Phyllis (Hungerford)/20

La bibliothèque libre.
Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 165-181).

XI


Plusieurs jours ont passé. Mes forces reviennent lentement. Je continue à me lever tard, mais je puis aller et venir dans la maison et le jardin.

Là est ma limite. Pour rien au monde je ne franchirais la petite porte qui donne accès au bois, de peur de fâcheuses rencontres.

Mère et moi avons interdit notre porte formellement.

La vie suit son cours, paisible en apparence.

Vers le soir, quand ma peine a été trop lourde à porter, je passe un vêtement et mets mon chapeau :

— Mère, ne vous inquiétez pas, je vais à l’église.

— Ne te fatigue pas, va doucement. Ne reste pas trop tard.

— Non, mère chérie.

Je l’embrasse, lui souris et m’en vais.

Ces moments à l’église sont les meilleurs.

À certains jours j’entre au lieu saint avec un cœur douloureux plein de révolte. Je souffre trop pour pleurer, et c’est en vain que j’essaie de prier. Les prières apprises dans mon enfance viennent bien à mes lèvres, mais je les prononce sans conviction, insensible et glacée. Peu à peu, la divine influence du lieu saint opère sur mon cœur meurtri, les paroles prennent un sens plus profond, les larmes me montent aux yeux et je me sens délivrée en partie du fardeau qui m’oppresse.

Plusieurs fois, sortant presque à la nuit, je rencontrai notre vieux curé.

Avec beaucoup de tact et de finesse, l’excellent homme me fit un petit sermon sur la résignation qui nous fait soumettre nos volontés à celle de la divine Providence, puis, aux voies infinies de Dieu qui se sert des épreuves pour purifier nos âmes et les ramener ensuite au bonheur — même au bonheur terrestre — par le chemin de la foi et de l’espérance.

— Il y a des souffrances trop fortes pour lesquelles il n’est pas d’espérance, monsieur le curé, répondis-je.

— La résignation amène le pardon, ma fille, et du pardon à l’espérance…

— Non, non, dis-je en secouant la tête, certaines offenses ne se peuvent pardonner, sans vous faire manquer à la dignité.

— Les apparences sont parfois trompeuses, dit le bon prêtre hésitant à parler, il faudrait pouvoir expliquer…

— Oh ! pardon, mon bon père, fis-je de mon ton impétueux, aucune explication ne saurait ramener un cœur dont l’amour est perdu.

— Ah ! si c’est ainsi. Et l’excellent homme jeta sur moi un long et profond regard. A-t-il compris que c’était à mon propre cœur que je faisais allusion ?

L’espérance n’est pas faite pour moi ! Seule quoique mariée, ni jeune fille, ni femme, quelle vie désolée s’ouvre devant moi ! Je sens mon cœur se serrer à la pensée des longues années — car je n’ai pas encore vingt ans — qui devront s’écouler ainsi dans une morne solitude… Combien de fois ai-je désiré mourir pour en voir arriver le terme !

. . . . .

J’ai reçu aujourd’hui une étrange visite. J’étais en train de lire pour la seconde fois une lettre de Dora, une lettre si bonne et si tendre, que j’avais peine à croire qu’elle me vint d’elle ; elle était accompagnée d’un post-scriptum de sir George plein de chaleureuse affection. J’en étais profondément touchée.

La porte entrebâillée livra passage à Ketty qui me dit :

— Madame, il y a là un monsieur qui désire vous parler.

— Vous savez bien, Ketty, que je ne reçois personne.

— Madame, il a tellement insisté que…

À ce moment la porte fut poussée du dehors et un homme de haute stature pénétra dans la pièce.

C’était sir Francis Garlyle.

Ketty referma la porte ; nous étions seuls.

Nous restâmes tous deux immobiles, debout, à nous regarder.

Pour ma part, le temps était aboli, je me rappelais, comme si ç’eût été d’hier, notre dernière séparation et toute ma vie heureuse de Strangemore passa devant mes yeux.

Quant à lui, il m’examinait avec étonnement, constatant sans doute les changements opérés en moi.

— Je regrette de voir que vous avez été si souffrante, mistress Carrington, dit-il d’un ton ému. Si je l’avais appris plus tôt…

— Vous qui savez combien ce nom de Carrington me rappelle de cruels souvenirs, interrompis-je, ne me le faites pas entendre trop souvent. Ici je suis redevenue Phyllis Vernon.

— Combien vous avez raison ! répondit-il en reprenant son ton léger. Ainsi vous pouvez vous imaginer que vous êtes encore une jeune fille et oublier que vous ayez jamais été mariée ; c’est bien le parti le plus sage. Eh bien ! chère Phyllis, qu’êtes-vous devenue ? — il prit un « siège sans façon. — Sauf vos yeux vous êtes méconnaissable ; si pâlie, si maigrie, si changée.

« La réclusion où vous vous cloîtrez est en train de vous tuer.

— J’aime mon petit coin tranquille. Et puis, je vous dirai que tout me fatigue et m’ennuie. Est-ce pour me faire ces jolis compliments que vous avez forcé ma porte, sir Francis ?

