la campagne c’est très amusant, mais cela vous éreinte et vous coupe littéralement l’appétit.

— Un peu de pudding, Chips, dit mon mari en présentant une assiette.

— Ah oui ! fit Lilian avec un gros soupir, l’appétit ce ne serait rien, mais cela vous laisse des tas de regrets… on se dit ; c’est déjà fini ! Et on voudrait recommencer le soir même.

— Ah ! combien vous avez raison, miss Lilian, s’écria Chips en engloutissant sa troisième tranche de pudding, avec sa huitième tasse de thé (comment ce garçon peut-il être aussi maigre !) Je recommencerais aussi, bien volontiers, rien que pour retrouver certaines minutes inoubliables.

« Il y a certaines personnes avec qui on voudrait danser toujours.

Lord Chandos, qui n’a pas dit grand’chose ce matin, leva la tête et jeta au sémillant Chips un regard de mépris.

— Il fait aujourd’hui un temps merveilleux, dit Lili sans paraître rien remarquer. Voyons, il faut faire quelque chose de réveillant ! Mark, vos chevaux doivent s’ennuyer dans leur écurie : que diriez-vous, tous, d’une grande promenade en voiture ?

— Ou en auto, proposa mon mari. Nous pourrions aller plus loin et ce serait plus vite fait…

— Oui, dis-je, prenant feu tout de suite, nous prendrions en passant les Hastings et les Leslie, cela ferait comme un pique-nique. Choisissons un but, où irons-nous ?

— Oh ! un pique-nique, reprit sir Francis — il avait l’air plus frais et dispos qu’aucun de nous, et son œil brillait de contentement. Je parie qu’il avait gagné au jeu ! — c’est la chose la plus désagréable ! Cela signifie des gâteaux salés, des volailles sucrées, la moutarde dans la crème et la crème dans la salade… c’est les genoux au menton, les coudes verdis et des mouches dans tout ce qu’on boit…

— Maintenant, en plein hiver, fis-je d’un ton délibéré, nous éviterons toujours les mouches. Trouvons un endroit où il y ait un bon hôtel. On commandera le déjeuner.

— De quoi s’agit-il ? demanda lady Blanche en apparaissant dans le plus séduisant des déshabillés : taffetas mauve voilé de jaune pâle. Eh bien ! beau cousin, peut-on connaître vos projets ? acheva-t-elle avec un sourire caressant à l’adresse de mon mari.

Quoique je fusse à ma place habituelle devant la table et qu’elle le sût fort bien, elle ne fit aucune attention à moi et ne prit même pas la peine de me dire bonjour.

Elle regardait Mark et attendait sa réponse comme s’il fût le seul digne d’être consulté. Dans son opinion, la maîtresse de maison n’a aucune importance… c’est une nullité !

Mark lui répondit poliment :

— Nous avons décidé de faire un pique-nique aujourd’hui.

— Un pique-nique en hiver ?

— Avec déjeuner dans une auberge quelconque.

— Ah ! bravo ! Excellente idée, repartit Sa Seigneurie avec enthousiasme, continuant toujours à m’ignorer bien que je fisse de mon mieux pour me faire remarquer en faisant grand bruit avec les tasses et soucoupes placées à ma portée.

« Eh bien ! où irons-nous ? demanda-t-elle.

— Nous irons où il vous plaira ! Ordonnez, belle cousine, nous obéirons.

— Réellement ? Alors, ce qui me ferait le plus de plaisir ce serait d’aller à la fontaine de Saint-Seabird. Voici des années que je n’ai fait ce pèlerinage.

Elle soupira d’un air mélancolique comme si un tendre souvenir était attaché à cette évocation du passé.

— À la fontaine des Souhaits ? reprit Mark. La course est longue. Mais en auto, c’est l’affaire d’une heure et demie. Qu’en pensez-vous, Phyllis ?

— Vous avez demandé l’avis de lady Blanche et vous savez que nous lui « obéirons », fis-je d’un ton quelque peu acerbe. Pour moi, je n’y vois aucun obstacle.

— Alors, chère cousine, dit Blanche d’un air léger, si cela vous convient aussi, ainsi qu’à ces dames, c’est entendu.

À ce moment, je relevai la tête et tournai lentement les yeux de son côté.

— Bonjour, ma cousine, dis-je doucement d’un ton extrêmement poli… et je me pinçai la bouche pour ne pas rire, car je venais d’apercevoir du coin de l’œil cette folle de Lilian qui était prête à éclater.

