Physiologie du Mariage/07

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 405-417).

MÉDITATION VII.

DE LA LUNE DE MIEL.

Si nos premières Méditations prouvent qu’il est presque impossible à une femme mariée de rester vertueuse en France, le dénombrement des célibataires et des prédestinés, nos remarques sur l’éducation des filles et notre examen rapide des difficultés que comporte le choix d’une femme, expliquent jusqu’à un certain point cette fragilité nationale. Ainsi, après avoir accusé franchement la sourde maladie par laquelle l’état social est travaillé, nous en avons cherché les causes dans l’imperfection des lois, dans l’inconséquence des mœurs, dans l’incapacité des esprits, dans les contradictions de nos habitudes. Un seul fait reste à observer : l’invasion du mal.

Nous arrivons à ce premier principe en abordant les hautes questions renfermées dans la Lune de Miel ; et, de même que nous y trouverons le point de départ de tous les phénomènes conjugaux, elle nous offrira le brillant chaînon auquel viendront se rattacher nos observations, nos axiomes, nos problèmes, anneaux semés à dessein au travers des sages folies débitées par nos Méditations babillardes. La Lune de Miel sera, pour ainsi dire, l’apogée de l’analyse à laquelle nous devions nous livrer avant de mettre aux prises nos deux champions imaginaires.

Cette expression, Lune de Miel, est un anglicisme qui passera dans toutes les langues, tant elle dépeint avec grâce la nuptiale saison, si fugitive, pendant laquelle la vie n’est que douceur et ravissement ; elle restera comme restent les illusions et les erreurs, car elle est le plus odieux de tous les mensonges. Si elle se présente comme une nymphe couronnée de fleurs fraîches, caressante comme une sirène, c’est qu’elle est le malheur même ; et le malheur arrive, la plupart du temps, en folâtrant.

Les époux destinés à s’aimer pendant toute leur vie ne conçoivent pas la Lune de Miel ; pour eux, elle n’existe pas, ou plutôt elle existe toujours : ils sont comme ces immortels qui ne comprenaient pas la mort. Mais ce bonheur est en dehors de notre livre ; et, pour nos lecteurs, le mariage est sous l’influence de deux lunes : la Lune de Miel, la Lune Rousse. Cette dernière est terminée par une révolution qui la change en un croissant ; et, quand il luit sur un ménage, c’est pour l’éternité.

Comment la Lune de Miel peut-elle éclairer deux êtres qui ne doivent pas s’aimer ?

Comment se couche-t-elle quand une fois elle s’est levée ?…

Tous les ménages ont-ils leur lune de miel ?

Procédons par ordre pour résoudre ces trois questions.

L’admirable éducation que nous donnons aux filles et les prudents usages sous la loi desquels les hommes se marient vont porter ici tous leurs fruits. Examinons les circonstances dont sont précédés et accompagnés les mariages les moins malheureux.

Nos mœurs développent chez la jeune fille dont vous faites votre femme une curiosité naturellement excessive ; mais comme les mères se piquent en France de mettre tous les jours leurs filles au feu sans souffrir qu’elles se brûlent, cette curiosité n’a plus de bornes.

Une ignorance profonde des mystères du mariage dérobe, à cette créature aussi naïve que rusée, la connaissance des périls dont il est suivi ; et, le mariage lui étant sans cesse présenté comme une époque de tyrannie et de liberté, de jouissances et de souveraineté, ses désirs s’augmentent de tous les intérêts de l’existence à satisfaire : pour elle, se marier, c’est être appelée du néant à la vie.

Si elle a, en elle, le sentiment du bonheur, la religion, la morale, les lois et sa mère lui ont mille fois répété que ce bonheur ne peut venir que de vous.

L’obéissance est toujours une nécessité chez elle, si elle n’est pas vertu ; car elle attend tout de vous : d’abord les sociétés consacrent l’esclavage de la femme, mais elle ne forme même pas le souhait de s’affranchir, car elle se sent faible, timide et ignorante.

À moins d’une erreur due au hasard ou d’une répugnance que vous seriez impardonnable de n’avoir pas devinée, elle doit chercher à vous plaire ; elle ne vous connaît pas.