— Je n’ai pas à vous faire de compliments, me dit-il avec une franchise brutale. Au fond, vous savez ce que je pense de vous. Son regard avait une expression si hardie à cet instant que le détournai la tête et regrettai que ma mère ne fût pas avec moi.

— Qu’êtes-vous venu faire dans le pays ? dis-je pour détourner de moi la conversation Je vous croyais parti en Écosse.

— Certaines nouvelles que j’ai apprises chez mes amis Leslie m’en ont fait revenir, dit-il avec intention. Du reste, je me doutai. ; bien, ajouta sir Francis d’une voix plus basse, qu’un jour, tout cela finirait mal… pour Carrington.

« Oh ! pardon ! j’oublie que vous m’avez défendu de prononcer son nom. Disons : lui.

— Ainsi, vous ne plaignez que lui dans cette affaire ? Je le regardais en face, indignée.

Mais il ne se troubla point et reprit avec un sourire bizarre :

— Je le plains d’avoir perdu la femme que vous êtes pour retomber entre les mains de celle… Il hésita.

— De celle qui veut me le reprendre, n’est-ce pas ? Puis, avec un de ces mouvements impétueux qui me font souvent parler malgré moi :

— Vous l’avez vu, il vous a parlé ? Dites, dites ce que vous savez ?

Sir Garlyle eut encore une hésitation, pourtant, dans ses yeux qui ne me quittaient point, je voyais une lueur inquiétante. Qu’était-il venu me dire ? Pourquoi était-il ici ? Il fallait tirer cela au clair, et avec un homme aussi habile, ce n’était pas une tache aisée.

Il affectait un air embarrassé.

— Mon Dieu, mistress Car… Madame, si je vous disais l’impression que m’a laissée ma visite à Strangemore, je craindrais que vous… n’étant pas encore assez forte — que vous n’ayez une émotion.

— Oh ! interrompis-je vivement, après celles par lesquelles j’ai passé, je puis tout entendre ! Et que me direz-vous de plus que ce que je sais ? M. Carrington a été repris de son violent amour pour son ex-fiancée, il continue à la voir chaque jour, et il doit consulter des hommes de loi pour savoir de quelle façon, et la plus expéditive, il pourra se débarrasser de ses chaînes : c’est-à-dire divorcer ?

Sir Francis m’écoutait parler avec satisfaction ; il dit après une minute, en voilant l’éclat de ses prunelles :

— Je ne sais si vous avez raison sur le premier point, car votre… mari ne m’a point fait le confident de ses sentiments les plus intimes, bien que je sois l’un de ses plus anciens amis… mais sur les deux dernières questions je me permets de vous dire que vous vous méprenez complètement.

« Mark n’a pas mis les pieds hors de Strangemore depuis le jour où vous en êtes partie, et aucun homme de loi n’est allé le trouver. Non… je crois que… il attendra que ce soit vous qui fassiez les premiers pas.

Il dit cette dernière phrase en accentuant chaque mot et, ayant relevé mes paupières, je rencontrai son regard aigu, prêt à saisir ma première impression.

Intriguée, j’élevai les sourcils en demandant :

— Les premiers pas, dans quelle voie ?

— Mais… ne comprenez-vous pas ?… Dans la voie du divorce.

— Est-ce cela qu’il vous a chargé de me dire ? m’écriai-je en me levant !… Jamais je n’y consentirai !

L’effort avait brisé mes nerfs, je retombai sur mon siège en pleurant, la tête entre mes mains.

Francis Garlyle rapprocha sa chaise de la mienne et, d’une voix basse et adoucie à dessein :

— Pauvre petite femme, pourquoi vous mettre en cet état ! La violence n’a jamais servi de rien, croyez-moi ! Voyons, tachons de réfléchir un peu ? Çue demande-t-il, ce pauvre Mark ? Que vous lui laissiez la liberté de… de…

— D’épouser cette femme éhontée !

— Oh ! quel mot ! petite madame. Miss Dilkes n’est pas une créature éhontée ; elle appartient à une excellente famille de New-York, elle sera pourvue d’une dot considérable et…

— Elle ferait très bien votre affaire, à vous, sir Francis, lui dis-je en essuyant mes larmes, je vous ai entendu dire une fois que vous voudriez épouser une femme riche pour réparer les brèches que le jeu a faites à votre fortune.

« Si je l’appelle créature éhontée, c’est parce que, la façon dont elle a agi en venant jusqu’ici arracher un mari à sa femme, est une chose honteuse.

— La femme y tenait-elle beaucoup ? me dit-il d’une voix changée. Miss Dilkes ignorait qu’il fût déjà marié quand elle prit le parti de quitter l’Amérique, reprit-il un instant après, voyant que je n’avais rien répondu à son insinuation.

Il ne me plaisait pas de découvrir mes sentiments les plus intimes aux yeux de cet homme. Je sentais toujours qu’il y avait une pensée cachée qu’il ne me disait pas.

Je cherchais à découvrir où il voulait en venir…

— Eh bien ! fis-je tout à coup, comme prenant mon parti d’une situation devenue inévitable, supposons que je consente à une séparation légale… Que ferait M. Carrington ? Croyez-vous que, lui, consentirait, si vite, à briser ma vie pour satisfaire sa passion ? L’en croyez-vous capable ?

