Phyllis (Hungerford)/19

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Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 154-164).

X


La jeunesse possède des ressources infinies. Une huitaine environ après les derniers incidents que j’ai transcrits sur mon album, je commençai à me lever sans garder aucune autre trace de ma congestion qu’une grande faiblesse et un extrême besoin de paresse et de solitude. Trois jours plus tard, je descendais appuyée au bras de mère qui suivait chacun de mes pas avec l’inquiétude qu’elle eût autrefois pour les premiers que je fis en ce monde.

Malgré l’orage passé sur ma frêle personne de convalescente, j’éprouvai du plaisir à rester sur une chaise longue, étendue devant la maison, avec la vue des massifs et des allées bordées de fleurs du printemps. Depuis trois semaines déjà que la maison paternelle m’a reçue, la saison s’est fort avancée. On sent dans l’air plus chaud les émanations sorties des plantes nouvelles, de la terre humide et des arbres où les bourgeons éclatent, laissant entrevoir leurs feuilles vertes minuscules.

— Browler a soigné le jardin pour que tu sois contente, me dit mère. Il a dit que Mlle Phyllis était la seule personne de la maison qui faisait cas de son travail quand elle était ici… Il y a là des crocus, ici ce seront des roses et, dans le massif du milieu, les beaux lis que tu vois…

— Oui, je les sens surtout, dis-je en aspirant l’air saturé de leur parfum, mais, ne trouvez-vous pas que nous sommes bien en vue ici ? — Je jetai un regard du côté de l’avenue qui nous faisait face. — Si quelqu’un venait…

— Sois tranquille, interrompit mère, avec une expression satisfaite, « il » ne viendra pas. Le docteur lui a parlé… Il a mis ta santé en avant pour t’interdire toute émotion et… c’est fini, il n’est plus revenu.

J’eus un profond soupir.

De soulagement, ou de regret ? Je ne sais.

Je crois qu’il y avait de l’un et de l’autre.

— Il n’a pas écrit non plus ? dis-je, faiblement.

Maman s’agita sur son fauteuil de rotin, toussa, cassa son aiguillée de laine et elle allait prendre son mouchoir, dont elle n’avait aucun besoin, quand je repris posément :

— Vous ne voulez pas mentir en me disant non, mère chérie, je le vois bien. Il a écrit. Je le lis sur votre figure, mais vous craignez que la lecture de cette lettre ne me fasse du mal. Vous vous trompez : je suis forte maintenant et je puis supporter cela. Du reste, rien ne presse, vous me la donnerez quand il vous plaira.

— Puisque tu es devenue si raisonnable, se décida à avouer mère, je puis bien te dire qu’il est arrivé une lettre à ton adresse, il y a deux jours, et que je n’ai pas osé te la donner. Personne n’y a touché, elle est dans mon armoire, je te la donnerai ce soir quand nous rentrerons, mais tu me promets que tu resteras calme et que, quoi que puisse le dire ce monsieur, tu te souviendras de son odieuse conduite.

Je ne répondis rien. J’avais les yeux perdus dans le vague.

Par instants, une seule chose me rappelle que je fais encore partie du monde des vivants : c’est un point douloureux du côté du cœur et il suffit d’un mot, de rien, pour le rendre sensible.

Ce soir-là, après m’avoir couchée, mère m’embrassa comme de coutume. Je lui dis à l’oreille :

— Vous m’aviez promis une lettre ?

— C’est vrai, je l’avais oubliée. Je veux bien te la donner. Tu me promets de ne pas pleurer ?

— Vous savez bien que je ne pleure plus, fis-je en la regardant avec un pauvre sourire qui devait être plus triste à voir que des larmes.

Un instant après, mère rentra avec une enveloppe qu’elle posa sur la table auprès de mon lit, puis elle redescendit au salon où mon père finissait de fumer son cigare en l’attendant.

Je regardai d’abord cette lettre de loin, sans y toucher.

L’adresse, écrite de la main ferme de M. Carrington, attirait mes yeux : « Mrs. Carrington, à Summerleas ».

C’était tout. Pas de timbre. Elle avait dû être portée par un domestique.

