Physionomies de saints/Une Sainte ignorée

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 11-12).



UNE SAINTE IGNORÉE



I l y a des siècles, dans un monastère de Colmar, vivait une humble sœur converse nommée sœur Agnès.

Très silencieuse, très douce, elle se portait de préférence aux bas emplois de la maison, mais aucun travail ne l’empêchait de méditer la Passion du Sauveur et, à ce souvenir terrible et sacré, les larmes baignaient souvent son visage.

Sa compassion était si vive, si poignante, qu’elle ne pouvait regarder une croix. Devant tous les crucifix, on voyait toujours sœur Agnès fermer les yeux et baisser son voile.

C’était la seule singularité de cette humble vie vouée aux rudes travaux. Cependant, on la signala à l’attention du provincial de l’ordre, quand il fit la visite du monastère.

Le religieux reprit sœur Agnès en plein chapitre.

Un grand crucifix d’un puissant réalisme, était suspendu dans la salle.

Le Dominicain commanda à la sœur d’aller s’agenouiller devant et, voile levé, de le regarder fixement.

La religieuse obéit ; mais, à peine avait-elle fixé les yeux sur le crucifix qu’elle porta les mains à son cœur, et tomba la face contre terre en étouffant un gémissement.

On accourut. On la releva. Mais tous les soins, pour la rappeler à la vie, furent inutiles. Elle n’avait pu regarder, sans mourir, l’image de Jésus crucifié.

On l’ensevelit à l’endroit même où elle avait rendu le dernier soupir, et l’on y éleva un monument.

Le monument restauré subsiste encore, mais le nom de cette touchante fille de saint Dominique n’est pas arrivé jusqu’à nous.

Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Quelle route l’avait conduite au cloître ? On n’en sait rien.

Une ombre impénétrable environne cette femme idéale.

Il a plu au Seigneur Jésus de ne pas glorifier, ici-bas, celle qui l’a aimé d’un amour si vrai et si tendre. Devant l’humanité ingrate, oublieuse, il n’a pas voulu qu’elle eût d’autre gloire que la gloire de l’avoir aimé.

Elle repose dans le seul rayonnement de l’amour. Sur le monument renouvelé en 1687, le Père Massoulié, commissaire des Dominicains en Alsace, fit graver l’inscription suivante :

« Dans ce tombeau repose le corps d’une très pieuse sœur dont le nom est inconnu. Elle était forcée de détourner ses regards de l’image du crucifix, craignant de mourir sous l’étreinte de la douleur et de l’amour dont elle était saisie à la vue des plaies du Christ. Le provincial lui ordonna dans le chapitre de fixer son regard sur le crucifix et, en un instant, elle expira, tuée de douleur et d’amour, et elle fut ensevelie au même endroit ».

(D’après les Annales Dominicaines).