Un éclair de joie venait de passer sur le visage de mon interlocuteur quand je prononçai le mot de séparation.

Il répondit avec son air aisé :

— Oui, je le crois. Il divorcera pour vous rendre votre liberté autant que pour lui-même.

— Me rendre ma liberté ?… Pourquoi ? Je n’en ferais rien.

Sir Francis s’était imprudemment avancé. Je le regardais dans les yeux. Il fut obligé de répondre :

— Parce qu’il croit que vous ne l’aimez pas… que vous ne l’avez jamais aimé et qu’aujourd’hui vous avez de l’aversion pour lui…

— Qui donc, repris-je d’un ton soupçonneux, lui a persuadé que je ne l’aimais pas ?… Ah ! je sais, sa cousine Blanche le lui disait sans cesse… Mais elle n’est pas près de lui. Et qui a pu lui dire que j’éprouvais de l’aversion pour lui, sinon…

Je regardais toujours sir Francis ; je le vis se troubler légèrement, puis, soudain, son teint se colora, et il fît un brusque mouvement vers moi :

— Oui, Phyllis, fit-il d’une voix précipitée, c’est moi ! Et je n’ai cru dire que la vérité. N’avez-vous pas prouvé par votre fuite l’horreur qu’il vous inspire ? Quand vous m’avez accompagné au skating malgré sa défense, n’était-ce pas dire franchement que vous préfériez être en ma compagnie plutôt qu’en la sienne ? Quand, au bal masqué, vous avez voulu rester auprès de moi le temps de cette valse qu’il vous a interdit de danser, ne montriez-vous pas clairement que vous aimiez mieux passer cette demi-heure avec moi plutôt qu’auprès de n’importe quel autre ? Ah ! Phyllis, si le divorce délie votre mariage mal assorti, comprenez-vous l’espoir qui fait battre mon cœur en cette minute ? Vous me parliez de mariage d’argent ? Mais miss Dilkes ou quelque autre serait-elle plus riche cent fois qu’elle ne l’est, que rien ne pourrait ébranler mon plus cher désir. C’est vous seule que je veux pour femme et puisque vous ne l’aimez pas…

— Mais je l’aime ! Je l’aime ! m’écriai-je enfin, retrouvant subitement la parole. Ne me parlez pas de divorce ou de séparation. Je suis sa femme et le resterai !

— Quoi ! fit-il en se levant avec un mouvement de colère :

« Cet homme qui vous a grossièrement trompée !

— Il n’était pas obligé de me parler d’anciennes fiançailles, et s’il ne l’a pas fait, c’était de peur de me faire de la peine.

— Et quand elle est arrivée, qu’ils ont eu tant de rendez-vous, était-ce aussi pour éviter de vous peiner qu’il vous a tout caché ?

— Oui, oui, criai-je, il n’a eu que de bonnes intentions. Il espérait qu’elle partirait sans que j’eusse appris qui elle était ; il voulait éviter d’éveiller d’injustes soupçons. Nous étions si heureux et tranquilles à ce moment ! Il me témoignait tant d’amour ! Et il sentait bien que moi aussi je…

Je m’arrêtai tout à coup en m’apercevant que j’étais en train de défendre mon mari, que je répétais tout haut les raisons que mon cœur me murmurait tout bas — et combien de fois ! — durant ces denières semaines.

Stupéfait d’une telle explosion, sir Francis, debout au milieu du salon, me regardait sans m’interrompre, pâle et nerveux.

11 était venu pour jouer son propre jeu, son plus grand atout était l’horreur supposée que je devais avoir pour mon mari et il découvrait soudain que sa meilleure carte n’était qu’une carte fausse ! Il lit une grimace de dépit. La déception lui était dure. Mais il ne se tint pas pour battu.

— Vous avez vraiment la foi solide ! me dit-il avec un mauvais sourire qui me fit peur.

Je répondis, toute frémissante :

— Vous êtes venu pour me persuader, vous aussi, que Mark est fatigué de moi et qu’il déteste le lien qui nous attache. Mais, mon cher, vos insinuations produisent plutôt l’efiet contraire, je vous en préviens ! Je ne suis plus aussi sûre qu’hier que mon mari soit amoureux d’une autre.

« Pourquoi a-t-il cessé ses visites à Carston et ne veut-il plus voir cette femme ?

— Mais… parce qu’il est un homme bien élevé et qu’il ne lui plan pas, sans doute, d’afficher sa… liaison, surtout à cinq kilomètres de sa femme légitime ! Simple question de prudence et de savoir-vivre !

— Suivant vous, M. Carrington aurait une liaison avec miss Dilkes ? Et vous me disiez tout à l’heure qu’elle est une fille respectable. Vos opinions varient d’une minute à l’autre. Mais je comprends votre jeu. Ce que vous faites est d’un lâche !

Il pâlit davantage, et je me détournai de lui avec dégoût.

L’émotion de ces dernières minutes était trop forte pour mes forces affaiblies. Je me sentis prise de vertige et je me laissai retomber sur ma chaise la tête appuyée sur mes bras, accoudés à une table. Sir Francis me crut évanouie. Il se rapprocha de moi, mais la seule pensée que cet homme pouvait me toucher me rendit du courage et je relevai lentement la tête.