Une seconde Sa Seigneurie parut déconcertée.

— Ah ! bonjour, dit-elle, j’étais persuadée, chère petite, que je vous avais déjà vue ce matin.

— Vraiment ? Vous prenez du café, sir George ? Dora, veux-tu verser du café à ton voisin ?

Le pique-nique étant décidé, la partie fut rapidement organisée.

En trois coups de téléphone mon mari prévint les Hastings et les Leslie qui acceptèrent avec enthousiasme et il commanda un déjeuner pour dix-neuf personnes « Aux Armes de la Reine Marie ».

À une heure de l’après-midi exactement, nous nous mettions à table dans une belle salle grande et claire d’où l’on pouvait apercevoir la jolie fontaine entourée de sapins, lieu de pèlerinage connu dans la contrée.

— Quel souhait, me demanda sir Francis, qui, je ne sais comment, trouve toujours le moyen d’être mon voisin de table, quel souhait allez-vous former tantôt à la fontaine ? Vous savez que si on le fait de bon cœur et en y concentrant sa pensée, il est exaucé dans l’année.

— Mais, en vérité, répondis-je en riant, je me demande ce que je pourrais bien souhaiter ? À peine ai-je formulé un désir devant Mark qu’il est déjà comblé… Mon Dieu, il me semble qu’il s’est écoulé des années depuis le printemps dernier.

« Quels changements pour moi ! Et il y a à peine quelques mois !

— D’heureux changements ?

— Oh ! sans doute ! Quand vous avez fait ma connaissance autrefois…

— Le jour de la promenade à âne ?

— Oui, il y a des siècles de cela… Phyllis Vernon était une petite fille pas trop heureuse, très insignifiante, la Cendrillon de la maison, et maintenant…

Sir Francis sourit :

— Jamais, dit-il, jusqu’à ce jour, je n’avais entendu personne se féliciter ainsi de son sort. Je ne vois guère de quel usage sera pour vous la Fontaine des souhaits.

— Peut-être, dis-je en y réfléchissant, y aurait-il certaines choses que je ne serais pas fâchée d’écarter de ma route.

— Des choses seulement ?

Ensemble nos regards se portèrent sur lady Blanche et il sourit.

— Pour moi, continua-t-il, ce sont des gens que je voudrais supprimer. À votre place, chère petite madame, je tremblerais, m’attendant à chaque instant à voir s’écrouler ce bonheur merveilleux.

Je répliquai d’un ton léger :

— N’anticipons pas sur les malheurs à venir ! Et vous, sir Francis, qu’allez-vous souhaiter ?

— Oh ! moi… — il baissa la tête et regarda tristement dans le fond de son assiette, — cela ne me servirait à rien, je suis certain de ne pas avoir ce que je désire.

— Ah ! fis-je, plaisantant, je comprends ce que c’est. Se peut-il qu’une belle soit cruelle pour vous à ce point ?

— Elle ne se doute même pas, fit-il avec, à ce qu’il me sembla, une gaité forcée, de la passion qu’elle m’inspire.

— C’est une sotte ou une ingénue… Tenez, je vais vous la décrire : elle est assise sur un banc rustique enguirlandé de roses et de chèvrefeuille, ses mains mollement abandonnées sur ses genoux, ses yeux noirs et rêveurs remplis de regret, elle est désolée d’avoir refusé vos avances, le remords la déchire. Qu’elle vous voie approcher… elle est prête à voler dans vos bras !

— Parlez-vous sérieusement, mistress Carrington ? me dit-il en me regardant en plein dans les yeux, d’un air étrange.

— Je ne plaisante pas, dis-je.

Et j’éclatai de rire.

Il se détourna brusquement.

— Je n’ai pas envie de rire à ce sujet, je vous l’assure, fit-il entre ses dents…

Il resta maussade tout le long du repas, mais je m’en consolai en riant et bavardant avec mes autres voisins.

Certes, le vieil ermite qui choisit ce délicieux endroit pour en faire sa retraite et y vivre le reste de ses jours dans une parfaite solitude, savait ce qu’il faisait.

En été, c’est un nid de verdure frais et riant.

— Je suis déjà venue ici l’année dernière, dit la voix attristée de Jenny Hastings, j’ai fait un vœu et la fontaine ne m’a pas exaucée.

