Physionomies de saints/Saint François Solano

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 12-33).

SAINT FRANÇOIS SOLANO

(Apôtre de l’Amérique du Sud)

Deux ans après la fondation de Québec, François Solano, missionnaire franciscain d’une rayonnante sainteté, s’éteignait à Lima.

La capitale du Pérou s’appelait alors la Cilé des Rois — Ciudad de Los Reyes. Elle était fabuleusement riche, effroyablement corrompue. Mais dans le cœur humain, il y a de l’incompréhensible. Et les Espagnols, qui sacrifiaient si cruellement les indigènes à leur cupidité insatiable, s’étaient pris d’enthousiasme pour le P. Solano, en qui semblait revivre l’âme tendre, enivrée du sublime Pauvre d’Assise.

Ils voulurent avoir pour protecteur celui qui, tant de fois, leur avait reproché leurs crimes, et il était à peine mort qu’on lui rendait les suprêmes honneurs. Par la main de ses chefs, Lima vint déposer son blason [1] devant le portrait de l’humble religieux, comme un hommage perpétuel, comme un signe de consécration. Cusco, Panama, Carthagène, Potosi, La Plata et beaucoup d’autres grandes villes le prirent pour patron, et l’amiral de Mandoza mit solennellement sous sa protection la flotte royale.

Tout cela se faisait avec la pompe chère à la vieille Espagne, au milieu des manifestations les plus vives de la joie populaire.

Mais ce n’est pas auprès des conquérants de ces merveilleuses contrées qu’on aime à se représenter le grand missionnaire. C’est auprès des infortunés indigènes, voués à la servitude et à la mort. François Solano fut vraiment pour eux l’envoyé de Dieu, et à travers les ombres lointaines, il apparaît entraînant ces infortunés à l’amour infini, à la joie éternelle.

Chose curieuse, même inexplicable, l’apôtre de l’Amérique du Sud est, chez nous, à peu près inconnu. Dans toute l’étendue du Canada, il n’a pas un autel. Et pourtant, il est le saint par excellence du Nouveau-Monde et Dieu l’a honoré sans mesure.

Son apostolat fut prodigieux. Le P. Solano commandait aux éléments, à la maladie, à la mort. Comme les apôtres, il eut le don des langues. Entré vivant dans la gloire, il inspirait à ses contemporains une vénération sans bornes, et aussitôt après sa mort l’Amérique méridionale demanda à grands cris sa canonisation. Les frais du procès furent votés d’enthousiasme. Mais le culte prématuré rendu au P. Solano tint longtemps suspendues les procédures de l’Église.

Comme l’apôtre des Indes, François Solano était Espagnol et de noble famille. Il naquit en 1549, à Montilla, ville dont son père était gouverneur.

Sa mère l’avait consacré à saint François d’Assise qu’elle honorait d’un culte très tendre. Elle lui donna son nom, et dans l’église paroissiale de Montilla on montre encore les fonts où le saint reçut le baptême.

Jamais il n’en perdit la grâce, et son enfance pleine de promesses, ne fut pas seulement privilégiée, elle fut aussi fort heureuse.

C’est à l’externat du collège des Jésuites, établi à Montilla, que François Solano fit ses études.

Une raison précoce lui donnait un singulier empire sur ses condisciples. Il s’en servait pour rétablir la paix et l’union souvent troublées.

Dès lors, son courage n’était pas médiocre. Un jour, aux environs de la ville, apercevant deux duellistes qui se battaient à l’épée avec une furie sauvage, il courut se jeter entre eux, et au risque d’être sérieusement blessé, les sépara. Son jeune âge, la hardiesse de son élan et la douceur de ses reproches touchèrent ces furieux. Ils se réconcilièrent.

L’Andalousie est le paradis de l’Espagne. François aimait à cultiver cette terre maternelle si riche, si prodigue. C’était son grand délassement.

La beauté des fleurs le ravissait et au lieu de se livrer aux jeux bruyants qui passionnaient ses frères et ses condisciples, il passait ses heures de récréation dans le jardin de son père. Là, tout en travaillant, il priait et chantait.

Sa voix était fort belle. Il avait aussi pour la musique d’admirables dispositions, et bien jeune encore y excella.

Mais — chose rare — dans cette nature de poète et d’artiste, il y avait une énergie et une persévérance extraordinaires. Ses parents le constataient chaque jour avec bonheur ; ils comptaient que ce fils si aimable jetterait un grand éclat sur sa race.

Mais le séraphique François avait pleinement agréé l’offrande de la pieuse mère. De l’enfant commis à sa garde, il allait faire l’un des chevaliers de sa Table Ronde.

J’ai dit que la noble famille fondait sur François les plus hautes espérances. Cependant, quand il annonça qu’il voulait être Franciscain, il n’eut pas de résistance à vaincre, pas de reproches à essuyer.

Profondément croyants, ses parents l’approuvèrent de prendre la voie la plus courte pour aller au ciel. Ils s’oublièrent avec une générosité parfaite. L’excès de son sacrifice ne les alarma point. Ils comprenaient que s’il est dur de tout quitter, il est doux de suivre Notre-Seigneur.