Et enfin, avec une sensation de crainte mêlée de curiosité, j’allais la prendre pour l’ouvrir, lorsque, par une association d’idées qui se fit d’elle-même dans mon esprit, je me souvins tout à coup de certaines autres lettres de la même écriture que je n’avais jamais lues.

Celles que ma rivale m’avait jetées au visage, pendant notre unique entrevue.

Oh ! celles-ci éveillèrent soudain en moi un violent désir de les lire.

L’espèce d’apathie dans laquelle ma maladie m’avait plongée, m’avait seule empêchée d’y penser plus tôt, mais maintenant, avant de rien savoir de ce que contenait la lettre de M. Carrington, j’allais prendre connaissance de son ancienne correspondance avec miss Fanny Dilkes.

J’aurais ainsi l’esprit plus éclairé pour juger de la valeur des excuses — ou des menaces — qu’il m’adressait.

Je descendis de mon lit avec précaution, puis, ayant glissé mes pieds dans des pantoufles, j’allai fouiller le grand placard qui a été durant de longues années notre unique garde-robes à Dora comme à moi. Fiévreusement, je plongeai mes mains dans nos anciennes défroques.

Enfin, parmi la laine ou la mousseline, je sentis un bruissement de soie.

J’attirai une jupe à moi… C’était la robe de taffetas !

Je cherchai la poche, elle était gonflée et j’y plongeai la main, le cœur tout palpitant.

Tout y était tel que je l’y avais enfoui. J’emportai mon butin sur mon lit où je repris ma place. La maison était tranquille ; en bas mes parents causaient ou lisaient au salon.

Bien que j’eusse horreur de ce que j’allais faire, car, si ces lettres m’avaient été données par celle à qui elles appartenaient, elles ne m’étaient pas destinées — je me hâtai, poussée par une irrésistible impulsion, de lire la première qui me tomba sous la main.

Cela eût été trop fatigant et trop long — trop triste aussi — de transcrire sur mon album toutes les lettres d’amour de M. Carrington. Je n’en copie que les passages qui m’ont le plus frappée, afin de ne pas les oublier, si jamais quelque jour l’envie me prend de revenir sur cette phase désolée de ma vie. Voici ces passages, suivant l’ordre des dates :

« New-York, 2 avril 19…


« Je ne puis, chère Fanny, au lendemain de nos fiançailles, attendre à ce soir pour vous dire tout l’excès de mon bonheur. Vous m’avez défendu votre porte aujourd’hui et je respecte votre volonté puisque le repos complet vous est nécessaire pour réparer vos forces après une soirée vraiment fatigante.

« Quelle cohue ! Que de monde et d’importuns, autour de nous. Vous m’avez dit d’un air heureux avant mon départ : « La belle réception, n’est-ce pas ? Toute la société de New-York était ici ce soir » et je n’ai point osé vous dire toute ma pensée. Ce que j’aurais préféré, ma bien-aimée, ç’eût été des fiançailles paisibles où vos parents les plus proches auraient seuls assisté. J’eusse voulu trouver seulement un instant pour vous dire quelle ardente passion vous avez allumée dans mon cœur et cela depuis le premier moment où je vous vis entrer à la soirée de l’ambassade d’Angleterre. Tous les regards se sont tournés vers vous, mais parmi ceux-ci aucun n’était plus sincèrement admiratif que le mien. De cette minute je vous appartenais et, quand M. Harris me présenta à vous et que vous m’adressâtes votre premier sourire, je sentis que j’étais votre esclave à jamais. Votre beauté altière, votre air dominateur, l’air de reine qui vous convient si bien, m’ont d’abord intimidé, je l’avoue, puis, au bout d’un quart d’heure, je découvris sous votre aspect hautain la jeune fille charmante et spirituelle que vous êtes. Avec quelle gaité et quel entrain vous vous êtes moquée de ce pauvre Brewster qui ne savait, à la lettre, quelle contenance tenir ! Épargnez-le à l’avenir, chère Fanny. Brewster est un timide et un sensible, c’est un peu pour cela qu’il est un de mes meilleurs amis.