Je me rendis compte qu’il parlait.

— Si je suis un lâche, dit-il avec aplomb, je l’ai peut-être été moins qu’un autre. Malgré tout, Mark vous a fait un tort irrémédiable. Qu’êtes-vous devenue grâce à lui ?

« Une malheureuse femme sans foyer, exposée aux moqueries du monde. Il vous a amenée à venir vous enterrer dans ce coin perdu au lieu de tenir la place et le rang auxquels vous aviez droit. Il a détruit votre jeunesse et ruiné votre santé, voilà ce dont vous avez à le remercier !

— L’indéniable vérité de vos paroles les rend plus agréables à entendre, lui dis-je avec amertume. Mais le tout serait de savoir si ce n’est pas par ma propre faute, en fuyant toute explication, que j’ai appelé ces malheurs sur ma tête…

— Aujourd’hui, continua-t-il, vous voulez vous leurrer en cherchant à l’innocenter ou m’en imposer à moi. Mais je sais que vous ne l’aimez pas…

Je fis un mouvement pour parler, il ne m’en laissa pas le temps.

— Je le sais parce qu’à Strangemore j’ai étudié de près vos manières d’être avec votre mari, et j’ai constaté plus de cent fois que vous n’éprouviez pour Carrington qu’une attention très modérée. L’amour, tel que je le conçois, s’exprime d’autre façon, et vous méritez de connaître la passion dans ce qu’elle a de plus ardent. Alors seulement vous saurez ce que c’est que de vivre. Et vous n’avez pas vingt ans !

— Monsieur !

— Puisque, continua-t-il à voix basse, sans remarquer mon interruption, puisque votre mari lui-même accepterait le divorce, proposez-le-lui, rendezvous libre, cherchez votre intérêt réel. Je vous offre mon nom, mon rang, tout ce que je possède. Je vous conduirai dans l’endroit du monde que vous choisirez, à mon foyer ou à l’étranger. Je serai plus fier et plus heureux que je ne peux l’exprimer si un jour vous consentez à mettre cette petite main dans la mienne.

Il essaya de prendre ma main pendante à mon côté, mais je la retirai avec horreur et lui dis, mes joues brûlantes de fureur, et les yeux flambants :

— Avez-vous enfin fini de m’insulter ? N’avez-vous plus rien à ajouter ? Non ! Eh bien ! écoutez. Même si les circonstances s’y prêtaient jamais, si j’étais libre de mes actes, si vous étiez le dernier homme vivant sur la terre, je ne vous épouserais pas ! Que j’aime ou non mon mari d’amour, c’est une question qui ne concerne que moi. Quoi qu’il en soit, je suis sa femme et le resterai jusqu’à ce que la mort nous sépare. Mais quant à vous aimer, vous ? Je vous considère comme le plus vil et le plus lâche de tous les hommes !

Il eut un mouvement de colère concentrée.

J’insistai, les yeux dans ses yeux :

— Oui, pour être venu ici, en l’absence de votre ami, trahissant, sans doute, sa confiance, insinuer des mensonges à son sujet pour le rabaisser à mes yeux, vous ne méritez qu’horreur et mépris !

Je parlais avec tant d’énergie et de passion que je tremblais littéralement des pieds à la tête. Je me sentais humiliée et insultée au delà de tout.

— Merci, me dit-il tranquillement. Mais, je vous en prie, ne vous arrêtez pas en si beau chemin. Des insultes de la bouche d’une jolie femme sont des fleurs pour moi. Vous reconnaîtrez, plus tard, que vous vous êtes trompée dans la conduite de votre vie, ma chère enfant. Une chance s’offre à vous, le destin vous tend la main et vous la repoussez… Libre à vous ! Allons, fit-il de son air léger en me saluant avec sa grâce habituelle, le jeu ne m’a pas été favorable aujourd’hui : j’ai une revanche à prendre. Au revoir, belle dame, je porterai votre réponse à qui de droit.

Il allait revoir Mark, ce soir peut-être. Qu’était-il capable de lui dire ?

Je répondis vivement :

— Je ne vous charge d’aucun message pour M. Carrington. Je crois qu’une explication est devenue nécessaire entre nous. Je me chargerai moi-même de ce que j’ai à lui dire.

Il laissa échapper un ricanement qui me fit frissonner. Je le fixai avec effroi pendant qu’il tirait sa montre de son gousset et la regardait tranquillement.

— Il faudrait vous dépêcher si vous voulez le rattraper. Mark Carrington faisait ses malles quand je l’ai vu. C’était… hier soir. Aujourd’hui, il est à Boulogne et ce soir il sera à Calais. Si vous axez l’intention de courir après ce cher mari…

Je sentis le sang se retirer de mon cœur et ne pus que balbutier en montrant la porte :

— Sortez, monsieur, sortez…

Et je tombai comme une masse appuyée à la table.

Parti ! Il était parti !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mère me retrouva à la même place un long temps après. Je n’avais pas de larmes, j’étais insensible et me laissai emmener dans ma chambre sans rien dire.

Vers le milieu de la nuit seulement, je recouvris complètement la conscience des choses, avec le souvenir de ce qui s’était passé.