En coûta-t-il beaucoup à François pour se rendre à l’appel divin ? On l’ignore. Il n’en a rien dit, mais le foyer paternel lui avait été délicieux. Il avait la naissance, la richesse, les dons qui font l’artiste et le héros. De l’avenir, il pouvait tout attendre, même la gloire.

C’est dans la splendeur de ses vingt ans que François Solano entra au noviciat des Mineurs. Dans l’hymne qui lui est consacré, on chante :

D’idéale beauté, mais plus beau dans son âme,
Il méprise les joies du monde,
Pour s’unir tout à Dieu

Mais à cette bienheureuse, à cette glorieuse union un mortel n’arrive pas sans un immense labeur. Pour s’envoler et ne vivre, ne respirer plus qu’en Dieu seul, il ne suffit pas d’avoir quitté le monde, d’avoir rompu les liens de famille les plus doux, les plus chers.

Avec la verdeur de son printemps, François Solano emportait au cloître toutes les fiertés, toutes les violences de son sang espagnol. Mais là, dans l’ombre et le silence, il allait prouver ce que peut une grande âme qui veut déployer et employer toute sa foi et toute sa force.

« Ce n’est pas sans effort, disait Turenne, que la carcasse humaine arrive à n’avoir plus peur de la mort ».

Galoper au-devant des boulets, dans l’entraînement de la bataille, n’est pourtant pas ce qu’il y a de plus difficile. La lutte persévérante contre soi-même est bien plus terrible. Pour triompher de son orgueil, de ses appétits, de ses convoitises, de ses sensualités, de tous ses égoïsmes, il en coûte plus à l’homme que pour affronter mille morts.

Mais le jeune novice avait la vaillance, l’ardeur, la générosité. Il savait que pour se sanctifier, — c’est-à-dire se diviniser — il faut le vouloir pleinement, fortement, non d’une volonté languissante, interrompue, à demi-malade. Il comprenait que la sainteté n’est pas seulement une culture de vie, mais aussi une opération de mort. Et tout ce que Dieu nie et réprouve dans l’humanité déchue, il travailla sans relâche à le détruire.

Comment dire la vigilance, la persévérance de sa lutte contre le MOI si vivant, si vivace. L’humiliation et la pénitence semblaient pour lui pleines d’attraits. À la fleur de l’âge, il en embrasse les pratiques les plus amères, les plus sanglantes, avec cette folie héroïque qui fait le scandale du monde. Pour dompter son corps, il se roule dans les épines jusqu’à se mettre tout en plaies.

Il voulait conquérir son âme. Il voulait immoler son ardente jeunesse en toute pureté sur l’autel ; il voulait offrir à Dieu un holocauste entier, parfait, et sur son sacrifice ses intenses supplications appelaient sans cesse le feu sacré, force irrésistible de l’Esprit divin.

« Aimons de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre pensée, de toute notre force, de toute notre intelligence, de toute notre vigueur, de tout notre effort, de toute notre affection, de toutes nos entrailles, de tous nos désirs, de toute notre volonté, le Seigneur Dieu », disait le Séraphin d’Assise à ses fils.

Ce doux commandement, François Solano voulait l’accomplir, et d’une main inexorable, il retranchait tout ce qui lui semblait entraver en lui la flamme sacrée.

Dans le couvent si pauvre, si austère, où Dieu le moulait, l’ombre ardente de François d’Assise lui prêchait la folie de la croix et l’entraînait à Jésus crucifié. Son cœur se fondait au souvenir de la Passion.

Il eût voulu réparer l’ingratitude des hommes, et par tous les moyens, il s’efforçait de participer aux souffrances du Sauveur.

Sa vie, toute de peines, de veilles, de macérations, épouvantait les plus fervents. Lui restait humble et serein. Chargé de la direction du chœur, il étudia la mélodie avec délices et donna aux offices divins un grand charme.

Dans ses veilles solitaires devant le saint Sacrement, souvent il chantait en s’accompagnant d’une petite lyre. Ce trésor qui est au cœur des artistes, il aimait à le répandre en secret aux pieds des autels, et — détail charmant — pour ce terrible ascète, la musique fut, partout et toujours, un secours précieux. Il avait besoin de laisser déborder l’allégresse dont son cœur était plein. Ses austérités qui dépassaient les forces humaines, ne l’assombrirent jamais. Au contraire, la pénitence semblait pour lui une fête mystérieuse. En son âme tendre et puissante, la mortification héroïque faisait jaillir des sources intarissables de joie surnaturelle. Dans l’immolation sanglante, il trouvait l’amour embrasé, l’amour qui béatifie, et toutes les aspirations de son âme se fondaient dans ces mots qui lui étaient habituels : « Que Dieu soit glorifié ».

« L’esprit grandit quand il fait chaud dans l’âme[2] ».

La sainteté doit donc faciliter singulièrement l’étude de la théologie. Aussi, avant même d’être prêtre, François Solano était un grand théologien. Chez lui, la science alimentait une foi de plus en plus ravie et la divine passion d’amour.