Enfin, pour faciliter votre beau triomphe, vous la prenez au moment où la nature sollicite souvent avec énergie les plaisirs dont vous êtes le dispensateur. Comme saint Pierre, vous tenez la clef du Paradis.

Je le demande à toute créature raisonnable, un démon rassemblerait-il autour d’un ange dont il aurait juré la perte les éléments de son malheur avec autant de sollicitude que les bonnes mœurs en mettent à conspirer le malheur d’un mari ?… N’êtes-vous pas comme un roi entouré de flatteurs ?

Livrée avec toutes ses ignorances et ses désirs à un homme qui, même amoureux, ne peut et ne doit pas connaître ses mœurs secrètes et délicates, cette jeune fille ne sera-t-elle pas honteusement passive, soumise et complaisante pendant tout le temps que sa jeune imagination lui persuadera d’attendre le plaisir ou le bonheur jusqu’à un lendemain qui n’arrive jamais ?

Dans cette situation bizarre où les lois sociales et celles de la nature sont aux prises, une jeune fille obéit, s’abandonne, souffre et se tait par intérêt pour elle-même. Son obéissance est une spéculation ; sa complaisance, un espoir ; son dévouement, une sorte de vocation dont vous profitez ; et son silence est générosité. Elle sera victime de vos caprices tant qu’elle ne les comprendra pas ; elle souffrira de votre caractère jusqu’à ce qu’elle l’ait étudié ; elle se sacrifiera sans aimer, parce qu’elle croit au semblant de passion que vous donne le premier moment de sa possession ; elle ne se taira plus le jour où elle aura reconnu l’inutilité de ses sacrifices.

Alors, un matin arrive où tous les contre-sens qui ont présidé à cette union se relèvent comme des branches un moment ployées sous un poids par degrés allégé. Vous avez pris pour de l’amour l’existence négative d’une jeune fille qui attendait le bonheur, qui volait au-devant de vos désirs dans l’espérance que vous iriez au-devant des siens, et qui n’osait se plaindre des malheurs secrets dont elle s’accusait la première. Quel homme ne serait pas la dupe d’une déception préparée de si loin, et de laquelle une jeune femme est innocente, complice et victime ? Il faudrait être un Dieu pour échapper à la fascination dont vous êtes entouré par la nature et la société. Tout n’est-il pas piège autour de vous et en vous ? car, pour être heureux, ne serait-il pas nécessaire de vous défendre des impétueux désirs de vos sens ? Où est, pour les contenir, cette barrière puissante qu’élève la main légère d’une femme à laquelle on veut plaire, parce qu’on ne la possède pas encore ?… Aussi, avez-vous fait parader et défiler vos troupes quand il n’y avait personne aux fenêtres ; avez-vous tiré un feu d’artifice dont la carcasse reste seule au moment où votre convive se présente pour le voir. Votre femme était devant les plaisirs du mariage comme un Mohican à l’opéra : l’instituteur est ennuyé quand le Sauvage commence à comprendre.


LVI.

En ménage, le moment où deux cœurs peuvent s’entendre est aussi rapide qu’un éclair, et ne revient plus quand il a fui.




Ce premier essai de la vie à deux, pendant lequel une femme est encouragée par l’espérance du bonheur, par le sentiment encore neuf de ses devoirs d’épouse, par le désir de plaire, par la vertu si persuasive au moment où elle montre l’amour d’accord avec le devoir, se nomme la Lune de Miel. Comment peut-elle durer long-temps entre deux êtres qui s’associent pour la vie entière, sans se connaître parfaitement ? S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que les déplorables absurdités accumulées par nos mœurs autour d’un lit nuptial fassent éclore si peu de haines !…

Mais que l’existence du sage soit un ruisseau paisible, et que celle du prodigue soit un torrent ; que l’enfant dont les mains imprudentes ont effeuillé toutes les roses sur son chemin ne trouve plus que des épines au retour : que l’homme dont la folle jeunesse a dévoré un million ne puisse plus jouir, pendant sa vie, des quarante mille livres de rente que ce million lui eût données, c’est des vérités triviales si l’on songe à la morale, et neuves si l’on pense à la conduite de la plupart des hommes. Voyez-y les images vraies de toutes les Lunes de Miel ; c’est leur histoire, c’est le fait et non pas la cause.