Et je compris pourquoi je me répétais inlassablement :

— Une explication… une explication.

C’est qu’il me fallait une explication à tout prix. Je voulais savoir si Francis Garlyle m’avait menti, s’il avait vu Mark et ce que celui-ci pensait réellement.

Le souvenir de sa lettre me revint tout à coup.

Je me dressai, fis la lumière et fouillai dans le tiroir proche de mon lit. Elle y était toujours.

Voici ce qu’il me disait au lendemain du jour où mère lui fit défendre sa porte.

« Strangemore.

« Pour la dixième fois je reviens de Summerleas où l’on me défend de vous voir. Phyllis, est-ce vous qui êtes aussi cruelle de votre plein gré ou est-ce madame votre mère qui impose sa volonté devant laquelle je me vois forcé de m’incliner. Mais pensez, ma Phyllis aimée, que vous savoir malade et rester loin de vous me rendra fou de douleur !

« Je croyais avoir souffert tout ce qu’un homme peut endurer sans mourir, l’autre soir, quand je rentrai à la maison et vous trouvai partie. Je pensai d’abord que vous aviez été voir votre mère et vous étiez attardée, puis l’inquiétude me gagna, je questionnai les domestiques et j’appris ce qui était arrivé.

« Ah ! croyez-le, je le jure sur l’amour profond et inaltérable que je vous ai voué, ma bien-aimée, j’eusse donné vingt ans de ma vie pour avoir réussi à écarter de vous la personne que vous avez vue et à éloigner de votre esprit la connaissance de ces choses.

« C’est justement mon ardent désir de vous épargner inquiétudes et soupçons qui ont causé ma perte.

« J’aurais peut-être dû parler dès le début… Mais vous étiez si jeune, si impressionnable, je craignais que vous ne gardiez une fausse impression de ce qu’ont été, en réalité, mes premières fiançailles, je préférai les passer sous silence pensant que nous n’aurions jamais à y revenir.

« Hélas !

« Veuillez m’écouter, Phyllis, et après vous jugerez si je mérite votre pardon… le pardon de ces mystères dont votre bien était le seul mobile.

« Quand je partis à vingt-sept ans pour les États-Unis avec mon camarade de collège Brewster, un peu plus âgé que moi, je n’avais aucune expérience du monde ni des femmes, ayant toujours vécu au collège ou à la campagne, ou les sports étaient mes seuls plaisirs.

« Au point de vue moral : un enfant.

« Quand je vis m’apparaître miss Dilkes, la plus belle entre les belles de New-York, je fus ébloui, je l’avoue, et de là à être subjugué, il n’y avait qu’un pas.

« Trois semaines après l’avoir vue pour la première fois, je la demandai en mariage et fus agréé.

« C’est alors que commença pour moi l’existence la plus misérable. Ce bonheur du temps des fiançailles que j’avais escompté me fut gâché par la vie mondaine la plus effrénée.

« Traîné dans les bals, les concerts, théâtres, garden-parties, visites, il ne me fut jamais possible de jouir d’un seul instant d’intimité avec ma fiancée. Elle était une « belle » de New-York, elle avait un rôle à soutenir, et j’étais le fantoche qu’elle exhibait dans les réceptions mondaines. Fantoche las, inquiet, ennuyé, parmi un monde qui parlait à peine sa langue, traîné à la remorque d’une belle fille dont toutes les grâces et les sourires étaient pour les autres… et les rebuffades, les volontés impérieuses, les caprices violents pour moi.

« À mesure que le temps du mariage approcha, elle se contraignit de moins en moins et me rendit plusieurs fois le témoin de scènes affreuses, en public aussi bien qu’en particulier, de ces scènes qui sont de nature à faire réfléchir un homme sur le bonheur de sa future vie conjugale.

« Cependant, les préparatifs du mariage avançaient. Ce devait être une des solennités de la saison.

« Avant de prononcer les paroles définitives, ayant essayé de chapitrer ma fiancée, du reste sans succès, je priai mon fidèle Brewster de glisser quelques bons conseils à l’oreille de miss Fanny.

« Poussé par sa sincère affection pour moi, le cher garçon s’y prit de telle façon qu’il n’eut plus jamais envie de recommencer. Sa propre canne brisée en morceaux par deux belles mains, puis lancée en plein visage, faillit l’éborgner pour la vie. C’est alors qu’effrayé du sort qui m’attendait, j’allai chez miss Dilkes pour lui reprocher ses façons envers mon ami et entendis la plus grossière bordée d’injures qui soit jamais sortie des lèvres d’une femme. Au tableau : un éventail en lambeaux, une statuette brisée.

« Phyllis, je vous jure qu’à cet instant, la passion que j’avais éprouvée pour cette femme que je ne voyais plus autrement que sous les traits d’une furie, ma passion s’écroula et s’éparpilla en morceaux comme les lambeaux de l’éventail et les fragments de la statuette.

« Le lendemain, miss Dilkes attendit vainement mon retour, signal ordinaire de l’un de ces raccommodements où elle se montrait si habile et auxquels je me laissais reprendre.

« Cette fois tout était à jamais brisé. Je lui en expliquai les raisons dans une lettre qu’elle reçut après mon départ.