Après un an de noviciat, il avait prononcé ses vœux, il s’était pour jamais lié à l’abjecte pauvreté. C’est avec une joie sans bornes qu’il avait sacrifié tout ce que le monde aime, recherche, admire. Mais le sacerdoce lui inspirait un saint effroi. C’est seulement à vingt-sept ans qu’il reçut l’honneur divin de la prêtrise. Il célébra sa première messe dans son couvent de Loretto[3], le jour de la fête de saint François d’Assise, et ce jour-là les auges eurent peut-être la joie de voir un mortel les égaler dans l’humilité et dans l’amour.

Malgré sa jeunesse, le P. Solano réalisait dans sa perfection l’idéal séraphique, et sa famille religieuse le considérait déjà comme la gloire de l’Ordre. On voyait en lui l’un de ces ouvriers puissants qui étendent au loin l’incendie de la charité, le règne de l’éternelle Beauté.

Chargé de former les novices, le P. Solano ne put d’abord se livrer beaucoup à la prédication. L’apostolat était pourtant sa vraie, son unique vocation, et sa parole mit en ébullition les villes où il prêcha.

Plaisirs, affaires, on quittait tout pour entendre le P. Solano. Sa foi emportait les âmes. Son éloquence était de lumière et de feu.

Il n’avait déjà plus cette fleur de beauté et de jeunesse qui charmait autrefois tous les regards. La pénitence où il s’était jeté à corps perdu l’avait prématurément fané, vieilli. Après la mort de son père, quand il obtint d’aller consoler sa mère accablée de douleur, ses anciens serviteurs ne le reconnurent point. Mais sous les traces de la mortification surhumaine rayonnait la splendide beauté intérieure. Tout en lui commandait l’attention, le respect ; et le don des miracles que Dieu lui accorda dès lors ajouta encore au prestige de sa sainteté.

Il fit le premier à Montilla, sa ville natale, en faveur d’un enfant rongé d’horribles et incurables ulcères. On le lui avait présenté pour qu’il lût sur lui un évangile. Le P. Solano fit détacher les bandelettes qui enveloppaient le pauvre petit être… Je n’ose continuer, je n’ose dire ce que la compassion lui inspira. La pensée seule en est insupportable. Mais cet acte incroyable de mortification obtint un miracle. L’enfant recouvra à l’instant une santé parfaite, dit la bulle de canonisation.

Le saint ne devait pas se sacrifier pour les seuls particuliers ; il devait porter le poids écrasant des malheurs publics. En 1583, la peste éclata dans l’Andalousie.

La maladie s’annonçait par des symptômes effrayants, les ravages en étaient aussi rapides qu’affreux, les suites presque toujours mortelles.

C’est dire, hélas ! que très souvent les pestiférés voyaient leurs parents les plus chers les abandonner et s’enfuir épouvantés. La terreur était partout, mais nulle part le fléau ne sévit comme à Montoro.

La ville semblait vouée à la mort et la consternation y était à son comble, quand à force d’instances le P. Solano obtint d’aller assister et servir les mourants.

L’un de ses frères, le P. Bonaventure, voulut partager ses périls, et dans la ville si terriblement frappée grande fut la joie lorsqu’on apprit que le saint arrivait.

Les autorités lui remirent immédiatement la direction de l’hôpital des pestiférés, et à la consolation inexprimable de ces infortunés, il prit possession de ces lieux d’horreur et de mort.

Nuit et jour il est auprès des moribonds. Il les soigne, les console, panse leurs horribles plaies, les prépare à mourir. Il prend sur lui les besognes les plus dégoûtantes, les plus périlleuses. Un espoir, une douceur émane de lui.

Rien ne lui coûte, rien ne le fatigue. Toute la pitié semble en lui, mais rien n’altère la paix céleste de son âme.

Son compagnon d’héroïsme mourut de la peste entre ses bras. Lui-même fut atteint de la contagion et réduit à toute extrémité. Il espérait mourir et ses atroces souffrances n’altéraient pas sa joie. Mais l’heure de la récompense n’était pas venue. « Dieu le guérit, dit la bulle de canonisation, et il reprit son ministère de charité qu’il exerça avec encore plus de zèle jusqu’à la fin de l’épidémie ».

Cet héroïsme avait ému l’Andalousie entière, et partout où le P. Solano passa, en retournant à son couvent, il se produisit un élan irrésistible. On l’acclamait, on le bénissait. C’était à qui l’approcherait de plus près et lui donnerait les marques les plus vives de vénération. La crainte de la contagion n’arrêtait personne. On ne croyait pas que le P. Solano pût la communiquer ; et son retour fut une ovation continuelle.

L’humilité du saint s’en alarmait, et la réception que ses frères lui firent ne fut pas pour calmer ses craintes.

En vain changea-t-il de couvent. Son nom avait retenti dans toute l’Espagne ; la vénération l’accueillait partout, et partout aussi la compassion lui faisait faire des miracles. Ses frères eux-mêmes ne savaient plus dissimuler l’admiration qu’il leur inspirait.

Le P. Solano en souffrait beaucoup. Il voulait continuer sa vie d’immolation, mais à l’abri des vains applaudissements des hommes, et rêvait de solitudes profondes où il pût cacher à jamais ses travaux.

Sa pensée s’arrêta d’abord à la terre d’Afrique. Il écrivit au général de l’Ordre implorant la grâce d’y aller travailler à la conversion des infidèles. Sa demande fut rejetée. La Providence avait sur lui d’autres vues — elle le destinait aux Indiens de l’Amérique du Sud.