Mais, que des hommes doués d’une certaine puissance de pensée par une éducation privilégiée, habitués à des combinaisons profondes pour briller, soit en politique, soit en littérature, dans les arts, dans le commerce ou dans la vie privée, se marient tous avec l’intention d’être heureux, de gouverner une femme p ar l’amour ou par la force, et tombent tous dans le même piége, deviennent des sots après avoir joui d’un certain bonheur pendant un certain temps, il y a certes là un problème dont la solution réside plutôt dans des profondeurs inconnues de l’âme humaine, que dans les espèces de vérités physiques par lesquelles nous avons déjà tâché d’expliquer quelques-uns de ces phénomènes. La périlleuse recherche des lois secrètes, que presque tous les hommes doivent violer à leur insu en cette circonstance, offre encore assez de gloire à celui qui échouerait dans cette entreprise pour que nous tentions l’aventure. Essayons donc.

Malgré tout ce que les sots ont à dire sur la difficulté qu’ils trouvent à expliquer l’amour, il a des principes aussi infaillibles que ceux de la géométrie ; mais chaque caractère les modifiant à son gré, nous l’accusons des caprices créés par nos innombrables organisations. S’il nous était permis de ne voir que les effets si variés de la lumière, sans en apercevoir le principe, bien des esprits refuseraient de croire à la marche du soleil et à son unité. Aussi, les aveugles peuvent-ils crier à leur aise ; je me vante, comme Socrate, sans être aussi sage que lui, de ne savoir que l’amour, et, je vais essayer de déduire quelques-uns de ses préceptes, pour éviter aux gens mariés ou à marier la peine de se creuser la cervelle, ils en atteindraient trop promptement le fond.

Or, toutes nos observations précédentes se résolvent à une seule proposition qui peut être considérée comme le dernier terme ou le premier, si l’on veut, de cette secrète théorie de l’amour, qui finirait par vous ennuyer si nous ne la terminions pas promptement. Ce principe est contenu dans la formule suivante :


LVII.

Entre deux êtres susceptibles d’amour, la durée de la passion est en raison de la résistance primitive de la femme, ou des obstacles que les hasards sociaux mettent à votre bonheur.




Si l’on ne vous laisse désirer qu’un jour, votre amour ne durera peut-être pas trois nuits. Où faut-il chercher les causes de cette loi ? je ne sais. Si nous voulons porter nos regards autour de nous, les preuves de cette règle abondent : dans le système végétal, les plantes qui restent le plus de temps à croître sont cel les auxquelles est promise la plus longue existence ; dans l’ordre moral, les ouvrages faits hier meurent demain ; dans l’ordre physique, le sein qui enfreint les lois de la gestation livre un fruit mort. En tout, une œuvre de durée est long-temps couvée par le temps. Un long avenir demande un long passé. Si l’amour est un enfant, la passion est un homme. Cette loi générale, qui régit la nature, les êtres, et les sentiments, est précisément celle que tous les mariages enfreignent, ainsi que nous l’avons démontré. Ce principe a créé les fables amoureuses de notre moyen âge : les Amadis, les Lancelot, les Tristan des fabliaux, dont la constance en amour paraît fabuleuse à juste titre, sont les allégories de cette mythologie nationale que notre imitation de la littérature grecque a tuée dans sa fleur. Ces figures gracieuses dessinées par l’imagination des trouvères consacraient cette vérité.


LVIII.

Nous ne nous attachons d’une manière durable aux choses que d’après les soins, les travaux ou les désirs qu’elles nous ont coûté.




Tout ce que nos méditations nous ont révélé sur les causes de cette loi primordiale des amours, se réduit à l’axiome suivant, qui en est tout à la fois le principe et la conséquence.


LIX.