« Vous avez, bien voulu être satisfaite de votre bague de fiançailles et vous m’en avez remerciée avec un sourire pour lequel j’eusse voulu me prosterner à vos pieds.

« Vous m’avez dit en rougissant d’une façon adorable :

« — C’est vraiment une très belle bague, ni Jane Hoggs, ni Lucy Barley, n’en ont eu d’une telle valeur, elles en mourront de jalousie !» Puis vous avez ri et votre rire musical est la plus douce harmonie qui puisse tinter à mes oreilles.

« Plus tard, chère bien-aimée, je ferai remonter tous les diamants des Carrington pour en parer vos épaules et vos bras incomparables…

« Mais, en attendant, ne croyez-vous pas, Fanny, que le don absolu d’un cœur a aussi sa petite valeur ? »

« 4 avril.

« Je suis rentré assez fatigué de notre tournée de visites. Que de monde vous connaissez à New-York, c’est insensé ! mais cependant je tiens à vous faire porter ce mot avant le dîner où je dois vous retrouver chez Mrs. Harris…

« Oh ! Quand passerons-nous une petite soirée tout seuls chez vous, très seuls, délicieusement ?

« J’ai soif d’être près de vous, mon amour, et ce n’est point vous avoir à moi que de partager ce bonheur avec vingt-cinq ou trente personnes chaque jour ! De grâce, Fanny, réservez-moi une soirée, je vous en supplie ! Le besoin que j’éprouve d’être auprès de vous, seule, est si fort que — je fais effort sur moi pour vous le dire, je sais que vous en rirez ! — que le matin à l’aube, quand vous donnez, je viens me promener à cheval sous vos fenêtres, je regarde vos persiennes fermées et je pense : « Maintenant elle est seule, elle dort, elle ne soupçonne même pas ma présence, mais personne ne lui parle, personne ne la regarde, et je suis peut-être le seul en ce moment à penser à elle. »

« C’est de l’outrecuidance, de la folie, ne me raillez pas trop, ma belle fiancée, je vous sais trop intelligente pour ne pas saisir le sens profond de mes paroles ; je vous aime ! je vous aime ! Ô bien-aimée, quand serez-vous à moi ? Quand pourrai-je vous emporter dans ma campagne anglaise, loin de tous ? Il me semblera, m’y trouvant seul auprès de vous, avoir trouvé le Paradis terrestre. Mais je m’éloigne du sujet précis de cette lettre qui est de vous supplier de m’accorder une soirée de tête-à-tête. Répondez-moi ce soir, voulez-vous ?

« Mille baisers sur vos blanches mains,

« Votre sincère M. J. C. ».
« 8 avril.

« L’autre soir, au dîner, vous n’avez pas voulu me donner de réponse directe, vous m’avez même raillé de mon insistance si gracieusement, avec votre charmante franchise, mais vous m’avez laissé dans un état de tristesse découragée.

« Cependant, en y réfléchissant, je comprends vos raisons : vous n’avez plus que peu de temps à donner à vos amis, puisque notre mariage aura lieu dans six semaines — le temps nécessaire pour faire venir mes papiers et préparer le plus magnifique mariage de la season — vous ne pouvez refuser certaines invitations, car accepter chez les uns serait blesser les autres. Mais je vous assure, mon amour, qu’il me faut faire appel à toute ma fermeté d’homme pour accepter tranquillement la situation. Moi, votre fiancé, je me fais parfois l’effet d’un simple accessoire dans votre vie mondaine. Vous deviez vous marier, c’était dans le programme, vous avez daigné distinguer un homme entre cent, et vous lui avez donné le bonheur indicible de se croire aimé… Puis, tout à coup, la vie sentimentale est interrompue entre nous et la vie mondaine reprend ses droits, furieusement… Fanny, je vous le dis avec tristesse, quand m’aimerez-vous comme je vous aime ?

« Votre dévoué corps et âme.

« M. J. C. »


« P.-S. — C’est sur ma prière que Brewster vous avait aussi parlé sur ce sujet, et vous lui avez répondu « vertement », c’est son expression, en le priant de s’occuper de ses propres affaires. Il le fera désormais, n’en doutez pas, ma douce aimée, il vous envoie ses excuses par mon entremise et je les dépose à vos pieds. Mille baisers. »

« 9 avril.