C’est en 1589 que François Solano eut permission de se consacrer à ces missions lointaines. Jamais encore il n’avait quitté sa patrie, la belle Andalousie.

Rien n’attendrit le cœur comme l’exil volontaire ou non. Tous les souvenirs dormants, qui attachent au pays, se réveillent à l’approche de la séparation, et malgré sa prodigieuse vertu, le P. Solano ne s’arracha point à la terre natale sans déchirements.

Une dernière fois, il se rendit à Montilla, au foyer ancestral, où ses jeunes années avaient coulé si faciles, si heureuses. Sa vieille mère était devenue aveugle, les infirmités l’accablaient. Mais digne d’avoir donné la vie à un saint, elle n’essaya point de le retenir. Elle sacrifia généreusement la consolation, si souvent rêvée, de mourir entre les bras de ce fils dont l’Espagne entière exaltait la sainteté.

Elle savait que Dieu lui avait communiqué sa puissance, cependant elle ne lui demanda point un miracle pour le revoir encore une fois. S’immolant comme lui à la gloire de Dieu, elle le bénit et le laissa partir.

Le P. Solano s’embarqua à Séville avec d’autres missionnaires et un grand nombre de soldats envoyés au Pérou.

Pendant la traversée qui dura un mois, il s’occupa beaucoup de ces derniers. C’est dire qu’il leur fit un immense bien.

À Porto-Bello, les voyageurs quittèrent le navire et s’acheminèrent vers la ville de Panama. Missionnaires et soldats traversèrent l’isthme à pied, et après un peu de repos à Panama, les religieux prirent le navire Morgana, qui devait les conduire au Pérou.

Il y avait à bord quatre-vingts nègres nouvellement arrivés de Guinée. Le P. Solano vit en eux les prémices de son apostolat parmi les païens. Ces malheureux, arrachés à leur pays pour être vendus à l’enchère, lui inspirèrent une pitié profonde. Il voulut leur donner la connaissance de Jésus crucifié et, avec une industrieuse et infatigable charité, travailla à les instruire.

Cependant une tempête soudaine et terrible surprit le vaisseau voguant à pleines voiles. La manœuvre devint impossible ; le navire, jouet de la mer en furie, finit par être lancé contre un banc de sable, et le choc formidable le démolit presque.

Le capitaine fit aussitôt mettre à la mer l’unique chaloupe du bord. L’embarcation ne pouvant recevoir tout le monde, on décida de n’y laisser descendre que les Espagnols et de sacrifier les nègres.

Mais le P. Solano refusa absolument d’abandonner ses néophytes. C’est en vain qu’on le pressa, qu’on le supplia.

Sur ce navire abandonné, qui menaçait à tout instant de sombrer, il rassemblait les nègres autour de lui et, le crucifix à la main, les préparait au baptême.

Il n’y avait plus d’interprète, mais Dieu accorda au P. Solano d’être parfaitement compris des pauvres noirs. Ils voyaient qu’il leur sacrifiait sa vie ; sa charité leur fit croire à la charité de Jésus-Christ ; ils demandèrent le baptême.

Jamais le sacrement de la régénération ne fut administré dans des circonstances plus terribles. Le saint baptisait encore quand une vague formidable frappant le vaisseau naufragé l’ouvrit. L’avant se détacha, s’abîma avec ceux qui s’y trouvaient… Mais — ô prodige ! l’arrière où était le saint continua de flotter. Les nègres qui y restaient poussaient des gémissements lamentables ; ils se voyaient déjà au fond de l’océan.

Le saint leur dit d’avoir confiance en Dieu — que la chaloupe viendrait les chercher dans trois jours. Mais comment croire que cette moitié de navire tiendrait trois jours durant contre les éléments déchaînés.

Cependant les heures s’écoulaient et l’épave flottait toujours. Le P. Solano se multipliait auprès des pauvres noirs. Il n’avait point de nourriture à leur donner, mais il les encourageait, les faisait prier, et au procès de canonisation de François Solano, plusieurs d’entre eux jurèrent n’avoir point souffert dans cette épouvantable situation. Le troisième jour, une vague jeta aux naufragés un ballot de cierges que la mer avait englouti avec le reste du bagage des missionnaires.

Le vent s’étant apaisé, on parvint, pendant la nuit, à allumer les cierges, et ce signal de détresse fut aperçu par les Espagnols qui avaient réussi à gagner terre. Ils avaient vu le vaisseau s’ouvrir, l’avant disparaître sous les flots. Humainement parlant, on ne pouvait plus espérer. Mais la sainteté du P. Solano leur laissait à tous un vague espoir qu’ils n’osaient exprimer et les regards interrogeaient anxieusement la vaste mer.

En voyant briller les lumières, on ne douta plus du miracle. La chaloupe, fort maltraitée par la tempête faisait eau de toutes parts. Tant bien que mal, on la calfeutra hâtivement. Sans souci du danger, les meilleurs marins s’y embarquèrent et, à force de rames, on se dirigea vers l’endroit où brillaient les feux. Héroïque jusqu’au bout, le P. Solano resta le dernier sur l’épave. C’est seulement quand tous les noirs furent dans la chaloupe, qu’il consentit à y prendre place. Comme il allait descendre, une forte lame emporta au loin l’embarcation. Voyant cela, le Père Solano se dépouilla de sa robe, la lia avec sa corde et la jeta à la mer. Puis, sa croix de missionnaire à la main, il s’élança et gagna la chaloupe à la nage.