En toute chose l’on ne reçoit qu’en raison de ce que l’on donne.




Ce dernier principe est tellement évident par lui-même que nous n’essaierons pas de le démontrer. Nous n’y joindrons qu’une seule observation, qui ne nous paraît pas sans importance. Celui qui a dit : Tout est vrai et tout est faux, a proclamé un fait que l’esprit humain naturellement sophistique interprète à sa manière, car il semble vraiment que les choses humaines aient autant de facettes qu’il y a d’esprits qui les considèrent. Ce fait, le voici :

Il n’existe pas dans la création une loi qui ne soit balancée par une loi contraire : la vie en tout est résolue par l’équilibre de deux forces contendantes. Ainsi, dans le sujet qui no us occupe, en amour, il est certain que si vous donnez trop, vous ne recevrez pas assez. La mère qui laisse voir toute sa tendresse à ses enfants crée en eux l’ingratitude, l’ingratitude vient peut-être de l’impossibilité où l’on est de s’acquitter. La femme qui aime plus qu’elle n’est aimée sera nécessairement tyrannisée. L’amour durable est celui qui tient toujours les forces de deux êtres en équilibre. Or, cet équilibre peut toujours s’établir : celui des deux qui aime le plus doit rester dans la sphère de celui qui aime le moins. Et n’est-ce pas, après tout, le plus doux sacrifice que puisse faire une âme aimante, si tant est que l’amour s’accommode de cette inégalité ?

Quel sentiment d’admiration ne s’élève-t-il pas dans l’âme du philosophe, en découvrant qu’il n’y a peut-être qu’un seul principe dans le monde comme il n’y a qu’un Dieu, et que nos idées et nos affections sont soumises aux mêmes lois qui font mouvoir le soleil, éclore les fleurs et vivre l’univers !…

Peut-être faut-il chercher dans cette métaphysique de l’amour les raisons de la proposition suivante, qui jette les plus vives lumières sur la question des Lunes de Miel et des Lunes Rousses.


THÉORÈME.

L’homme va de l’aversion à l’amour ; mais, quand il a commencé par aimer et qu’il arrive à l’aversion, il ne revient jamais à l’amour.




Dans certaines organisations humaines, les sentiments sont incomplets comme la pensée peut l’être dans quelques imaginations stériles. Ainsi de même que les esprits sont doués de la facilité de saisir les rapports existants entre les choses sans en tirer de conclusion ; de la faculté de saisir chaque rapport séparément sans les réunir, de la force de voir, de comparer et d’exprimer ; de même les âmes peuvent concevoir les sentiments d’une manière imparfaite. Le talent, en amour comme en tout autre art, consiste dans la réunion de la puissance de concevoir et de celle d’exécuter. Le monde est plein de gens qui chantent des airs sans ritournelle, qui ont des quarts d’idée comme des quarts de sentiment, et qui ne coordonnent pas plus les mouvements de leurs affections que leurs pensées. C’est, en un mot, des êtres incomplets. Unissez une belle intelligence à une intelligence manquée, vous préparez un malheur ; car il faut que l’équilibre se retrouve en tout.

Nous laissons aux philosophes de boudoir et aux sages d’arrière-boutique le plaisir de chercher les mille manières par lesquelles les tempéraments, les esprits, les situations sociales et la fortune rompent les équilibres, et nous allons examiner la dernière cause qui influe sur le coucher des Lunes de Miel et le lever des Lunes Rousses.

Il y a dans la vie un principe plus puissant que la vie elle-même. C’est un mouvement dont la rapidité procède d’une impulsion inconnue. L’homme n’est pas plus dans le secret de ce tournoiement que la terre n’est initiée aux causes de sa rotation. Ce je ne sais quoi, que j’appellerais volontiers le courant de la vie, emporte nos pensées les plus chères, use la volonté du plus grand nombre, et nous entraîne tous malgré nous. Ainsi, un homme plein de bon sens, qui ne manquera même pas à payer ses billets, s’il est négociant, ayant pu éviter la mort, ou, chose plus cruelle peut-être ! une maladie, par l’observation d’une pratique facile, mais quotidienne, est bien et dûment cloué entre quatre planches, après s’être dit tous les soirs : — « Oh ! demain, je n’oublierai pas mes pastilles ! » Comment expliquer cette étrange fascination qui domine toutes les choses de la vie ? est-ce défaut d’énergie ? les hommes les plus puissants de volonté y sont soumis ; est-ce défaut de mémoire ? les gens qui possèdent cette faculté au plus haut degré y sont sujets.