« J’étais désespéré et, ce matin, votre petit mot me rend fou de bonheur. Hurrah ! trois fois hurrah !

« Mme Campbell s’est cassé un bras en descendant son escalier et la soirée de demain est décommandée…

« Vous voulez bien me la consacrer. Vous m’accordez cette insigne faveur, je me demande comment les heures passeront d’ici demain ! L’impatience me donne la fièvre. Mais je dois vous voir cet après-midi au thé de Mrs. Fawn et, ce soir, chez vous avec vos vingt personnes à dîner. C’est égal ! Je tâcherai de découvrir un moment favorable pour vous dire ma reconnaissance passionnée.

« P.-S. — Je tâcherai de passer vers deux heures chez Mrs. Campbell pour demander des nouvelles de son bras. Cette amie à vous que je ne connais pas m’est devenue extrêmement sympathique, et j’éprouve pour son regrettable, accident la plus vive compassion. »

« 10 avril, 10 heures du soir.
« Chère Fanny,

« Pour la première fois, je vous manquerai de parole et vous ne me trouverez pas au bal de Mrs. Sharp où nous devions nous rencontrer, car j’ai à vous parler sérieusement. J’espère que le porteur du billet que je vous ai envoyé pour m’excuser vous aura trouvée afin que vous ayez été prévenue à temps. Je n’ai pu prendre sur moi de vous suivre dans le monde, comme chaque soir, pour aller contempler vos succès. En restant dans ma chambre solitaire installé devant cette feuille qui vous est destinée, je serai plus près de vous, plus près de votre cœur et de votre esprit, si vous consentez à me lire jusqu’au bout, que je ne l’ai jamais été.

« Je m’étais fait une telle joie de notre soirée d’hier !

« Ah ! Fanny, comment aurais-je pu supposer qu’elle s’achèverait de si lamentable façon !

« Après la première heure, si douce, de notre entrevue, quand votre mère nous quitta pour aller au concert, et que, bien seuls tous deux, vous me servîtes une tasse de thé, de vos mains, avec votre grâce adorable, et ce sourire qui me ravit, n’était-il pas naturel de vous parler de nos projets d’avenir, puisqu’ils sont maintenant indissolublement liés ?

« Très doucement, je commençai à développer devant vous les plans de notre vie future que j’imaginais tranquille et agréable, non solitaire, certes, animée parfois de la visite des bons amis, mais sans abus, sans que notre intimité, qui allait me devenir un bien si précieux, en fût troublée. Vous m’écoutiez en silence, le front baissé, pensive. Sans transition, je vous vis soudain changer de visage.

« La tête rejetée en arrière, vos narines frémissantes, vos lèvres serrées, ne laissant échapper que des paroles coupantes, vous vous êtes retournée vers moi avec une telle violence que j’en demeurai confondu.

« — Ainsi vous formez le projet de m’enfermer dans un trou ou de me garder prisonnière dans votre château ? N’y comptez pas, mon cher !

« J’essayai vaguement de protester.

« Mais vous continuiez, pâle de colère et les yeux enflammés :

« — Si c’est la jolie vie que vous me préparez, vous auriez mieux fait de me le dire plus tôt ! Je vous avertis que j’ai l’intention de m’amuser à outrance, de mener la vie qu’il me plaira et, si vous êtes vieux ou cacochyme avant l’âge, pour pourrez rester dans votre château pour y tenir compagnie aux hiboux !

« — Fanny ! m’écriai-je vous ne pensez pas ce que vous dites.

« — Et vous ne savez pas ce que vous faites en me contrariant, — dites-vous avec un accent de rage concentrée. Non, jamais je n’aurais cru que la colère pût déformer à ce point des traits admirables !

— Si vous essayez de me plier à vos volontés c’est moi qui vous briserai comme je fais de ceci. Et, saisissant une coupe placée sous votre main, vous l’envoyâtes rouler au bout de l’appartement.

« Là-dessus je pris mon chapeau et je partis, l’esprit trop bouleversé pour pouvoir dire un mot, tandis que vous grinciez des dents et frappiez les meubles.