Le saint avait à peine quitté l’épave que ces miraculeux débris coulaient à fond. Et dernière merveille, sur le sable du rivage il trouva son habit religieux, soigneusement plié et parfaitement sec. Sa joie fut vive. « Je savais bien, dit-il à ses compagnons, que mon père saint François qui me l’a donné me le rendrait ».

À l’arrivée du P. Solano, grande fut la joie au camp des naufragés. La côte était absolument déserte. Contre la faim on n’avait que les racines et les fruits sauvages, et déjà plusieurs étaient morts d’en avoir mangé.

Au conseil qu’on tint sur l’heure, il fut résolu qu’on réparerait la chaloupe et que quelques hommes iraient à Panama implorer du secours.

Mais ce secours devait se faire attendre bien longtemps et les pauvres affamés auraient tous succombé sans la présence du P. Solano.

Il allait lui-même cueillir les racines dans la forêt, il les bénissait avant de les distribuer, et personne ne fut plus incommodé. Mais cette chétive nourriture était bien insuffisante. Touché des souffrances de ses compagnons, le saint allait souvent sur le rivage. Il se mettait en prière, et les poissons venaient se jeter à ses pieds et se laissaient prendre.

Il avait construit un petit oratoire de verdure et y avait placé une image de la Vierge échappée au naufrage. Tous les soirs, on s’y réunissait, et après les prières, on chantait le Salve Regina. Chacun allait ensuite prendre son repos avec plus de confiance. Mais le saint prolongeait ses veilles de prière et de pénitence.

Ne plus dire la messe, ne plus communier était pour lui la privation suprême. On dit que plusieurs fois Notre-Seigneur lui apparut pour l’en consoler.

De cette bienheureuse vision le P. Solano gardait une splendeur rayonnante qui relevait le moral des naufragés. Dans la crainte de n’être pas retrouvés, ils n’osaient s’éloigner du rivage et chaque heure ajoutait aux angoisses de l’attente. Le saint ne cessait de leur prêcher la confiance. Le jour de Noël, il leur annonça leur délivrance prochaine, et au jour qu’il avait dit, un navire de Panama vint les prendre pour les conduire au Pérou.

On sait comment Pizarre avait conquis le pays des Incas. C’était la plus riche région minière du globe et, chez les vainqueurs, la fièvre de l’or anéantit tout sentiment de justice et d’humanité.

Pour arracher à la terre péruvienne ses fabuleux trésors, on asservit les indigènes. Accablés de corvées atroces, de labeurs incessants, ils n’étaient pour les Espagnols que des instruments de travail — des outils vivants — comme Aristote disait des esclaves.

On prétend qu’en moins de dix ans, plus de quinze millions d’indiens périrent dans les travaux des mines. Et quand on rapproche la conduite de l’Espagne envers ces douces peuplades de la conduite de notre mère-patrie envers les féroces sauvages du Canada, le cœur s’émeut de tendresse au souvenir de cette vieille France si noble, si généreuse, si fraternelle.

Les tribunaux de la Nouvelle-Espagne et la cour de Madrid retentissaient des plaintes des missionnaires, dit l’historien protestant Robertson.

Malheureusement, la fascination de l’or aveuglait tout le monde.

Barthélémy Las Casas avait accompagné son père à l’une des expéditions de Colomb. Révolté de la cruauté de ses compatriotes envers les Indiens, il s’était fait dominicain et missionnaire pour les défendre, et jamais mortel ne fut plus fidèle à une résolution. Cinquante fois, Las Casas traversa la mer pour plaider, auprès du roi, la cause des naturels, mais il n’arriva guère qu’à s’immortaliser par sa généreuse pitié.

Dans l’Amérique espagnole, on avait généralement adopté la coutume de réduire les Indiens en commande pour les employer à l’exploitation des mines — mines d’or, d’argent, de mercure, de cuivre et de plomb. Les chiens étaient dressés à la chasse de l’Indien.

Ces abominations commises par des chrétiens rendaient infiniment difficile l’évangélisation des naturels. Depuis un demi-siècle, bien des missionnaires y avaient travaillé avec grand zèle. Mais les scandales des Espagnols ruinaient à peu près partout les semences de la foi.

Le Père Solano le savait, et cette pensée lui mettait tout le cœur en plaie. Qui pourrait dire ses amères tristesses, ses ardeurs sacrées ! Son âme s’en allait toute aux Indiens si cruellement traités. Il n’aspirait qu’à user pour eux ses forces et sa vie, et c’est à regret qu’il s’arrêta à Lima, alors la Cité des rois.

Fondée par Pizarre en 1535, la ville s’étend dans la délicieuse vallée du Rimac, fermée en partie par des montagnes incomparables.

Une végétation luxuriante en couvre les flancs, et dans le ciel profond les cimes chargées de neiges éternelles s’illuminent du feu des volcans.