Ce fait que chacun a pu reconnaître en son voisin est une des causes qui excluent la plupart des maris de la Lune de Miel. L’homme le plus sage, celui qui aurait échappé à tous les écueils que nous avons déjà signalés, n’évite quelquefois pas les piéges qu’il s’est ainsi tendus à lui-même.

Je me suis aperçu que l’homme en agissait avec le mariage et ses dangers à peu près comme avec les perruques ; et peut-être est-ce une formule pour la vie humaine que les phases suivantes de la pensée à l’endroit de la perruque.

PREMIÈRE ÉPOQUE. — Est-ce que j’aurai jamais les cheveux blancs ?

DEUXIÈME ÉPOQUE. — En tout cas, si j’ai des cheveux blancs, je ne porterai jamais de perruque : Dieu ! que c’est laid une perruque !

Un matin, vous entendez une jeune voix que l’amour a fait vibrer plus de fois qu’il ne l’a éteinte, s’écriant : — Comment, tu as un cheveu blanc !…

TROISIÈME ÉPOQUE. —  Pourquoi ne pas avoir une perruque bien faite qui tromperait complétement les gens ? Il y a je ne sais quel mérite à duper tout le monde ; puis, une perruque tient chaud, elle empêche les rhumes, etc.

QUATRIÈME ÉPOQUE. — La perruque est si adroitement mise que vous attrapez tous ceux qui ne vous connaissent pas.

La perruque vous préoccupe, et l’amour-propre vous rend tous les matins le rival des plus habiles coiffeurs.

CINQUIÈME ÉPOQUE. — La perruque négligée. — Dieu ! que c’est ennuyeux d’avoir à se découvrir la tête tous les soirs, à la bichonner tous les matins !

SIXIÈME ÉPOQUE. — La perruque laisse passer quelques cheveux blancs ; elle vacille, et l’observateur aperçoit sur votre nuque une ligne blanche qui forme un contraste avec les nuances plus foncées de la perruque circulairement retroussée par le col de votre habit.

SEPTIÈME ÉPOQUE. — La perruque ressemble à du chiendent, et (passez-moi l’expression) vous vous moquez de votre perruque !…

— Monsieur, me dit une des puissantes intelligences féminines qui ont daigné m’éclairer sur quelques-uns des passages les plus obscurs de mon livre, qu’entendez-vous par cette perruque ?…

— Madame, répondis-je, quand un homme tombe dans l’indifférence à l’endroit de la perruque, il est… il est… ce que votre mari n’est probablement pas.

— Mais, mon mari n’est pas… (Elle chercha.) Il n’est pas… aimable ; il n’est pas… très-bien portant ; il n’est pas… d’une humeur égale ; il n’est pas…

— Alors, madame, il serait donc indifférent à la perruque.

Nous nous regardâmes, elle avec une dignité assez bien jouée, moi avec un imperceptible sourire. — Je vois, dis-je, qu’il faut singulièrement respecter les oreilles du petit sexe, car c’est la seule chose qu’il ait de chaste. Je pris l’attitude d’un homme qui a quelque chose d’important à révéler, et la belle dame baissa les yeux comme si elle se doutait d’avoir à rougir pendant ce discours.