« Et puis, Brewster était là, il y mit beaucoup du sien et sut calmer mes scrupules. À la lettre, il m’enleva.

« Deux jours après, nous embarquions et, quand je foulai de nouveau le sol de la vieille Angleterre, feus l’impression que je venais d’échapper à un mortel danger.

« Quelques mois à peine s’étaient écoulés, quand je fis votre rencontre, chère petite aimée, et ce furent justement les qualités opposées au caractère de miss Dilkes qui me plurent en vous : franchise, loyauté, grâce modeste, ingénuité charmante.

« Tout en vous me plut : jusqu’à vos naïvetés de petite villageoise, vos boutades d’enfant si vite apaisées dans les larmes. Il m’était agréable de penser qu’après avoir été accepté comme par grâce par une fille de milliardaire, j’allais ouvrir aux yeux étonnés d’une enfant ignorante de la vie, les portes féeriques dus palais des Mille et une Nuits.

« Et je vous aimai de toute mon âme…

« Voilà, Phyllis, l’histoire véridique de ma malheureuse passion si vite née, si vite éteinte… car l’épreuve a été concluante. J’ai revu miss Dilkes et la seule impression qu’elle ait faite sur mon esprit a été celle d’une répulsion invincible. Elle me rappelait le temps le plus malheureux de ma vie.

« Mais je connais trop sa nature vindicative et violente pour ne pas tout craindre de son voisinage de Strangemore.

« C’est pourquoi, lorsque j’appris l’arrivée d’une Américaine à l’hôtel de Carston, d’après la description que l’on m’en fit, je crus la reconnaître, et je volai vers vous, craignant déjà qu’un malheur ne fut arrivé. Je m’excuse, ma chérie, de la façon très peu gracieuse dont je vous enlevai du skating ce jour-là ; il me semblait que mon bien le plus précieux était en grand péril.

« Et c’est aussi pour vous mettre à l’abri de ses emportements que je consentis à la voir en cachette, cherchant toujours à la décider à partir, et espérant y réussir.

« Ah ! j’aurais dû écouter ma première impulsion qui était de vous emmener au loin, de nous cacher tous deux jusqu’à ce que le pays fût débarrassé de cette présence odieuse.

« Mais pendant les derniers jours de notre vie commune vous aviez l’air si confiante, si heureuse… Je reculais de jour en jour craignant de toucher à notre bonheur lorsque… vous savez la suite ! Je crois que si j’étais rentré à cet instant, pendant qu’elle vous affolait de frayeur, je n’aurais pu m’empêcher de l’étrangler…

« Pauvre, pauvre chérie ! Combien il a fallu que vous fussiez arrivée au dernier degré de la terreur pour que vous vous soyez sauvée ainsi, toute seule et désespérée dans la nuit !

« Phyllis, si en tout ceci j’ai mal agi, si j’ai manqué de confiance envers vous et si vous m’en voulez encore, chère âme, j’implore votre pardon ?

« Mais, pour l’amour du ciel, ne me rejetez pas loin de vous. Laissez-moi le droit d’entrer et de vous soigner.

« Je vous aimerai tant que vous guérirez tout de suite, puis je vous enlèverai et nous partirons pour le continent.

« Je vous fais porter cette lettre par Tynon. À partir de ce soir je me confine pour un mois entre les murs de Strangemore dont les gardes ont reçu une consigne sévère. Ici, j’attendrai votre réponse.

« Si elle ne vient jamais — ce que je ne puis me résigner à croire — dans un mois je fuis ce pays ainsi que la femme qui me l’a fait prendre en horreur, et je pars pour de longs voyages, vous débarrassant de ma présence…

« Ainsi, Phyllis, décidez, mon sort est entre vos mains.

« À bientôt, je veux l’espérer, toutes mes tendresses et mon cœur meurtri à vos pieds.

« Mark. »

Au dernier mot je laissai retomber mon front sur la lettre, puis je baisai longuement la signature.

Il m’aimait toujours ! Enfin, j’étais convaincue de son amour inaltérable, et cette horrible femme n’était plus rien pour lui.

Oh ! Mark ! J’ai été insensée de douter de vous !

Quelles angoisses je nous aurais épargnées, à vous et à moi, si j’avais eu moi-même un peu plus de confiance et si je n’avais pas laissé une sotte jalousie m’aveugler au point de me faire commettre la sottise de vous fuir…

Soudain, un flot de larmes vint me soulager.

Mais celles-ci n’avaient pas l’amertume des premières que j’avais versées ; malgré tout je me répétais :

« Il m’aime ! il m’aime ! »

Et la joie de posséder son amour tempérait ma douleur d’être séparée de lui.

La mauvaise chance s’en était mêlée, aussi !

Penser que cette lettre avait dormi tout un long mois dans ce tiroir, que je n’aurais eu que la main il étendre, un geste à faire pour la décacheter et ne l’avais point fait !

Et sir Garlyle avait attendu pour venir me trouver que mon mari se trouvât dans le train qui l’emportait. Il était sûr alors que nous ne pourrions avoir d’explication. Le traître !

Ce matin, m’étant expliquée avec mère et lui ayant montré la lettre de Mark, je pleurai encore, doucement, appuyée à son épaule.