« À peine étais-je dans l’antichambre que j’entendis un long éclat de rire : votre rire si doux, si musical, et je vous vis paraître à une portière, la tête coquettement penchée pour me dire :

« — À demain, Mark, n’oubliez pas que nous allons au bal de Mrs. Sharp…

« Je saluai en silence et sortis.

« Si je relate ici cette scène pénible — pour moi du moins — c’est dans l’unique intention, chère Fanny, de vous permettre, en la retrouvant pour ainsi dire vivante sous vos yeux, de réfléchir à vos paroles inconsidérées, si dures et si cruelles.

« Oh ! comprenez-moi bien, chère amie, je n’ai point la sottise de vouloir me poser en moraliste. Mais ce que je veux espérer, et de tout cœur, c’est que vous rétracterez ces mots abominables et que vous allez bien vite me rassurer en m’expliquant quel incident — que j’ignore — vous avait fait hier sortir de votre naturel. Je ne vous retrouvais plus ! J’avais devant moi une personne inconnue, je voulus parler et ce fut en vain. Du reste, cela valait mieux ainsi, j’en aurais dit trop ou pas assez… J’eus peur de vous. Cependant, il faut que vous sachiez ceci : je veux être certain de pouvoir faire votre bonheur comme j’espère que vous ferez le mien. Et pour cela vous conviendrez que, dans la vie commune, il faut au moins quelques similitudes de goûts. Si vos plans d’avenir sont tels que vous me les avez décrits… Mais non ! Je ne le crois pas ! Hier, vous n’étiez plus vous-même !… Ou bien, par ma sottise, c’est moi qui vous ai exaspérée au delà du possible. Pardonnez-moi, Fanny mon aimée, la part que j’ai pu avoir dans cette affreuse scène. Ecrivez, répondez-moi que vous m’aimez toujours et ne doutez jamais de l’amour de votre

« M. J. C. »

Je réfléchis longtemps sur cette longue missive. Certes, je ne croyais pas M. Carrington si éloquent ! Il ne m’en avait jamais envoyé, à moi, de semblables. Si je n’avais pas lu sur l’adresse le nom de Miss Dilkes, rien que le récit de la scène que mon mari avait essuyée — je m’en réjouis quand même au fond — aurait suffi à m’y faire penser.

Avec son vase brisé, son rire insolent, sa figure convulsée, l’Américaine avait signé la scène de son nom.

Et la pensée s’insinua en moi que cette violence sans frein, chez une femme qui avait dû être gâtée à outrance, avait causé chez Mark, que je connaissais doux et pondéré, les premiers sentiments de répulsion qui l’avaient éloigné d’elle.

Hélas ! Pour un temps seulement… car maintenant, il est bien repris !

Suivait un court billet qui montre jusqu’où allait l’exaltation de sa passion.

«12 avril.

« Dois-je croire que le billet que je reçois à l’instant est un congé définitif ? Fanny, je vous en supplie, ne reprenez pas votre parole ! Un mois à peine avant notre mariage, non, ce n’est pas possible ! Le désespoir s’empare de moi en y pensant. Recevez-moi seulement une fois, que je vous voie, que je puisse vous convaincre que je suis et serai toujours votre esclave soumis et tendre… Fanny, vous tenez ma vie entre vos mains !… Ce soir, je sonnerai à votre porte, dites-moi que vous l’acceptez et jamais, je vous le jure, un reproche ne sortira de mes lèvres. Ayez quelque pitié pour celui qui se dit pour la vie :

« Votre toujours aimant et respectueux :

« M. J. C. »

Que s’est-il passé ensuite ?

Le rapprochement eut lieu certainement et ils durent être pendant un certain temps des fiancés modèles : ils se voyaient trop souvent pour s’écrire, car je constate un grand vide d’une dizaine de jours entre les dates.

28 avril.