C’est un horizon d’une magique splendeur, d’une beauté de rêve.

Et grâce au voisinage de l’océan et des Andes, la chaleur n’a rien d’accablant ; un brouillard diaphane tamise les brûlants rayons du soleil ; les matinées, les soirées et les nuits sont enchanteresses, et sans la fréquence des tremblements de terre, Lima serait un paradis terrestre.

Les Franciscains y avaient un couvent, où les missionnaires prirent un repos bien nécessaire après tant de dangers et de fatigues. Les merveilles du naufrage et l’héroïsme du Père Solano firent le sujet de bien des entretiens. Lui fuyait les louanges. Il n’aspirait qu’au départ, à la vie cachée, et par d’effrayantes pénitences et des prières ardentes se préparait à la conquête des âmes.

Pour premier champ d’action, le P. Solano choisit la province du Tucuman, à sept cents lieues de Lima. Il n’y avait pas de chemins tracés, mais le missionnaire ne s’en mit pas moins en route avec une jubilation toute divine. Il fallut gravir des montagnes escarpées, des rochers inaccessibles, traverser des fleuves immenses, des déserts brûlés de soleil, des forêts où les arbres et les lianes s’entrelaçaient depuis le commencement du monde. Chaque mouvement y faisait lever des nuées de moustiques ; les fourmis de feu, les boas et les bêtes féroces y abondaient. Mais l’allégresse du saint était si vive qu’elle se communiquait à ses compagnons.

Après d’inconcevables fatigues, on arriva au Tucuman. Les Franciscains avaient évangélisé quelques parties de ces vastes régions, et les Espagnols y avaient fondé plusieurs villes. Mais leur cruauté et leur cupidité faisaient là aussi mépriser la foi, et il n’était pas rare de voir les baptisés retourner à leurs idoles.

Les atrocités commises par les vainqueurs étaient telles qu’on jugeait la conversion des infidèles impossible. Un saint — saint Louis Bertrand — en avait désespéré. Après des années d’héroïque apostolat, il avait abandonné son œuvre et était retourné en Espagne.

Le P. Solano ne reconnaissait point d’obstacles insurmontables. De lui-même, il n’attendait rien, mais de la prière, il attendait tout.

Il s’adressa à Jésus-Christ. Humblement prosterné devant l’autel de la mission, ou à genoux les bras en croix, il pria, il pleura. Puis il se mit à l’œuvre, allant de tribu en tribu, de cabane en cabane.

Et le Seigneur glorifia son nom déshonoré parmi ces peuples ; il rendit témoignage à son envoyé, et, dans la messe de sa fête, l’Église fait dire à saint François Solano les paroles de saint Paul aux Corinthiens : « Je vous ai donné des preuves de mon apostolat par une patience invincible, par les miracles, les prodiges et les effets extraordinaires de la puissance divine ».

Dans l’Amérique méridionale, chaque tribu avait son idiome propre, distinct. Il plut à Dieu de donner au P. Solano une connaissance admirable de ces langues très nombreuses et très difficiles. Il les parlait mieux que les naturels eux-mêmes, et cela plongeait les Indiens dans l’étonnement le plus profond.

Le bruit de ce prodige se répandit parmi les sauvages, et bientôt on vint de tous côtés voir l’étranger qui parlait toutes les langues, qui disait à chacun, en son propre idiome, des choses si merveilleuses du Grand Esprit et de l’autre vie.

Le P. Solano les accueillait avec une bonté ardente et pleine de joie.

Tous subissaient son charme céleste. Les pauvres Indiens sentaient que ce missionnaire était pour eux plus qu’un ami, plus même qu’un père. Il leur inspirait à tous une confiance irrésistible, absolue. Lui méprisait l’or…

Le Saint s’insinuait si bien dans l’esprit de ces sauvages qu’ils quittaient tout pour courir à ses instructions. Jamais ils ne se lassaient de l’écouter et lui — le sublime contemplatif — était toujours prêt à leur expliquer les rudiments de la foi.

Sa douceur d’ange ravissait ses néophytes. Son ascendant sur eux était sans bornes. Il n’avait qu’à ordonner et les idoles les plus chères, les plus redoutées volaient en éclats.

Dès les premiers temps de sa prédication, le P. Solano vit accourir une multitude d’hommes, qui venaient spontanément se faire instruire et baptiser.

Comment dire ce que ressentait l’apôtre ? Du plus profond de son être jaillissaient des flots de tendresse, et c’est avec une joie divine qu’il enfantait les âmes à Jésus-Christ.

Après le Tucuman, aujourd’hui République Argentine, François Solano évangélisa les immenses régions du Paraguay, et partout son apostolat fut singulièrement béni, prodigieusement fécond. Plusieurs fois l’on vit se renouveler les merveilles de conversion des temps apostoliques, et à Riosca, sur la frontière du Chili, le miracle de la première prédication de saint Pierre se répéta : le P. Solano fut compris d’une armée parlant différentes langues.

La bulle de canonisation rapporte ainsi ce fait : « Un jour de Jeudi saint, les chrétiens s’étaient assemblés, selon leur coutume, pour célébrer saintement les mystères de la Passion de Notre-Seigneur ; plusieurs milliers d’infidèles s’attroupèrent pour fondre sur eux et les exterminer. François Solano ayant paru, prêcha la paix à ces barbares de nations et de langues différentes, les désarma et en convertit plus de neuf mille à la foi de Jésus-Christ ».