Elle caressa mes cheveux qui sont sa gloire et me dit :

— Ton père et le docteur avaient raison, après tout, il n’était pas si coupable que nous le croyions. Vois-tu, ma petite fille, qu’il est toujours dangereux de juger hâtivement. Mon Dieu, il y a bien un peu de ma faute là-dedans, j’aurais dû le recevoir, mais tu m’étais arrivée dans un tel état que je craignais tout pour toi. Le docteur m’a fait peur, et tu ne voulais même pas entendre son nom.

— Oh ! mère, ne vous accusez pas ! Vous avez agi pour le mieux ; si je n’étais pas partie comme une folle et une enfant que je suis, Mark et moi nous serions expliqués et tout eût été fini. Maintenant, il est parti !

— Oh ! pas pour toujours ! s’écria mère, et qui sait ? peut-être qu’à Strangemore il a laissé une adresse, tu écrirais…

— Oh ! oui, fis-je, sautant sur mes pieds, et essuyant mes larmes, mère, je vais y aller avant le déjeuner.

— Sois prudente, Phyllis, si tu allais rencontrer cette autre personne : l’horrible créature.

— Ce n’est pas une horrible créature, elle est très belle, répondis-je, épinglant mon chapeau en hâte, mais maintenant, je ne la crains plus : je la dédaigne !

Et là-dessus, avec un petit rire, — le premier depuis si longtemps, — je partis ayant embrassé mère de toutes mes forces.

« Comme mon bon curé connaît la vie, pensai-je, en foulant les feuilles du bois de mon pas vif, les voies de Dieu sont vraiment impénétrables. Ainsi je n’ai pas eu besoin de passer par la résignation pour en venir à l’espérance. Maintenant je crois, j’espère, ma vie n’est plus un trou affreux, une suite de jours mornes, le beau temps reviendra, le soleil de « son » regard réchauffera mon cœur… il reviendra ! »

Et je courais presque, le long de la rivière.

Jamais les bois de Strangemore ne m’ont paru plus beaux, plus solitaires, plus parfumés de l’odeur de la terre, des fleurs, des mousses et des feuilles…

Mai commence, le mois joli du renouveau et tout chante aussi le renouveau en moi-même.

Il m’aime ! il reviendra !

Mes pas ailés me conduisirent en moins d’une heure à la grille du château.

Elle était verrouillée. La bâtisse immense, que j’aperçus de loin, me fit l’effet d’être aveugle avec toutes ses fenêtres fermées. Pas de fleurs aux balcons, portes closes.

À mon coup de sonnette, Bridge ne sortit même point du cottage, il se contenta de crier d’une voix bourrue :

— C’est fermé, on n’entre pas.

Je criai très fort :

— Bridge, Bridge, ouvrez-moi !

Il parut presque aussitôt et je l’entendis marmonner :

— Dieu me pardonne ! On dirait la voix de Madame. Quand il m’aperçut à travers les barreaux, le brave homme ôta son bonnet et resta bouche bée, sans un mot.

— Eh bien ! dis-je en secouant la petite porte, ouvrez vite, Bridge, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Si, Madame, bien sûr ! Mais pas la petite porte, Madame. La grande porte, la grande porte !

Bien que ce fût un retard de cinq minutes, je ne voulus pas le priver du plaisir d’ouvrir l’immense grille devant ma fluette personne et je la passai triomphalement, tandis que le bonhomme, incliné très bas, saluait.

J’allai trouver l’entrée du vestibule par lequel j’étais partie.

C’était ouvert, j’y entrai sans bruit.

Du côté de l’office et des cuisines me parvinrent des voix animées, les gros rires des cochers et valets et les accents plus aigus des femmes, mêlés à des cliquetis de verres.

On fêtait agréablement le départ des maîtres. Je sonnai.

Un temps assez long se passa, puis Anna parut, rouge, embarrassée, et visiblement ahurie de me voir :

— Madame a sonné ?

— Oui, dis-je d’un ton très naturel. Je désirerais voir Tynon.

— Tynon n’est plus ici, madame, dit cette fille en me dévisageant avec un air d’insolence, il n’y est plus pour longtemps, il est parti avec Monsieur.

Je la regardai tranquillement, sans me démonter.

— Bien. Faites venir Mrs. Hedgins.

La femme de charge entra peu après.

Mrs. Hedgins fit une grande révérence qui cassa aux plis son tablier de soie noire.

— Enfin, ma chère dame, s’écria-t-elle en joignant les mains, vous voici revenue ! Un jour trop tard !

— Oui, un jour trop tard, répétai-je. Mais vous saurez peut-être où il est allé ?

— Hélas ! Madame, personne ne le sait. Monsieur était tombé dans la neurasthénie depuis le départ de Madame ; personne ne pouvait lui parler, sauf Tynon, et encore !… Nous savons que Monsieur est allé sur le continent, c’est tout… Il a dû s’embarquer hier. Et il a donné des ordres comme s’il ne devait pas revenir.

Je poussai un soupir que l’excellente femme interpréta à sa manière, car, en relevant les yeux, je vis les siens fixés sur moi avec une sincère sympathie.

— Personne n’est venu en mon absence ? demandai-je avec hésitation.