— Madame, aujourd’hui l’on ne pendrait pas un ministre, comme jadis, pour un oui ou un non ; un Châteaubriand ne torturerait guère Françoise de Foix, et nous ne portons plus au côté une longue épée prête à venger l’injure. Or, dans un siècle où la civilisation a fait des progrès si rapides, où l’on nous apprend la moindre science en vingt-quatre leçons, tout a dû suivre cet élan vers la perfection. Nous ne pouvons donc plus parler la langue mâle, rude et grossière de nos ancêtres. L’âge dans lequel on fabrique des tissus si fins, si brillants, des meubles si élégants, des porcelaines si riches, devait être l’âge des périphrases et des circonlocutions. Il faut donc essayer de forger quelque mot nouveau pour remplacer la comique expression dont s’est servi Molière ; puisque, comme a dit un auteur contemporain, le langage de ce grand homme est trop libre pour les dames qui trouvent la gaze trop épaisse pour leurs vêtements. Maintenant les gens du monde n’ignorent pas plus que les savants le goût inné des Grecs pour les mystères. Cette poétique nation avait su empreindre de teintes fabuleuses les antiques traditions de son histoire. À la voix de ses rapsodes, tout ensemble poètes et romanciers, les rois devenaient des dieux, et leurs aventures galantes se transformaient en d’immortelles allégories. Selon M. Chompré, licencié en droit, auteur classique du Dictionnaire de Mythologie, le Labyrinthe était « un enclos planté de bois et orné de bâtiments disposés de telle façon que quand un jeune homme y était entré une fois, il ne pouvait plus en trouver la sortie. » Çà et là quelques bocages fleuris s’offraient à sa vue, mais au milieu d’une multitude d’allées qui se croisaient dans tous les sens et présentaient toujours à l’œil une route uniforme ; parmi les ronces, les rochers et les épines, le patient avait à combattre un animal nommé le Minotaure. Or, madame, si vous voulez me faire l’honneur de vous souvenir que le Minotaure était, de toutes les bêtes cornues, celle que la mythologie nous signale comme la plus dangereuse ; que, pour se soustraire aux ravages qu’il faisait, les Athéniens s’étaient abonnés à lui livrer, bon an, mal an, cinquante vierges ; vous ne partagerez pas l’erreur de ce bon M. Chompré, qui ne voit là qu’un jardin anglais ; et vous reconnaîtrez dans cette fable ingénieuse une allégorie délicate, ou, disons mieux, une image fidèle et terrible des dangers du mariage. Les peintures récemment découvertes à Herculanum ont achevé de prouver cette opinion. En effet, les savants avaient cru long-temps, d’après quelques auteurs, que le minotaure était un animal moitié homme, moitié taureau ; mais la cinquième planche des anciennes peintures d’Herculanum nous représente ce monstre allégorique avec le corps entier d’un homme, à la réserve d’une tête de taureau ; et, pour enlever toute espèce de doute, il est abattu aux pieds de Thésée. Eh ! bien, madame, pourquoi ne demanderions-nous pas à la mythologie de venir au secours de l’hypocrisie qui nous gagne et nous empêche de rire comme riaient nos pères ? Ainsi, lorsque dans le monde une jeune dame n’a pas très-bien su étendre le voile sous lequel une femme honnête couvre sa conduite, là où nos aïeux auraient rudement tout expliqué par un seul mot, vous, comme une foule de belles dames à réticences, vous vous contentez de dire : — « Ah ! oui, elle est fort aimable, mais… — Mais quoi ?.. — Mais elle est souvent bien inconséquente… » J’ai long-temps cherché, madame, le sens de ce dernier mot et surtout la figure de rhétorique par laquelle vous lui faisiez exprimer le contraire de ce qu’il signifie ; mes méditations ont été vaines. Vert-Vert a donc, le dernier, prononcé le mot de nos ancêtres, et encore s’est-il adressé, par malheur, à d’innocentes religieuses, dont les infidélités n’atteignaient en rien l’honneur des hommes. Quand une femme est inconséquente, le mari serait, selon moi, minotaurisé. Si le minotaurisé est un galant homme, s’il jouit d’une certaine estime, et beaucoup de maris méritent réellement d’être plaints, alors, en parlant de lui, vous dites encore d’une petite voix flûtée : « M. À… est un homme bien estimable, sa femme est fort jolie, mais on prétend qu’il n’est pas heureux dans son intérieur. » Ainsi, madame, l’homme estimable malheureux dans son intérieur, l’homme qui a une femme inconséquente, ou le mari minotaurisé, sont tout bonnement des maris à la façon de Molière. Hé ! bien, déesse du goût moderne, ces expressions vous semblent-elles d’une transparence assez chaste ?

— Ah ! mon Dieu, dit-elle en souriant, si la chose reste, qu’importe qu’elle soit exprimée en deux syllabes ou en cent ?

Elle me salua par une petite révérence ironique et disparut, allant sans doute rejoindre ces comtesses de préface et toutes ces créatures métaphoriques si souvent employées par les romanciers à retrouver ou à composer des manuscrits anciens.

Quant à vous, êtres moins nombreux et plus réels qui me lisez, si, parmi vous, il est quelques gens qui fassent cause commune avec mon champion conjugal, je vous avertis que vous ne deviendrez pas tout d’un coup malheureux dans votre intérieur. Un homme arrive à cette température conjugale par degrés et insensiblement. Beaucoup de maris sont même restés malheureux dans leur intérieur, toute leur vie, sans le savoir. Cette révolution domestique s’opère toujours d’après des règles certaines ; car les révolutions de la Lune de Miel sont aussi sûres que les phases de la lune du ciel et s’appliquent à tous les ménages ! n’avons-nous pas prouvé que la nature morale a ses lois, comme la nature physique ?

Votre jeune femme ne prendra jamais, comme nous l’avons dit ailleurs, un amant sans faire de sérieuses réflexions. Au moment où la Lune de Miel décroît, vous avez plutôt développé chez elle le sentiment du plaisir que vous ne l’avez satisfait ; vous lui avez ouvert le livre de vie, elle conçoit admirablement par le prosaïsme de votre facile amour la poésie qui doit résulter de l’accord des âmes et des voluptés. Comme un oiseau timide, épouvanté encore par le bruit d’une mousqueterie qui a cessé, elle avance la tête hors du nid, regarde autour d’elle, voit le monde ; et, tenant le mot de la charade que vous avez jouée, elle sent instinctivement le vide de votre passion languissante. Elle devine que ce n’est plus qu’avec un amant qu’elle pourra reconquérir le délicieux usage de son libre arbitre en amour.

Vous avez séché du bois vert pour un feu à venir.

Dans la situation où vous vous trouvez l’un et l’autre, il n’existe pas de femme, même la plus vertueuse, qui ne se soit trouvée digne d’une grande passion, qui ne l’ait rêvée, et qui ne croie être très-inflammable ; car il y a toujours de l’amour-propre à augmenter les forces d’un ennemi vaincu.

— Si le métier d’honnête femme n’était que périlleux, passe encore… me disait une vieille dame ; mais il ennuie, et je n’ai jamais rencontré de femme vertueuse qui ne pensât jouer en dupe.

Alors, et avant même qu’aucun amant ne se présente, une femme en discute pour ainsi dire la légalité ; elle subit un combat que se livrent en elle les devoirs, les lois, la religion et les désirs secrets d’une nature qui ne reçoit de frein que celui qu’elle s’impose. Là commence pour vous un ordre de choses tout nouveau ; là, se trouve le premier avertissement que la nature, cette indulgente et bonne mère, donne à toutes les créatures qui ont à courir quelque danger. La nature a mis au cou du minotaure une sonnette, comme à la queue de cet épouvantable serpent, l’effroi du voyageur. Alors se déclarent, dans votre femme, ce que nous appellerons les premiers symptômes, et malheur à qui n’a pas su les combattre ! ceux qui en nous lisant se souviendront de les avoir vus se manifestant jadis dans leur intérieur, peuvent passer à la conclusion de cet ouvrage, ils y trouveront des consolations.

Cette situation, dans laquelle un ménage reste plus ou moins long-temps, sera le point de départ de notre ouvrage, comme elle est le terme de nos observations générales. Un homme d’esprit doit savoir reconnaître les mystérieux indices, les signes imperceptibles, et les révélations involontaires qu’une femme laisse échapper alors ; car la Méditation suivante pourra tout au plus accuser les gros traits aux néophytes de la science sublime du mariage.