D’après la même bulle, le Père Solano instruisit et baptisa une multitude innombrable d’indiens. Il leur mettait dans les entrailles l’amour de Jésus-Christ. Ceux qu’il avait faits enfants de Dieu pouvaient être asservis, ensevelis tout vivants dans les profondeurs de la terre, mais ils y emportaient la foi bénie et radieuse, la croyance invincible au Christ — l’homme de la douleur — et l’affreuse vie des mines n’était plus pour eux que le céleste et mystérieux chemin.

Malgré ses immenses labeurs, jamais François Solano ne se relâcha dans sa royale pratique de la pénitence. Il croyait que sa parole n’aurait point d’efficacité si elle n’était fécondée par le sacrifice. Sa vie était une immolation continuelle, un holocauste d’amour pour Dieu et pour les hommes, et la conservation de ses forces était comme un miracle permanent.

Il faisait à pied tous ses voyages. Sûr de Dieu, rien ne l’arrêtait : il étendit son manteau sur les eaux du Paraguay, avança dessus et traversa ainsi le grand fleuve.

Le surnaturel et le divin débordent dans la vie de François Solano, mais il garda toujours sa nature d’artiste ; partout il emportait sa lyre, et rien n’était charmant comme de voir le grand apôtre se délasser de ses fatigues en chantant des hymnes à la Vierge. Pour lui, elle était vraiment la plus aimable et la plus aimée des mères, et cet amour filial, il le lui témoignait, non seulement par un dévouement sans bornes à sa gloire, mais aussi par d’enfantines et poétiques extravagances. Cet empire qu’au paradis terrestre l’homme exerçait sur les autres êtres de la création, Dieu le rendit au grand missionnaire. Ses biographes en citent de nombreuses preuves. Le commandant Gardas se rendait un jour avec le Saint à l’école de Talavera, quand un taureau furieux s’élança vers eux.

Le commandant, qui était à cheval, piqua des deux et s’enfuit.

Une fois en sûreté, il eut honte d’avoir abandonné le Père Solano et revint pour le défendre au péril de sa vie. Mais quelle ne fut pas sa surprise ! Le terrible animal, subitement apprivoisé, marchait comme un petit chien aux côtés du saint qui le flattait de la main.

Les Espagnols avaient introduit au Pérou les combats de taureaux. Ce cruel spectacle passionnait aussi les Indiens, et à ces courses il y avait toujours foule. Un jour, à San Miguel, l’un des taureaux, rendu furieux par les coups et les clameurs, sauta par-dessus la palissade. Il y eut des morts et des blessés ; et écrasant tout sur son passage, l’animal courut au P. Solano qui se trouvait à passer. On le crut mort. Mais dénouant sa cordelière, le saint la présenta au taureau qui devint doux comme un mouton et se laissa paisiblement museler.

Plusieurs fois on vit les bêtes les plus farouches plier les genoux devant le Père Solano et lui lécher doucement les mains.

Quand les sauterelles s’abattaient sur les moissons de ses chers Indiens, il leur ordonnait de s’envoler. Toutes obéissaient, et l’on voyait ces légions d’insectes se diriger vers l’endroit de la montagne que le saint indiquait du doigt.

Les oiseaux voltigeaient autour de lui en gazouillant joyeusement ; ils se posaient sur ses épaules, sur ses bras, mangeaient dans ses mains et se laissaient caresser.

François d’Assise aimait à voir en ses enfants les musiciens de Dieu, et aucun n’a mieux que le P. Solano réalisé cet idéal. Une atmosphère de poésie et de joie enveloppe son apostolat. Tout lui chantait l’amour infini, tout l’élevait jusqu’à l’éternelle Beauté. Exténué de fatigue, dévoré par la faim, accablé de chaleur, transi de froid, il chantait. Un ange du ciel n’aurait pas désavoué la douceur de sa voix, et à celui qui se sacrifiait avec une générosité si parfaite, Dieu ne savait rien refuser.

François Solano fut l’un des plus grands thaumaturges que le monde ait vus. Sa vie apostolique est une suite de merveilles. Aujourd’hui encore, on peut voir, à Talavera, une source abondante que le saint fit jaillir quand l’eau manquait partout.

Aucune parole ne saurait donner l’idée de la vénération des Indiens pour leur apôtre. Mais après quatorze ans de travaux prodigieux, le P. Solano dut s’arracher à ses chers enfants. L’obéissance le rappela à Lima. Dans la ville orgueilleuse, il prêcha la pénitence, menaçant les pécheurs de la justice de Dieu. Et tel était le prestige de sa sainteté que sa voix fut entendue. Dans la cité d’or, l’épouvante se répandit partout, et à Lima, comme autrefois à Ninive, la pénitence fut générale, publique, éclatante.