— Pardon. Sir Garlyle est venu hier et il a causé longuement avec Monsieur.

— Je le savais. Mais… personne d’autre ?

La vieille femme lut sur mon visage le sens de mes paroles.

— Non, Madame, dit-elle baissant un peu la voix, la « personne » n’a pas pu revenir ici. Ce n’est pas qu’elle ne l’ait point essayé ; on l’a encore vue rôder autour du parc, mais Bridge et ses chiens ont fait bonne garde. Bridge, comme moi, est tout dévoué à Madame… et la « personne » n’a pas pu entrer.

J’eus un sourire content, tandis que Mrs. Hedgins frottait lentement ses mains sèches l’une contre l’autre.

— Eh bien, que se passe-t-il ici depuis mon départ ? demandai-je un moment après.

— Oh ! Madame, c’est une pitié quand la maîtresse de maison n’y est pas ! Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à les gouverner ! Anna est une mauvaise langue qui monte la tête à Thomas et à la cuisinière, je n’en puis venir à bout, et puis il y a un coulage… Ce serait bon, vraiment, si Madame se montrait quelquefois.

— Oui, je viendrai de temps en temps. Et pour commencer, mistress Jane, vous ferez leur compte à Anna et à Thomas. Ils partiront.

— Bien, Madame.

— Gardez la cuisinière, parce que sa cuisine est bonne. Elle se calmera après le départ des autres. Ne cherchez pas d’autre femme de chambre, ni d’autre valet de pied pour le moment. Nous verrons plus tard. Est-ce que M. Carrington a donné des instructions à l’intendant, M. Foster ?

— Non, Madame, presque rien. Il a dit avant de partir que s’il rentrait de l’argent des fermages, on l’envoie au banquier, à Londres. C’est tout.

— Vous direz à M. Foster qu’il vienne chaque semaine ici, le lundi matin, comme par le passé. Je le recevrai dans le cabinet, à la place de mon mari.

Je me levai avec un grand air de dignité et je m’aperçus que la femme de charge me regardait d’un air ému, sans pouvoir prononcer un mot.

— Vous direz aussi au jardinier qu’il apporte ses comptes. Je le recevrai après M. Foster. S’il y a quelque chose à faire au sujet des chevaux, le premier cocher pourra me parler également. Au revoir, chère mistress Hedgins, soignez-vous bien ! Voulez-vous avoir l’obligeance de sonner pour qu’on attelle mes poneys ?

Quelques minutes plus tard, je descendais l’avenue au trot de mes poneys. Ils avaient été fort privés d’exercice et ils tiraient sur les guides. Derrière moi se tenait le petit groom Jack que j’avais l’intention de garder à Summerleas avec l’attelage.

J’arrivais à la jonction des chemins de Carston et de Summerleas quand je vis arriver en face de moi, venant de Carston, une automobile qu’une femme conduisait elle-même.

Elle m’avait reconnue avant que je ne la visse ; c’était miss Dilkes, accompagnée seulement d’un domestique de l’hôtel.

Au lieu de poursuivre son chemin sur le côté de la route, comprenant que j’allais m’engager sur Summerleas dont je me trouvais à peine à cinquante mètres, elle me « coupa », c’est-à-dire qu’un brusque coup de volant amena l’auto presque sous le nez des poneys.

Ils se cabrèrent, effrayés déjà par les appels du groom qui criait à l’auto de se garer.

Malgré le danger pressant, je levai les yeux et rencontrai le regard effrayant de l’Américaine. Elle s’écria :

— Ah ! ah ! C’est la petite poupée anglaise. La poupée que j’ai brisée !

Elle se rapprochait toujours. Je levai mon fouet, folle de colère.

Jack, sautant à terre, se jeta aux naseaux des bêtes.

Frémissante sous l’insulte, j’allais frapper mon ennemie, quand…

L’automobile fit demi-tour, j’entendis un rire insolent et tout disparut dans un nuage de poussière sur la route de la station. Au loin un train siffla.

J’eus le temps d’apercevoir une énorme malle attachée à l’arrière de l’auto avec des courroies : elle partait !

Miss Dilkes me disait son dernier adieu.

Il fallut un bon moment pour faire entendre raison aux poneys, affolés de frayeur. Quand je les crus assez calmés, je les fis galoper un mille ou deux sur la grand’route puis les ramenai haletants, mais assagis, et tournai sans encombre dans l’avenue de la maison.

— Quelles nouvelles ? me demanda mère avec anxiété.

— Personne ne sait où il est allé, mère ? fis-je tristement.

— Nous l’apprendrons quelque jour, ma chérie, en attendant tu n’es pas malheureuse auprès de moi. Maintenant que tous nos enfants sont partis, tu seras ma consolation.

— Nous nous consolerons l’une l’autre, mère chérie, dis-je en l’embrassant, mais vraiment… vous ne croyez pas que ce sera éternel ? Et puis… oh ! j’oubliais de vous dire ; miss Dilkes est partie ! Partie pour tout à fait.

Je racontai l’incident de la route dans tous ses détails.

— Dieu soit loué ! s’écria maman avec ferveur. Nous allons pouvoir respirer à l’aise. Tu ne pouvais m’apprendre de meilleure nouvelle.