— Faut-il donc attendre une année entière avant de connaître le résultat ? demanda sir Francis. Alors, mesdemoiselles, je vous conseille d’écrire vos souhaits dans votre carnet, de peur de les oublier.

— Oh ! moi, il me serait impossible d’oublier le mien, s’écria Chip à qui personne ne demandait rien. Seulement, si nous sommes forcés d’avouer tout haut nos souhaits, que vais-je devenir ? Je suis tellement timide. Je vous confesse, miss Lilian, que la timidité est mon défaut dominant. Pour rien au monde, je n’oserais vous révéler le souhait que je vais former…

— Eh bien ! gardez-le pour vous, dit-elle galment. Pendant ces plaisanteries dites à très haute voix, j’entendis sir George chuchoter à l’oreille de Dora :

— Ah ! si vous vouliez faire le même souhait que moi ! Je serais l’homme le plus heureux de la terre.

— Comment, dit la candide Dora, comment pourrais-je le deviner !

— Vraiment ? Vous ne pouvez pas l’imaginer ?

— Mais non, je ne vois pas… du tout, du tout. — Ses paupières abaissées avec ses longs cils battant sur ses joues roses étaient d’un effet ravissant. — Je ne connais pas le moyen de deviner vos pensées. On peut désirer tant de choses !

— Je n’en désire qu’une seule.

— Une seulement ?… Oh ! laissez-moi chercher… voyons…

Ma sœur prit un petit air méditatif qui était à peindre.

— Faut-il vous le dire ?

— Oh ! non, non ! Si vous parlez de votre souhait, le charme sera rompu. Peut-être… qui sait ? Peut-être vais-je faire le même… sans le savoir ?

Un regard coulé entre les cils bruns acheva de fasciner le pauvre garçon.

— Pour ma part, s’écria Lili, je vais demander une chose impossible, ne serait-ce que pour vous prouver que cette superstition est absurde.

— De temps à autre, dit lord Chandos de son ton tranquille, chacun fait cette expérience ; nous soupirons après l’impossible. Je commence à craindre de n’avoir jamais ce que mon cœur désire.

Il jeta un regard à l’insensible Lilian.

— Phyllis, appela ma belle-sœur, c’est votre tour ! Allons, venez tenter la fortune.

— C’est vraiment dommage, dit sir Francis, de déranger Mrs. Carrington, elle m’a avoué tout à l’heure que ses moindres désirs étaient comblés.

Mark leva la tête vers moi et me sourit d’un air heureux.

— Malgré tout, j’y vais, dis-je en courant à ta fontaine.

« Je demanderai la continuation de mon bonheur et cela comprend tout !

— Oh ! Phyllis, cria Lili, pourquoi le dites-vous tout haut ? Vous venez de détruire votre chance !

— Que c’est donc contrariant ! Tant pis, alors ! Je vais souhaiter autre chose.

Et tout en buvant, selon les rites, un peu de l’eau de la source que Chip me tendait dans un gobelet, avec une mine solennelle, je souhaitai intérieurement de voir s’éclaircir tous mes doutes au sujet de l’ancien amour de mon mari.

Puis, pensant à mon amie Lilian, je fis le vœu qu’elle finisse par consentir à accorder sa main à son triste amoureux.

Nous ne regagnâmes Strangemore qu’à la nuit close.

Pendant le dîner, nous étions tous d’une gaîté folle, sauf ma sœur et sir George qui échangeaient souvent des regards pleins de promesses.

Quelque chose m’avertit que le sort de Dora était fixé.

La Fontaine aux Souhaits avait déjà exaucé son désir. Nous nous trouvâmes seules un moment avant le coucher, dans mon petit salon.

— Eh bien ! Dora, lui dis-je, est-ce fait ?

Elle inclina gracieusement la tête en rougissant.

— Oui ? Oh ! raconte-moi comment c’est arrivé ?

J’étais assise en face d’elle, mes mains embrassant mes genoux dans ma position favorite, la tête penchée en avant pour boire ses paroles.

— J’imagine, dit-elle presque bas, de peur d’être entendue, que c’est grâce à la Fontaine aux Souhaits. Ce qui est certain, c’est qu’elle a donné à George l’occasion de se déclarer, occasion qu’il cherchait depuis longtemps, acheva Dora très satisfaite.

— Était-il vraiment ému ?

— Oui. Très ému. Mes manières sont si réservées, fit ma sœur d’un ton modeste, qu’il n’était pas certain, m’a-t-il dit, de se voir favorablement accueilli.