« Je suis allé chez vous sans vous trouver, c’est pourquoi je vous écris ces lignes. Je voulais simplement vous faire observer, ma chère amie, et cela par souci de votre précieuse santé, combien l’événement qui se rapproche vous rend nerveuse. Je suis vraiment peiné d’être témoin de scènes comme celle qui eut lieu hier chez la couturière, où vous m’aviez permis de vous accompagner. Il s’agissait de me montrer ce modèle de robe dont vous avez esquissé vous-même le dessin avec le goût exquis que vous possédez. La couturière a mal compris vos intentions, vous vous en êtes aperçue de suite quand la jeune fille qui faisait l’office de mannequin se présenta. Cette toilette manquait de grâce et je comprends votre contrariété en constatant que vos instructions n’étaient pas suivies, mais je ne crois pas que ce fut une raison suffisante pour vous précipiter sur le mannequin, lacérer la robe, la mettre en lambeaux, terrifier, enfin, tout l’établissement. Je vous assure que je ne me sentais pas très fier en retournant à notre auto. Que serais-je devenu si pareille chose s’était passée à Londres ? Fanny… ne craignez-vous pas de lasser ceux qui sont autour de vous ? »

« M. J. C. »
« 2 mai

« Qu’avez-vous donc fait à Brewster pour qu’il me revint en cet état ? Je n’ai obtenu de lui que des renseignements très confus, car il était extrêmement monté contre vous.

« Il a, paraît-il, voulu vous faire part de certaines idées à lui, concernant la bonne entente des époux dans le mariage et les concessions mutuelles qu’ils se doivent l’un à l’autre. J’avoue que c’était maladroit, mais le pauvre garçon a une grande affection pour moi, et il a la faiblesse de vouloir s’occuper du bonheur des autres.

« Je crois que cette fois, il se souviendra de garder pour lui ses réflexions personnelles. La cicatrice qu’il portera longtemps au-dessous de l’œil gauche le lui rappellera.

« Si la canne que vous avez brisée et lui avez jetée ensuite à la figure avait frappé un demi-centimètre plus haut…

« — J’ai eu de la chance, me dit Brewster en riant, comme il lavait à l’eau fraîche sa petite blessure enflammée ; ce sera un souvenir de votre charmante femme. Aussi, ajouta-t-il, ne comptez pas trop sur moi, comme témoin à votre mariage. Je ne sais si cette fois j’en rapporterais ma tête. »

Puis, il dit encore, riant toujours : « Bah ! c’est m’a faute ! Qu’allais-je faire en cette galère ? »

« Vous présenterez mes hommages à Miss Dilkes avec tous mes compliments sur son adresse.

« La commission est faite, chère amie, mais je crois que je vais être obligé de me chercher un autre témoin. Brewster prend je bateau dans trois jours.

« M. J. C. »

Cette lettre était la dernière du paquet.

Sans doute, M. Carrington se demanda-t-il, lui aussi, « ce qu’il était allé faire dans cette galère ». Et, désespéré de jamais arriver à convertir miss Fanny à de meilleurs sentiments, se laissa-t-il persuader par son ami, qui l’enleva par le premier bateau…

Ainsi l’histoire était finie… Il le croyait, du moins, miss Dilkes s’est chargée de nous rappeler son existence.

De la lecture de ces lettres je ne retiens que les phrases enflammées par lesquelles mon mari exprimait sa folle passion.

Combien cela fait contraste avec nos paisibles fiançailles où j’allais à ses rendez-vous avec Billy pour habituel compagnon !

Qu’a-t-il donc pu trouver en moi à aimer ?

Car il m’aimait. Il m’aimait alors, j’en suis certaine.

Et j’ai été assez enfant, assez stupide, pour n’avoir pas su garder son cœur…

Je pleurai une grande partie de la nuit. Le lendemain matin, je brûlai ces papiers dont la vue seule me donnait des crispations de nerfs.

Quant à la dernière lettre de M. Carrington, celle qui était venue à mon adresse, elle était toujours sur ma table, attendant son tour.

Mais, après ce que je venais de lire, je n’eus aucune envie de savoir ce qu’elle contenait. Il ne m’aimait plus, il était retourné à son premier amour, aucune explication ne pourrait changer ces faits.

D’un geste las et indifférent, je pris la lettre et la jetai au fond d’un tiroir où elle se trouve encore.