D’ordinaire, les sermons du P. Solano n’étaient que des cris d’amour : « Oh ! que Dieu est aimable !… qu’il est doux !… qu’il est suave !… qu’il est digne d’être aimé » !…

Il ne prêchait pas seulement dans les églises et les places publiques, mais partout. Un jour, il entra dans un théâtre bondé de spectateurs et y prêcha la Passion. Il avait la flamme intérieure, cette folie d’amour qui ravit l’humanité, et tout l’auditoire pleura en écoutant le récit des souffrances du Christ.

Une j oie divine l’inondait toujours devant le S. Sacrement. Son visage resplendissait souvent d’une lumière si vive qu’on n’en pouvait soutenir l’éclat et, plusieurs fois, on le vit, en extase, s’élever de terre comme une pure flamme. Le vice-roi venait souvent servir sa messe, ce qui le laissait, disait-il, pénétré de bonheur.

La conscience humaine n’avait point de secrets pour le P. Solano et, dans ce pays de l’or, où l’on disait que tous les vices de l’ancien monde avaient émigré, il donna bien souvent des preuves étonnantes de sa pénétration des âmes. Jamais confesseur ne sut mieux éclairer, relever, fortifier et consoler.

Mais les immenses bénédictions répandues sur son ministère ne lui firent point oublier ses Indiens. Toujours il regretta ses missions et les splendeurs sauvages des forêts vierges.

Au mois de mai 1610, des maladies cruelles le clouèrent au lit.

Devant lui, il fit placer la Croix, son amour et ses délices, et les plus extrêmes souffrances n’altérèrent point la mâle vigueur de son âme.

Fidèle à sa glorieuse habitude de souffrir pour Dieu, il le remerciait de ce qu’il lui venait en aide pour mortifier son corps, ce que la maladie ne lui permettait plus de faire, et, on l’entendait dire à son corps : « Ah ! c’est en vain que tu attends ici-bas du repos ».

Il se faisait souvent lire la Passion de Notre-Seigneur selon saint Jean qui en a été le témoin. Lorsqu’on en venait au crucifiement, il ressentait toujours une émotion poignante. S’adressant à son Christ, il le remerciait, le bénissait d’avoir voulu tant souffrir pour lui — misérable pécheur.

Les soins les plus tendres lui étaient prodigués. Et lui, qui avait tant désiré le martyre, s’en plaignait à Jésus-Christ : « Ô mon Seigneur, lui disait-il, vous êtes crucifié, nu et outragé sur la croix… et moi je suis comblé de douceurs, accablé de tous les soins »… Il annonça qu’il mourrait le jour de la fête de saint Bonaventure, son frère de prédilection.

Encore qu’on fût en hiver au Pérou, les oiseaux qu’il avait tant aimés se pressaient aux fenêtres de l’infirmerie et leurs doux chants, réjouissaient le malade..

Baigné de larmes de tendresse, il ne se lassait pas de répéter la prière de sa vie : Que Dieu soit glorifié !

Le ravissement l’enlevait souvent à la souffrance. La dernière nuit de sa vie se passa tout entière dans l’extase. En revenant à lui, il dit à ses frères, dans un doux transport : Lælatus sum in his quæ dicta sunt mihi : in domum Domini ibimus, « Je me suis réjoui dans cette parole qui m’a été dite : nous irons dans la maison du Seigneur ».

À l’un des infirmiers qui se recommandait à ses prières, il répondit : « Je suis un vil pécheur, mais par les mérites de Jésus-Christ, je m’en vais en paradis et je vous promets que vous y aurez un ami ».

Son cœur se fondait de délices et, aux approches de la mort, une vie miraculeuse se répandit dans son corps très pur, héroïquement immolé. Ce corps, sec comme une vieille racine, prit de la chair, et un parfum d’une suavité céleste s’en exhala. Ses mains contractées par les douleurs se redressèrent et s’assouplirent. Tous les ravages de la souffrance et du temps s’effacèrent. Le visage, brûlé par le soleil péruvien, devint très blanc et tellement beau que ceux qui entouraient le saint ne croyaient plus voir un mourant, mais un ressuscité, un bienheureux déjà investi de la lumière de gloire.

Il demanda qu’on chantât le Magnificat. Ce fut son dernier hommage à la Vierge, Reine des Apôtres. Puis, voulant mourir en missionnaire, il fit chanter le Credo. Et — prodige charmant — un chœur d’oiseaux accompagna de gazouillements, de ramages merveilleux le chant du Symbole, abrégé de cette foi catholique que l’apôtre-artiste avait annoncée.

Lui adhéra d’un signe à chaque article. Il regarda le crucifix, murmura une dernière fois : « Que Dieu soit glorifié » ! et il mourut.

Ses frères ne tardèrent point à ressentir la puissance de son intercession. Tous les malades qui se trouvaient à l’infirmerie furent guéris.

L’archevêque de Lima et ses prêtres, le vice-roi avec ses gardes, les sénateurs et un grand nombre d’officiers accoururent à la nouvelle de sa mort. Tous baisèrent les pieds de l’apôtre avec un profond respect, et le vice-roi et l’archevêque voulurent porter le corps jusqu’à l’église conventuelle où il fut exposé.



  1. Blason poétique où l’on voit les Mages guidés par l’étoile vers le berceau de l’Enfant-Dieu.
  2. P. Gratry.
  3. Ce couvent existe encore. Devant l’église, on voit douze grands cèdres plantés par le saint.