— Ce bon sir George ! Il est la sincérité même !

— Oh ! J’ai dû presque deviner où il voulait en venir. Sa déclaration était un peu incohérente. En somme, cela n’a aucune importance puisque j’ai parfaitement compris ce qu’il voulait dire.

— Oh ! Dora, m’écriai-je, quel malheur que maman soit déjà repartie avec Billy, elle aurait été si contente de connaître l’événement.

— Elle le sait déjà. Hier, pendant le bal, sir George m’avait fait quelques allusions assez claires ; alors, ce matin, avant le départ de maman et de Billy, je lui ai dit : « Mère va partir, si vous désirez la saluer et si… si vous avez à lui parler, allez vite dans la bibliothèque, elle y est.

— Comment le savais-tu ?

— J’avais dit à maman de l’attendre, qu’il avait à lui parler.

— Ah ! elle était prévenue ?

— J’avais arrangé cela dans ma tête pendant la nuit et c’est arrivé comme je le désirais… Ainsi, après avoir parlé à mère, George était engagé, tu comprends !

Je fis un geste affirmatif.

Oh ! oui, je comprenais. Je comprenais surtout que ma chère sœur était la plus fine mouche que la terre eût jamais portée et que le bon Ashurst n’était pas de force à lutter avec elle : d’avance il était pris dans le filet.

— Et maintenant, Dora, dis-je tout à coup en posant ma main sur la sienne, me pardonnes-tu ?

— Te pardonner ? Quoi donc ?

— Eh bien ! chérie, d’avoir épousé Mark. Je croyais que tu en étais restée un peu fachée, et souvent j’ai pensé que tu m’avais donné tort.

— Ma pauvre Phyllis ! Que lu as des idées extraordinaires ! Te pardonner ? Comme si ce n’était pas fait depuis longtemps ! Certainement tu ne peux pas me croire assez vindicative, assez peu chrétienne pour penser que je t’en veux encore depuis tout ce temps-là !

Ce fut moi qui restai honteuse et gênée en face de tant de céleste vertu.

Elle reprit un instant après :

— D’ailleurs, la Providence a tout arrangé pour le mieux. Il m’a été facile de voir, depuis que nous nous connaissons mieux, que Mark et moi n’étions pas faits pour vivre ensemble. Il est trop exigeant, trop autoritaire…

« Sir George est doux et facile, il a le caractère maniable, je crois qu’avec le temps j’arriverai à en faire ce que je voudrai.

— Oh ! je n’en doute pas, Dora ! avec autant de facilité que tu enroulais en parlant ton ruban bleu autour de ton doigt si menu !

— Trouves-tu qu’il ait l’air de m’aimer beaucoup ? me demanda-t-elle.

— Bien mieux : je trouve qu’il a l’air de t’adorer.

— Oui, c’est aussi mon avis, dit-elle languissamment.

— Et toi, l’aimes-tu ?

— Cela va de soi ! L’épouserais-je si je ne l’aimais pas ? Suis-je donc de ces personnes qui se vendent pour de l’argent ?

Sa voix était remplie d’une indignation aussi sincère que vertueuse.

— Non ! acheva-t-elle en me regardant droit dans les yeux, je n’épouserais pas un homme sans l’aimer, car je ne trouve rien d’aussi vil qu’un mariage d’argent !

Ces nobles sentiments m’étaient directement adressés, je le sentis bien, et comme, à mon avis, il eût été dangereux de pousser les choses plus loin, je répliquai d’une voix un peu faible :

— Ah ! que je suis donc heureuse pour toi !

Non, Dora ne m’a point pardonné !

— Je n’irai pas jusqu’à dire, reprit-elle de sa voix la plus suave, que je regrette que George soit si bien pourvu…

« Ce soir, en revenant, il me disait que son revenu était de quarante mille livres par an. C’est un peu plus que ce que vous avez, n’est-ce pas, ma chérie ?

— Beaucoup plus ! répondis-je avec chaleur. Je ne sais pas au juste le chiffre de nos revenus parce que je ne l’ai jamais demandé à mon mari, mais je suis sûre que nous ne sommes pas aussi riches. D’ailleurs, je trouve très naturel que, de nous deux, ce soit toi qui fasses le plus beau mariage…

Elle m’adressa un sourire satisfait en se levant pour passer dans le grand salon, car ces messieurs revenaient du fumoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .