Physiologie du Mariage/30

La bibliothèque libre.
Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 610-616).

MÉDITATION XXX.

CONCLUSION.

Un homme de solitude, et qui se croyait le don de seconde vue, ayant dit au peuple d’Israël de le suivre sur une montagne pour y entendre la révélation de quelques mystères, se vit accompagné par une troupe qui tenait assez de place sur le chemin pour que son amour-propre en fût chatouillé, quoique prophète.

Mais comme sa montagne se trouvait à je ne sais quelle distance, il arriva qu’à la première poste un artisan se souvint qu’il devait livrer une paire de babouches à un duc et pair, une femme pensa que la bouillie de ses enfants était sur le feu, un publicain songea qu’il avait des métalliques à négocier, et ils s’en allèrent.

Un peu plus loin des amants restèrent sous des oliviers, en oubliant les discours du prophète ; car ils pensaient que la terre promise était là où ils s’arrêtaient, et la parole divine là où ils causaient ensemble.

Des obèses, chargés de ventres à la Sancho, et qui depuis un quart d’heure s’essuyaient le front avec leurs foulards, commencèrent à avoir soif, et restèrent auprès d’une claire fontaine.

Quelques anciens militaires se plaignirent des cors qui leur agaçaient les nerfs, et parlèrent d’Austerlitz à propos de bottes étroites.

À la seconde poste, quelques gens du monde se dirent à l’oreille : — Mais c’est un fou que ce prophète-là ?… — Est-ce que vous l’avez écouté ? — Moi ! je suis venu par curiosité. — Et moi, parce que j’ai vu qu’on le suivait (c’était un fashionable). — C’est un charlatan.

Le prophète marchait toujours. Mais, quand il fut arrivé sur le plateau d’où l’on découvrait un immense horizon, il se retourna, et ne vit auprès de lui qu’un pauvre Israélite auquel il aurait pu dire comme le prince de Ligne au méchant petit tambour bancroche qu’il trouva sur la place où il se croyait attendu par la garnison : — Eh ! bien ! messieurs les lecteurs, il paraît que vous n’êtes qu’un ?…

Homme de Dieu qui m’as suivi jusqu’ici !… j’espère qu’une petite récapitulation ne t’effraiera pas, et j’ai voyagé dans la conviction que tu te disais comme moi : — Où diable allons-nous ?…

— Eh ! bien, c’est ici le lieu de vous demander, mon respectable lecteur, quelle est votre opinion relativement au renouvellement du monopole des tabacs, et ce que vous pensez des impôts exorbitants mis sur les vins, sur le port d’armes, sur les jeux, sur la loterie, et sur les cartes à jouer, l’eau-de-vie, les savons, les cotons, et les soieries, etc.

— Je pense que tous ces impôts, entrant pour un tiers dans les revenus du budget, nous serions fort embarrassés si…

— De sorte, mon excellent mari-modèle, que si personne ne se grisait, ne jouait, ne prenait de tabac, ne chassait ; enfin si nous n’avions en France, ni vices, ni passions, ni maladies, l’État serait à deux doigts d’une banqueroute ; car il paraît que nos rentes sont hypothéquées sur la corruption publique, comme notre commerce ne vit que par le luxe. Si l’on veut y regarder d’un peu plus près, tous les impôts sont basés sur une maladie morale. En effet la plus grosse recette des domaines ne vient-elle pas des contrats d’assurances que chacun s’empresse de se constituer contre les mutations de sa bonne foi, de même que la fortune des gens de justice prend sa source dans les procès qu’on intente à cette foi jurée ! Et pour continuer cet examen philosophique, je verrais les gendarmes sans chevaux et sans culotte de peau, si tout le monde se tenait tranquille et s’il n’y avait ni imbéciles ni paresseux. Imposez donc la vertu ?… Eh ! bien, je pense qu’il y a plus de rapports qu’on ne le croit entre mes femmes honnêtes et le budget ; et je me charge de vous le démontrer si vous voulez me laisser finir mon livre comme il a commencé, par un petit essai de statistique. M’accorderez-vous qu’un amant doive mettre plus souvent des chemises blanches que n’en met, soit un mari, soit un célibataire inoccupé ? Cela me semble hors de doute. La différence qui existe entre un mari et un amant se voit à l’esprit seul de leur toilette. L’un est sans artifice, sa barbe reste souvent longue, et l’autre ne se montre jamais que sous les armes. Sterne a dit fort plaisamment que le livre de sa blanchisseuse était le mémoire le plus historique qu’il connût sur son Tristram Shandy ; et que, par le nombre de ses chemises, on pouvait deviner les endroits de son livre qui lui avaient le plus coûté à faire. Et ! bien, chez les amants, le registre du blanchisseur est l’historien le plus fidèle et le plus impartial qu’ils aient de leurs amours. En effet, une passion consomme une quantité prodigieuse de pèlerines, de cravates, de robes nécessitées par la coquetterie ; car il y a un immense prestige attaché à la blancheur des bas, à l’éclat d’une collerette et d’un canezou, aux plis artistement faits d’une chemise d’homme, à la grâce de sa cravate et de son col. Ceci explique l’endroit où j’ai dit de la femme honnête (Méditation II) : Elle passe sa vie à faire empeser ses robes. J’ai pris des renseignements auprès d’une dame afin de savoir à quelle somme on pouvait évaluer cette contribution imposée par l’amour, et je me souviens qu’après l’avoir fixée à cent francs par an pour une femme, elle me dit avec une sorte de bonhomie : — « Mais c’est selon le caractère des hommes, car il y en a qui sont plus gâcheurs les uns que les autres. » Néanmoins, après une discussion très-approfondie, où je stipulais pour les célibataires, et la dame pour son sexe, il fut convenu que, l’un portant l’autre, deux amants appartenant aux sphères sociales dont s’est occupé cet ouvrage doivent dépenser pour cet article, à eux deux, cent cinquante francs par an de plus qu’en temps de paix. Ce fut par un semblable traité amiable et longuement discuté que nous arrêtâmes aussi une différence collective de quatre cents francs entre le pied de guerre et le pied de paix relativement à toutes les parties du costume. Cet article fut même trouvé fort mesquin par toutes les puissances viriles et féminines que nous consultâmes. Les lumières qui nous furent apportées par quelques personnes pour nous éclairer sur ces matières délicates nous donnèrent l’idée de réunir dans un dîner quelques têtes savantes, afin d’être guidés par des opinions sages dans ces importantes recherches. L’assemblée eut lieu. Ce fut le verre à la main, et après de brillantes improvisations, que les chapitres suivants du budget de l’amour reçurent une sorte de sanction législative. La somme de cent francs fut allouée pour les commissionnaires et les voitures. Celle de cinquante écus parut très-raisonnable pour les petits pâtés que l’on mange en se promenant, pour les bouquets de violettes et les parties de spectacle. Une somme de deux cents francs fut reconnue nécessaire à la solde extraordinaire demandée par la bouche et les dîners chez les restaurateurs. Du moment où la dépense était admise, il fallait bien la couvrir par une recette. Ce fut dans cette discussion qu’un jeune chevau-léger (car le roi n’avait pas encore supprimé sa maison rouge à l’époque où cette transaction fut méditée), rendu presque ebriolus par le vin de champagne, fut rappelé à l’ordre pour avoir osé comparer les amants à des appareils distillatoires Mais un chapitre qui donna lieu aux plus violentes discussions, qui resta même ajourné pendant plusieurs semaines, et qui nécessita un rapport, fut celui des cadeaux. Dans la dernière séance, la délicate madame de D… opina la première ; et, par un discours plein de grâce et qui prouvait la noblesse de ses sentiments, elle essaya de démontrer que la plupart du temps les dons de l’amour n’avaient aucune valeur intrinsèque. L’auteur répondit qu’il n’y avait pas d’amants qui ne fissent faire leurs portraits. Une dame objecta que le portrait n’était qu’un premier capital, et qu’on avait toujours soin de se les redemander pour leur donner un nouveau cours. Mais tout à coup un gentilhomme provençal se leva pour prononcer une philippique contre les femmes. Il parla de l’incroyable faim qui dévore la plupart des amantes pour les fourrures, les pièces de satin, les étoffes, les bijoux et les meubles ; mais une dame l’interrompit en lui demandant si madame d’Ô… y, son amie intime, ne lui avait pas déjà payé deux fois ses dettes. — Vous vous trompez, madame, reprit le Provençal, c’est son mari. — L’orateur est rappelé à l’ordre, s’écria le président, et condamné à festoyer toute l’assemblée, pour s’être servi du mot mari. Le Provençal fut complétement réfuté par une dame qui tâcha de prouver que les femmes avaient beaucoup plus de dévouement en amour que les hommes ; que les amants coûtent fort cher, et qu’une femme honnête se trouverait très-heureuse de s’en tirer avec eux pour deux mille francs seulement par an. La discussion allait dégénérer en personnalités, quand on demanda le scrutin. Les conclusions de la commission furent adoptées. Ces conclusions portaient en substance que la somme des cadeaux annuels serait évaluée, entre amants, à cinq cents francs, mais que dans ce chiffre seraient également compris : 1º L’argent des parties de campagne ; 2º les dépenses pharmaceutiques occasionnées par les rhumes que l’on gagnait le soir en se promenant dans les allées trop humides des parcs, ou en sortant du spectacle, et qui constituaient de véritables cadeaux ; 3º les ports de lettres et les frais de chancellerie ; 4º les voyages et toutes les dépenses généralement quelconques dont le détail aurait échappé, sans avoir égard aux folies qui pouvaient être faites par des dissipateurs, attendu que, d’après les recherches de la commission, il était démontré que la plupart des profusions profitaient aux filles d’Opéra, non aux femmes légitimes. Le résultat de cette statistique pécuniaire de l’amour fut que, l’une portant l’autre, une passion coûtait par an près de quinze cents francs, nécessaires à une dépense supportée par les amants d’une manière souvent inégale, mais qui n’aurait pas lieu sans leur attachement. Il y eut aussi une sorte d’unanimité dans l’assemblée pour constater que ce chiffre était le minimum du coût annuel d’une passion. Or, mon cher monsieur, comme nous avons, par les calculs de notre statistique conjugale (Voyez les Méditations I, II et III), prouvé d’une manière irrévocable qu’il existait en France une masse flottante d’au moins quinze cent mille passions illégitimes, il s’ensuit :

Que les criminelles conversations du tiers de la population française contribuent pour une somme de près de trois milliards au vaste mouvement circulatoire de l’argent, véritable sang social dont le cœur est le budget ;

Que la femme honnête ne donne pas seulement la vie aux enfants de la patrie, mais encore à ses capitaux ;

Que nos manufactures ne doivent leur prospérité qu’à ce mouvement systolaire ;

Que la femme honnête est un être essentiellement budgétif et consommateur ;

Que la moindre baisse dans l’amour public entraînerait d’incalculables malheurs pour le fisc et pour les rentiers ;

Qu’un mari a au moins le tiers de son revenu hypothéqué sur l’inconstance de sa femme, etc.

Je sais bien que vous ouvrez déjà la bouche pour me parler de mœurs, de politique, de bien et de mal… mais, mon cher minotaurisé, le bonheur n’est-il pas la fin que doivent se proposer toutes les sociétés ?… N’est-ce pas cet axiome qui fait que ces pauvres rois se donnent tant de mal après leurs peuples ? Eh ! bien, la femme honnête n’a pas, comme eux, il est vrai, des trônes, des gendarmes, des tribunaux, elle n’a qu’un lit à offrir ; mais si nos quatre cent mille femmes rendent heureux, par cette ingénieuse machine, un million de célibataires, et par-dessus le marché leurs quatre cent mille maris, n’atteignent-elles pas mystérieusement et sans faste au but qu’un gouvernement a en vue, c’est-à-dire de donner la plus grande somme possible de bonheur à la masse ?

— Oui, mais les chagrins, les enfants, les malheurs..

— Ah ! permettez-moi de mettre en lumière le mot consolateur par lequel l’un de nos plus spirituels caricaturistes termine une de ses charges : — L’homme n’est pas parfait ! Il suffit donc que nos institutions n’aient pas plus d’inconvénients que d’avantages pour qu’elles soient excellentes ; car le genre humain n’est pas placé, socialement parlant, entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. Or, si l’ouvrage que nous avons actuellement accompli a eu pour but de diminuer la pire des institutions matrimoniales, en dévoilant les erreurs et les contre-sens auxquels donnent lieu nos mœurs et nos préjugés, il sera certes un des plus beaux titres qu’un homme puisse présenter pour être placé parmi les bienfaiteurs de l’humanité. L’auteur n’a-t-il pas cherché, en armant les maris, à donner plus de retenue aux femmes, par conséquent plus de violence aux passions, plus d’argent au fisc, plus de vie au commerce et à l’agriculture ? Grâce à cette dernière Méditation, il peut se flatter d’avoir complétement obéi au vœu d’éclectisme qu’il a formé en entreprenant cet ouvrage, et il espère avoir rapporté, comme un avocat-général, toutes les pièces du procès, mais sans donner ses conclusions. En effet, que vous importe de trouver ici un axiome ? Voulez-vous que ce livre soit le développement de la dernière opinion qu’ait eue Tronchet, qui, sur la fin de ses jours, pensait que le législateur avait considéré, dans le mariage, bien moins les époux que les enfants ? Je le veux bien. Souhaitez-vous plutôt que ce livre serve de preuve à la péroraison de ce capucin qui, prêchant devant Anne d’Autriche et voyant la reine ainsi que les dames fort courroucées de ses arguments trop victorieux sur leur fragilité, leur dit en descendant de la chaire de vérité : — Mais vous êtes toutes d’honnêtes femmes, et c’est nous autres qui sommes malheureusement des fils de Samaritaines… Soit encore. Permis à vous d’en extraire telle conséquence qu’il vous plaira ; car je pense qu’il est fort difficile de ne pas rassembler deux idées contraires sur ce sujet qui n’aient quelque justesse. Mais le livre n’a pas été fait pour ou contre le mariage, et il ne vous en devait que la plus exacte description. Si l’examen de la machine peut nous amener à perfectionner un rouage ; si en nettoyant une pièce rouillée nous avons donné du ressort à ce mécanisme, accordez un salaire à l’ouvrier. Si l’auteur a eu l’impertinence de dire des vérités trop dures, s’il a trop souvent généralisé des faits particuliers, et s’il a trop négligé les lieux communs dont on se sert pour encenser les femmes depuis un temps immémorial, oh ! qu’il soit crucifié ! Mais ne lui prêtez pas d’intentions hostiles contre l’institution en elle-même : il n’en veut qu’aux femmes et aux hommes. Il sait que, du moment où le mariage n’a pas renversé le mariage, il est inattaquable ; et, après tout, s’il existe tant de plaintes contre cette institution, c’est peut-être parce que l’homme n’a de mémoire que pour ses maux, et qu’il accuse sa femme comme il accuse la vie, car le mariage est une vie dans la vie. Cependant, les personnes qui ont l’habitude de se faire une opinion en lisant un journal médiraient peut-être d’un livre qui pousserait trop loin la manie de l’éclectisme ; alors, s’il leur faut absolument quelque chose qui ait l’air d’une péroraison, il n’est pas impossible de leur en trouver une. Et puisque des paroles de Napoléon servirent de début à ce livre, pourquoi ne finirait-il pas ainsi qu’il a commencé ? En plein Conseil-d’État donc, le premier consul prononça cette phrase foudroyante, qui fait, tout à la fois, l’éloge et la satire du mariage, et le résumé de ce livre : — Si l’homme ne vieillissait pas, je ne lui voudrais pas de femme !